Guerre en Ukraine : que va-t-il rester du soft power russe en France ?

31 mars 2022

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Photo : La cathédrale de la Sainte Trinité à Paris, intégrée au Centre spirituel et culturel orthodoxe russe inauguré en 2016 (c) Sipa 01011557_000007

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Guerre en Ukraine : que va-t-il rester du soft power russe en France ?

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La réaction univoque de l’Occident face à l’invasion de l’Ukraine a révélé la pauvreté du jeu de cartes culturelles dont Vladimir Poutine disposait en Europe. Les quelques réseaux d’influence sur lesquels il pouvait compter en France – quand ils ne sont pas déjà fermés – risquent de faire face à de sérieuses difficultés dans les années à venir. Il reste pourtant probable qu’une partie irréductible de Français continuent à voir dans le Kremlin le souffre-douleur de la diplomatie américaine et surtout le porte-voix des « valeurs traditionnelles » auxquelles ils croient. Le régime autoritaire de Poutine s’est en effet imposé dans la guerre des idées comme le héraut du conservatisme et de l’« illibéralisme ».

Quel soft power pour la Russie ?

La coordination des activités d’influence de la diplomatie russe avec celles d’une multitude d’acteurs non-étatiques ou paraétatiques se rattache à une définition élargie du soft power. Ce concept ayant été façonné pour désigner la force d’attraction culturelle américaine, l’historienne Marlène Laruelle préfère parler pour la Russie d’un « soft power de niche[1] » qui cible des populations susceptibles d’accueillir favorablement le discours particulariste de Moscou.

À partir des années 1990, les nouvelles élites russes engagent un renouvellement du discours officiel pour pallier la faillite idéologique du régime soviétique. Dans un premier temps, l’objectif est de ne pas retomber dans les mêmes erreurs de la perestroïka et de remobiliser le peuple russe derrière un répertoire moins idéologique. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, cette orientation vers un réalisme revendiqué s’impose par le retour d’une triple centralité : celle de Moscou sur le reste du pays, celle du Kremlin sur la vie politique intérieure, celle de la Russie sur la scène mondiale[2]. Ensuite, le Kremlin comprend avec la révolution Orange (2004) qu’il ne peut pas se permettre de ne rien opposer au soft power libéral de l’Occident qui risque de lui rafler la mise dans l’espace postsoviétique. La guerre en Géorgie (2008) et les manifestations en Russie contre les élections législatives de 2011 sont les deux derniers tournants qui amènent le gouvernement russe à proposer une contre-offre idéologique à la démocratie libérale[3].

La bannière du conservatisme

Pour incarner cette alternative aux régimes libéraux occidentaux, et dans l’optique d’imposer progressivement un monde multipolaire contre l’hégémonie américaine, la Russie a renouvelé son soft power en l’enracinant dans son particularisme culturel. Dans cette optique, elle commence à promouvoir le conservatisme ou plutôt les valeurs dites « traditionnelles », c’est-à-dire antilibérales et antioccidentales[4]. Investissant massivement l’espace médiatique et culturel, cette nouvelle doctrine à l’avantage de maintenir le lien de confiance entre la population russe et le pouvoir fort du Kremlin en limitant la propagation du libéralisme politique. Poutine prône d’ailleurs un récit national délibérément large afin de s’adresser au plus grand nombre : éloge de la gloire soviétique sous Staline et Brejnev, de la culture religieuse orthodoxe et du tsarisme avec l’autocratie comme référentiel politique, du monde slave et de l’Eurasie[5]… À l’étranger, les cibles de ce soft power sont d’abord les populations des ex-républiques soviétiques via la mise en place d’un appareil médiatique offensif et d’un nouveau réseau d’instituts culturels (création de Russia Today en 2005, de la fondation Rousskiï Mir pour la préservation et la diffusion de la langue russe en 2007, de la fondation Gortchakov de soutien à la diplomatie publique en 2010 et de l’agence de presse multimédia internationale Sputnik en 2014)[6].

S’ajoute à cette nouveauté une perception disproportionnée du soft power russe par les analyste occidentaux. Tout part d’un article de 2013 écrit par le CEMA russe Valery Gerasimov qui explique que « Le rôle des moyens non militaires pour atteindre des objectifs politiques et stratégiques s’est accru et, dans de nombreux cas, leur efficacité a dépassé celle de la force des armes[7] ». En bref, et c’est assez banal, il met l’accent sur l’importance stratégique de la guerre hybride. Mais ses propos sont soudain interprétés comme étant la base d’une nouvelle « doctrine » russe basée sur la guerre de la communication et les moyens d’influence culturelle. Il ne s’agissait pourtant pas d’une doctrine (le créateur britannique de cette expression « doctrine Gerasimov » l’a lui-même reconnu[8]) mais simplement de l’analyse d’un militaire qui soulignait la nécessité d’investissements militaires adéquats dans le contexte d’une conviction croissante parmi les dirigeants politiques russes que les conflits peuvent être combattus et gagnés sans l’armée[9].

Cette « doctrine Gerasimov » (l’analyse et sa surinterprétation par l’Occident) est importante pour deux raisons. D’abord, elle reflète un certain état d’esprit russe qui considère que les manifestations populaires tout comme les révolutions ne sont pas spontanées mais toujours orchestrées ou alimentées par un pouvoir quelconque (CIA, George Soros…). Ensuite, comme l’annexion pacifique de la Crimée en 2014 est apparue comme l’application exacte des propos de Gerasimov, les analystes occidentaux se sont mis à traiter obsessionnellement de la guerre informationnelle menée par les Russes, lui attribuant toutes sortes de réussites et de tentatives avortées. C’est pourtant avec des chars que Poutine a lancé l’invasion de l’Ukraine en février 2022…

A lire également : L’invasion de l’Ukraine concrétise la menace russe en Europe. Entretien avec Jean-Robert Raviot

L’opportunité des « populismes » occidentaux

En Occident, ce positionnement doctrinal a opportunément trouvé grâce aux yeux des droites nationales occidentales qui s’alimentent de la poussée des « populismes ». La mobilisation derrière Marine Le Pen en France, Donald Trump aux États-Unis ou certains dirigeants conservateurs en Europe centrale (notamment l’Autriche et les pays du groupe de Visegrad[10]) a permis de créer des réceptacles médiatiques propices à apprivoiser la vision du monde du Kremlin. La Russie est ainsi parvenue à s’ériger en porte-voix d’une sorte d’« internationaliste moraliste » prêchant la défense de la structure traditionnelle de la famille, la centralité des racines chrétiennes de l’Europe et la critique de la « décadence occidentale[11] ». Les déconfitures de la crise de l’euro, de la crise migratoire et du Brexit d’une part, et l’anxiété que suscitent la cancel culture et le mouvement woke d’autre part ont également participé à accélérer ce mouvement.

Toutefois, l’influence effective de ce soft power conservateur est condamnée à rester marginale en Occident. Les médias sur lesquels il repose visent un public de niche composé de réactionnaires déjà convaincus par le discours du Kremlin. Ils n’ont que peu de pouvoir de séduction sur les publics réticents à ce discours et dépendent de la volatilité de l’opinion comme la crise ukrainienne tend à le montrer. Enfin, ils ne participent pas à enrayer les convictions antirusses en Pologne ou aux États-Unis par exemple.

Le soft power russe en France

La France s’est révélée être une des cibles privilégiées du soft power russe pour plusieurs raisons. D’abord, la France est depuis le XIXe siècle une terre d’accueil privilégiée pour les vagues successives d’exilés russes, dont la plus signalée fut bien sûr celle des Russes blancs après la révolution d’Octobre et la guerre civile[12]. Durant la deuxième moitié du XXe siècle, la France s’est ensuite démarquée par la vitalité de son Parti communiste et par la proximité idéologique de certains de ses intellectuels avec les thèses marxistes de Moscou. Au même moment, la promotion gaullienne d’une Europe courant « de l’Atlantique à l’Oural » et d’une indépendance stratégique vis-à-vis de l’OTAN a créé au sein de l’opinion française un tropisme de rapprochement avec la Russie.

Cette stratégie d’équilibre entre l’allié américain et le voisin russe a été récupérée par la droite française de François Fillon à Eric Zemmour en passant par Marine Le Pen. Plus récemment, Emmanuel Macron ouvrait son mandat présidentiel avec la réception solennelle de Vladimir Poutine au château de Versailles et le lancement du « Dialogue de Trianon ».

Dès lors, la France était un terreau fertile pour le double message de la doctrine russe : défense d’une vision multipolaire de la scène internationale et des valeurs traditionnelles du conservatisme. Cette singularité française justifiait le déploiement de moyens spécifiques du soft power russe.

Dans le cadre de la diplomatie officielle, Moscou peut compter sur plusieurs plateformes de coopération qui lui donnent accès aux cercles décisionnels du milieu des affaires français. C’est le cas d’organisations formelles comme le Dialogue franco-russe, créé en 2004 par le prince Alexandre Troubetskoï et longtemps coprésidé par l’eurodéputé Thierry Mariani (alors UMP) qui réunit les principaux groupes du CAC 40, et la Chambre de Commerce et d’Industrie franco-russe, dirigée depuis 2007 par Pavel Chinsky qui milite pour la levée des sanctions contre la Russie[13]. Il existe aussi des associations plus informelles comme le Cercle Pouchkine, réunissant des personnalités politiques proches du RN et de la droite souverainiste autour de conférences visant le rapprochement franco-russe[14], et l’Institut pour la démocratie et la coopération, aujourd’hui fermée et d’orientation nettement pro-russe, qui mettait en lien des universitaires et des intellectuels conservateurs.

Les différentes diasporas russes en France[15] ont été réunies par le Kremlin au sein du Conseil de Coordination du Forum des Russes de France qui regroupe près de 300 associations autour de la russophonie, du monde des affaires, des jumelages de villes, etc. Néanmoins, la Russie dispose sur elles d’une mainmise limitée, que ce soient les diasporas tchétchènes, baltes ou ukrainiennes qui refusent toute réconciliation ou bien celle des émigrés plus récents qui gardent une méfiance naturelle vis-à-vis du régime de Poutine. Quant aux Russes blancs, les bras tendus par le Kremlin avec la canonisation en grande pompe de la famille impériale[16] en 2000 ou les invitations des grandes familles de la noblesse russe dans leurs anciens palais pétersbourgeois n’ont pas suffi pour en faire un relai uni et influent.

Concernant la diplomatie religieuse, un des piliers du conservatisme russe, l’Église orthodoxe bénéficie en France des financements généreux des fondations des oligarques Malofeev et Yakounine, deux proches de Poutine, qui promeuvent une vision chrétienne du monde fondée sur l’orthodoxie russe. La construction du Centre spirituel et culturel orthodoxe russe inauguré quai Branly à Paris en 2016 eut une importance symbolique non seulement par son emplacement au cœur de l’Europe occidentale – qui plus est dans la capitale des Russes blancs –, mais aussi parce que le Patriarcat de Moscou, en compétition avec celui de Constantinople, manifestait ainsi sa volonté d’incarner la force spirituelle derrière laquelle les orthodoxes du monde entier doivent faire corps[17]. Néanmoins, l’influence de l’Église orthodoxe reste limitée en France. Les orthodoxes y sont très peu nombreux sans parler du fait qu’ils sont divisés en plusieurs églises le plus souvent en mauvais termes et jalousement ancrées dans leur spécificité nationale et culturelle.

Enfin, il serait intéressant d’analyser le rôle para-diplomatique de la jet-set française et de ses liens avec l’oligarchie russe qui achètent des yachts sur la Côte d’Azur ou des palaces à Courchevel. Le plus emblématique reste le cas de Gérard Depardieu, connu pour son amour de la Russie et sa proximité avec Poutine. Un des plus proches collaborateurs de l’acteur, Arnaud Frilley, un producteur décrit comme ayant de nombreuses accointances russes[18], dirige d’ailleurs le Conservatoire Serge Rachmaninoff à Paris (une direction controversée et dénoncée dans une lettre ouverte par une ancienne administratrice[19]).

A lire également : Ukraine : « Poutine ne sera plus respecté et beaucoup moins craint ». Entretien avec Renaud Girard

L’invasion de l’Ukraine condamne-t-elle le soft power russe en France ?

L’invasion en Ukraine a presque instantanément dévasté les moyens que le soft power russe avait mis en place en France pendant des années. Les organes de presse RT France et Sputnik ont été aussitôt interdits, les entreprises françaises (premier employeur étranger en Russie[20]) abandonnent progressivement le marché russe, et les figures politiques qui ne cachaient pas leur admiration pour le pragmatisme de Poutine participent désormais à la vindicte générale pour ne pas perdre la face[21].

Cependant, il est peu probable que le conflit en Ukraine détruise définitivement les fruits et l’avenir du soft power russe en France, quelle que soit son issue d’ailleurs. Les fameuses niches souverainistes qui se sont retrouvées dans le discours officiel de Moscou pourraient bien résister malgré le consensus des pays occidentaux en faveur de l’Ukraine. L’analyse des réseaux sociaux et du traitement médiatique de la crise révèle qu’il existe toujours un capital sympathie vis-à-vis de Poutine et de la Russie qui se manifeste partout en France et en Occident par un soutien latent. D’autre part, il ne serait pas surprenant non plus que l’anti-atlantisme structurel qui anime l’école de géopolitique et l’industrie de la défense françaises servent de base à un nouveau rapprochement franco-russe dans les prochaines années. La politique d’indépendance française qui repose sur la multipolarisation du monde n’est pas compatible avec un divorce prolongé entre Paris et Moscou.

Quoi qu’il en soit, l’image négative de pays-agresseur risque d’être associée à la Russie pour un certain nombre d’années. S’il y a bien une bataille décisive que Poutine a d’ores et déjà perdue, c’est bien celle de la guerre des idées et de la communication. « On résiste à l’invasion des armées ; on ne résiste pas à l’invasion des idées » disait Victor Hugo. Poutine a dramatiquement sous-estimé la capacité politique et médiatique de l’Occident à faire bloc.

A lire également : Le soft power, un concept taillé pour les États-Unis

A écouter également : Podcast – Frédéric Munier : Hard power, soft power, smart power. Comment s’y retrouver ?

[1] Marlène Laruelle, « Soft power russe. Sources, Cibles et canaux d’influence », IFRI, avril 2021.

[2] Marlène Laruelle, « L’idéologie comme instrument du soft power russe. Succès, échecs et incertitudes », Hérodote, 2017, N° 166-167, p. 23-35.

[3] La couverture médiatique occidentale de ces évènements a probablement été jugée unilatérale par les autorités russes et perçues comme une menace s’il n’y avait pas de médias alternatifs. On peut dater de ces évènements cette prise de conscience du besoin pour eux d’une presse favorable à la Russie au sein des démocraties libérales.

[4] À noter que le terme « conservatisme » ou « conservateur » est très peu utilisé par les autorités russes qui lui préfèrent « spiritualité », « traditions », « racines » et surtout « valeurs traditionnelles », in Marlène Laruelle, « Soft power russe. Sources, cibles et canaux d’influence », IFRI Centre Russie/NEI, N°122, 2021.

[5] Marlène Laruelle, « L’idéologie comme instrument du soft power russe. Succès, échecs et incertitudes », Hérodote, 2017, N° 166-167, p. 23-35.

[6] Maxime Audinet, « Quel soft power pour la Russie ? », Diplomatie, n°40, août-septembre 2017, p. 48-49.

[7] Mark Galeotti, « The ‘Gerasimov Doctrine’ and Russian Non-Linear War », In Moscow’s Shadows, 6 juillet 2014.

[8] Mark Galeotti, « I’m Sorry for Creating the ‘Gerasimov Doctrine’ », Foreign Policy, 5 mars 2018.

[9] Ofer Fridman, « On the “Gerasimov Doctrine”. Why the West Fails to Beat Russia to the Punch », Prism, décembre 2019, p. 101-112.

[10] Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie.

[11] Op. Cit., Marlène Laruelle.

[12] Un quart des 1,5 à 2 millions de Russes contraints à l’exil émigrent en France principalement en région parisienne et dans le sud de la France.

[13] https://www.bfmtv.com/economie/international/pavel-chinsky-les-sanctions-occidentales-donnent-raison-au-nationalisme-russe_AN-201409090080.html

[14] https://www.lexpress.fr/actualite/politique/fn/comment-moscou-rapproche-les-droites-francaises_2020234.html.

[15] Un peu plus de 50 000 personnes en 2017.

[16] L’empereur Nicolas II, l’impératrice Alexandra Fedorovna et leurs cinq enfants assassinés à Ekaterinbourg en juillet 1918 par les bolchéviques.

[17] Marlène Laruelle, « Le « soft power » russe en France: La para-diplomatie culturelle et d’affaires », Carnegie Council, 8 janvier 2018.

[18] Pierre Avril, « Le “clan russe” de Depardieu », Le Figaro, 6 mai 2013.

[19] Natalia Turine, « A propos du Conservatoire Serge Rachmaninoff », Art critique, 9 novembre 2021.

[20] Nicolas Dolo, « Après les sanctions, quelles relations économiques entre la France et la Russie ? Entretien avec Nicolas Dolo », Revue Conflits, 3 décembre 2021.

[21] Marine Turchi, « Comprendre la guerre en Ukraine entretien, “le soft power russe a été détruit en quelques jours” », Médiapart, 10 mars 2022.

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À propos de l’auteur
Louis du Breil

Louis du Breil

Louis du Breil est journaliste et grand reporter. Il travaille sur les enjeux géoéconomiques et de sécurité internationale.

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