On croyait la guerre terminée et avec elle la guerre sainte. La voilà revenue, dans les actes et les dires, du côté du Hamas comme de celui de la Russie. Une guerre sainte qui sert aussi de justification à une guerre juste. Analyse par les textes et les discours.
Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.
Tout commence par un massacre. Celui perpétré le 7 octobre 2023 par le Hamas dans plusieurs kibboutz israéliens. Près de 1 200 morts, 5 500 blessés et 242 otages (dont 129 encore captifs, à l’heure où nous imprimons). Des civils, pour la majorité des victimes. Le jour même, riposte musclée de l’État hébreu avec l’opération militaire Épées de fer contre la bande de Gaza. Un mois plus tard, Michael Walzer, professeur émérite à Princeton et auteur de Guerres justes et injustes (Belin, 1999), est interrogé par Le Figaro : « La guerre menée par Israël est-elle juste ? » Réponse de l’universitaire américain : « Ce n’était pas une attaque militaire, c’était un pogrom, et je pense qu’il est important de l’appeler par ce nom. Face à cela, une réponse s’imposait : il fallait punir les auteurs et s’assurer qu’ils n’aient plus jamais la capacité de faire quelque chose de semblable. […] L’autodéfense est la version la plus classique et la plus paradigmatique de la guerre juste. Il en existe d’autres formes, mais c’est la plus élémentaire et la plus facile à comprendre, car l’analogie domestique fonctionne parfaitement : si je suis attaqué dans la rue par un voyou et que je me défends, j’agis de manière juste. »
Selon la définition canonique, esquissée par saint Augustin au ve siècle, mais complétée et énoncée par saint Thomas d’Aquin au xiiie siècle, les trois conditions à réunir pour qu’une action guerrière soit agréée par Dieu sont :
L’autorité légitime (auctoritas principis), soit la puissance publique.
Une cause juste (causa justa).
Une intention droite (intentio recta).
Rappelons que la théorie de la guerre juste, ainsi formulée, résulte du travail dialectique (plus qu’adroit !) effectué par des théologiens médiévaux soucieux d’adapter le christianisme aux réalités du pouvoir. En effet, si l’on s’en tient aux Évangiles, le message christique relève de la non-violence pure et simple, sans questionnement possible, puisque Jésus rend caduque l’ancienne loi du Talion : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. » (Matthieu, 5, 38-39) Telle sera le credo des premiers chrétiens, comme Origène ou Tertullien. Mais la contradiction voire l’antagonisme entre l’Ancien et le Nouveau Testament deviendront intenables avec l’alliance des Francs et des papes, la monarchie de droit divin, la symbiose temporelle spirituelle et, évidemment, les croisades en Terre sainte prêchées par Urbain II. Justifiée par la Realpolitik du Moyen Âge, la théorie de la guerre juste a été depuis jetée aux oubliettes de l’histoire par le Vatican, le coup de grâce ayant été porté par le pape François dans son encyclique Fratelli Tutti, en 2020 : « Il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en un autre temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. Jamais plus la guerre ! »
Critères rationnels
Il n’en reste pas moins que les critères édictés par saint Augustin servent toujours de grille de lecture à nombre de polémologues. À propos de la guerre menée par Tsahal à Gaza, et compte tenu de la sauvagerie des actes du 7 octobre, nul doute que les deux premiers critères sont remplis. Le troisième est sujet à caution, l’« intention droite » supposant qu’elle ne comporte aucune arrière-pensée ni aucun « vice de forme ». Or, le gouvernement Netanyahou est tout sauf clair quant à ses buts de guerre. Même si Michael Walzer pense le contraire dans l’interview précitée (« Israël mène une guerre juste du point de vue de ses intentions »), il émet aussi des réserves : « Il faut toujours porter deux jugements sur la guerre : la justice de la guerre elle-même et la justice de la conduite de la guerre. […] Nous devons encore débattre de la manière dont le pays mène la guerre. Depuis le début, je me suis opposé au siège – non pas au blocus précédent qui, selon moi, n’était pas un acte de guerre et était en tout état de cause justifié –, mais aux coupures d’électricité, de carburant, et jusqu’à très récemment, de toutes les livraisons de nourriture et de médicaments. Je pense que c’est une erreur, et beaucoup de gens, même en Israël, partagent ce point de vue. »
Errare humanum est, perseverare diabolicum : huit mois après le déclenchement des opérations, le Hamas est toujours debout, mais la population gazaouie a payé (et continue de payer) un lourd tribut (plus de 35 000 tués et près de 80 000 blessés, selon les autorités sanitaires du Hamas) et l’opinion internationale s’en émeut chaque jour un peu plus. À tel point que le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a requis le 20 mai 2024 des mandats d’arrêt contre le Premier ministre Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Quand l’agressé devient l’agresseur, en quelque sorte ! Il est vrai que nous avons, dans cet énième épisode du conflit israélo-palestinien version 2.0, deux monothéismes chauffés à blanc qui, contrairement au christianisme, ne rejettent pas la guerre dans leurs livres sacrés. Et, dans chaque camp, des extrémistes religieux, soit qui exercent le pouvoir (les islamistes du Hamas à Gaza), soit qui influencent le pouvoir (les ultra-orthodoxes en Israël). Ce qui n’était pas le cas dans les années 1960-1970, à l’époque des Moshe Dayan et autres Yasser Arafat. Dans la Torah (Ancien Testament), si elle est inspirée ou commandée par Dieu (cf. les « guerres de l’Éternel »), la violence est normale : « C’est par le feu que l’Éternel exerce ses jugements, c’est par son glaive qu’il châtie toute chair. Et ceux que tuera l’Éternel seront en grand nombre… » (Isaïe, 66) Et que dire du Coran, que les militants et combattants du Hamas entendent appliquer à la lettre ?
Dans l’islam, la guerre n’est pas un pis-aller, mais un devoir.
C’est d’ailleurs par le cimeterre et sous la férule de son prophète Mahomet qu’il s’est propagé de manière fulgurante après l’Hégire.
Idée de la guerre sainte
Dans son monumental Guerre sainte, jihad, croisade – Violence et religion dans le christianisme et l’islam (Seuil, 2002), l’historien Jean Flori écrit : « Le mot jihad, généralement traduit par “guerre sainte”, exprime une notion beaucoup plus large que ce seul aspect belliqueux : on peut le traduire par “effort accompli dans la voie de Dieu”. Il revêt un sens général et peut s’appliquer à toute entreprise louable ayant pour but le triomphe de la vraie religion sur l’impiété, et peut ainsi s’appliquer à l’effort de purification morale individuelle du croyant. Il y a plusieurs sortes de jihad qui n’ont rien à voir avec la guerre. Le Coran parle par exemple du jihad du cœur, jihad de la langue (Coran III, 110, 114 ; Coran IX, T), etc. On ne peut donc pas identifier strictement jihad et guerre sainte. Jihad a un sens plus large, mais le terme, en revanche, recouvre également la notion de combat guerrier, exprimée par le “jihad de l’épée”. Ce fait doit conduire à se garder de toute conclusion trop hâtive ou trop générale concernant le sens du jihad : certains intellectuels musulmans, pour se démarquer des mouvements intégristes et islamistes actuels, mettent fortement l’accent sur le sens moral et spirituel du mot jihad et en viennent à nier, ou pour le moins à minimiser considérablement, sa dimension guerrière. […] Dans le Coran, la racine jhd apparaît dans 35 versets : 22 fois dans un sens général et 3 fois pour désigner un acte purement spirituel ; les 10 autres cas, en revanche, s’appliquent manifestement à une action guerrière. C’est dire que cette dimension est bien présente dès l’origine, même si la codification et la définition juridiques du jihad n’interviennent que plus tard, à l’époque des conquêtes hors d’Arabie. »
La complexité de la tragique partie qui se joue actuellement à Gaza vient du fait que l’enjeu politico-territorial (la récupération d’une terre dont les Palestiniens ont été expulsés en 1948) se double d’une motivation religieuse : la reconquête de Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam, après La Mecque et Médine. Ce n’est pas un hasard si l’incursion terroriste du 7 octobre a été baptisée Déluge d’al-Aqsa, du nom de la mosquée éponyme de Jérusalem.
Si l’ennemi est le diable alors impossible de négocier
Diabolisation de l’ennemi
La diabolisation de l’ennemi, prélude à toute guerre sainte, n’est pas l’apanage des Israéliens et des Palestiniens. Fondés par les Pilgrim Fathers et empreints de messianisme biblique (In God We Trust, proclame le dollar), les États-Unis en ont usé et abusé, fustigeant l’« empire du mal » (Ronald Reagan) à la fin de l’URSS ou menaçant l’ « axe du mal » (Iran, Irak, Corée du Nord) avec les néoconservateurs de George W. Bush. Après les piteux retraits d’Irak et d’Afghanistan, l’Oncle Sam est moins porté sur la guerre sainte, mais il n’a pas renoncé au manichéisme et invoque toujours la guerre juste. En l’occurrence, une guerre de proxys, par Ukrainiens (les good guys de ce western de l’Est) interposés contre ces bad guys que seraient les Russes. Un match entre le méchant Poutine et le gentil Zelensky. John Mearsheimer, professeur de science politique à l’université de Chicago et l’un des plus grands théoriciens contemporains des relations internationales, l’a très finement analysé dans un article publié par Le Monde diplomatique en août 2023 : « Lorsqu’il s’agit de l’Ukraine, le point de vue occidental dominant sur la guerre revient à suggérer que la Russie se comporte en Europe comme la Chine en Asie. Le président Vladimir Poutine serait mû par des ambitions impériales qui le pousseraient à restaurer une Grande Russie ressemblant à la défunte Union soviétique et à reconquérir l’ancien glacis du pacte de Varsovie, ce qui mettrait en péril la sécurité de toute l’Europe. Selon cette analyse, l’Ukraine ne constituerait qu’un hors-d’œuvre pour l’ogre russe, qui s’en prendrait ensuite à d’autres pays. Le rôle de l’OTAN, en Ukraine, se bornerait donc à contenir le régime de M. Poutine […] Abondamment reprise, cette version relève pourtant du mythe. Rien ne démontre que le président russe aimerait s’emparer de la totalité de l’Ukraine ni qu’il entendrait conquérir d’autres États en Europe de l’Est. Le souhaiterait-il, d’ailleurs, qu’il n’aurait pas les moyens militaires de réaliser un objectif aussi ambitieux. À plus forte raison d’imposer son hégémonie sur le Vieux Continent. »
Et John Mearsheimer d’enfoncer le clou : « S’il est indéniable que la Russie a attaqué l’Ukraine, on ne saurait contester non plus que cette invasion a été provoquée par les États-Unis et leurs alliés européens quand ils ont décidé de faire de l’Ukraine leur rempart aux frontières de la Russie. Ils espéraient transformer ce pays en démocratie libérale et l’intégrer à l’OTAN et à l’Union européenne. À plusieurs reprises, les dirigeants russes ont répété qu’une telle politique serait considérée comme une menace par Moscou et qu’elle ne serait donc pas tolérée. Il n’y avait aucune raison pour douter de leur détermination. En avril 2008, lorsque la décision fut prise d’accueillir l’Ukraine dans l’OTAN, l’ambassadeur américain à Moscou envoyait à la secrétaire d’État Condoleezza Rice une note indiquant : “L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN constitue la plus aveuglante des lignes rouges pour l’élite russe (et pas seulement pour Poutine).” […] Le conflit a commencé en février 2014, six ans après l’annonce par l’OTAN du projet d’adhésion ukrainienne. M. Poutine tenta d’abord de régler le différend par la voie de la diplomatie, en cherchant à convaincre les États-Unis, qui parrainaient l’entrée de Kiev dans l’Alliance, d’y renoncer. Washington décida au contraire de mettre les bouchées doubles, armant et entraînant l’armée ukrainienne, et l’invitant à participer aux manœuvres militaires otaniennes. »
La suite est connue de tous, hélas, jusqu’à son ultime et logique aboutissement : un conflit russo-ukrainien, qui dure maintenant depuis trente mois, qui aurait fait 500 000 victimes et dont nul ne voit la fin. Surtout pas les Nostradamus occidentaux qui avaient pronostiqué une victoire-éclair de Kiev et l’effondrement du système poutinien en sus !
Qu’en est-il de la Russie ? Si l’impératif (existentiel) de contrer l’OTAN dans son « étranger proche » est un puissant moteur, il n’est peut-être pas le seul. Telle est la thèse des chercheurs Sébastien Boussois et Noé Morin dans La guerre sainte de Poutine (Passés / Composés, 2023). Dans cet ouvrage richement documenté, le tandem affirme : « Si la géopolitique classique s’est cruellement trompée, c’est qu’elle ne prêtait pas suffisamment d’importance aux guerres spirituelles qui font rage en coulisse, dans les couloirs feutrés des chancelleries, et jusque dans l’antichambre du président russe. » Extrait choisi : « Ce conflit de voisinage revêt une importance mondiale en ce qu’il liquide l’héritage vicié de la guerre froide et qu’il oppose, une fois de plus, l’Orient et l’Occident. Il s’agit d’une guerre d’empires, à l’évidence. La Russie n’y est pas engagée au seul titre de ses intérêts souverains, mais aussi de sa crédibilité, de son histoire et plus particulièrement de son rôle dans l’histoire universelle. Le patriarche Kirill l’a parfaitement compris. Le 6 mars 2022, il déclarait dans un prêche à la cathédrale du Christ-Sauveur : “Nous sommes engagés dans une lutte qui n’a pas une signification physique, mais métaphysique. À Dieu ne plaise de faire triompher dans l’Ukraine fraternelle et si proche de nous les forces du mal qui ont toujours lutté contre l’unité de la Rus’ et de l’Église russe.” […] Le discours de Kirill, pour insensé qu’il puisse nous paraître, est infiniment plus instructif sur la nature de ce conflit que la plupart des déclarations de l’état-major russe. Le patriarche dit en substance deux choses. D’abord, qu’il s’agit d’une lutte contre l’Occident métaphysique, conspué pour sa décadence et son immoralité ; les prêches du patriarche en ce sens sont innombrables, soulignant tour à tour les défauts d’internet, cet “asservissement de l’esprit et de la volonté”, de la modernité qui est une “idée impie, je dirais même satanique”, de la richesse à outrance, de l’hédonisme, du mariage homosexuel, de l’hédonisme et du féminisme qui réduit “toutes les subtilités des relations humaines – l’amour, la fidélité, la sollicitude, la responsabilité – à des relations sociales, politiques, d’argent et de distribution de pouvoir et d’influence.” […] Pour qui donne crédit aux luttes spirituelles, ces récriminations sont convaincantes, bien plus convaincantes, que les casus belli avancés par le Kremlin et au-devant desquels figure le prétendu génocide des habitants du Donbass, auquel personne ne croit vraiment. […] Voyant glisser une partie du monde slave, l’Ukraine, vers l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique, la Russie aurait donc été contrainte de réagir et d’arracher ce peuple frère aux affres d’un Occident antéchristique. Cette vision porte la marque du slavophilisme romantique où la lutte éternelle entre l’Occident et l’Orient s’incarne dans la guerre entre le Bien et le Mal. » Dont acte. Dieu reconnaîtra les siens…
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