Depuis près de sept mois, les forces russes et ukrainiennes font gronder le son du canon pour tenter de prendre l’ascendant sur le champ de bataille à une échelle qui n’avait pas été observée probablement depuis 1945. À l’époque, les armées soviétiques avaient d’ailleurs concentré autour de Berlin, dernier objectif du maréchal Joukov, près d’une pièce d’artillerie tous les 10 m, soit plus de 40 000 canons ou autres « orgues de Staline[1] » de tous calibres. Plus de soixante-quinze ans plus tard, le conflit en Ukraine démontre à nouveau l’importance de l’artillerie, davantage définie d’ailleurs dans le jargon militaire comme étant l’ensemble des effets produits par les feux indirects, au profit de la manœuvre et du combat aéroterrestre.
Colonel Frédéric Jordan, secrétaire général d’état-major du CDEC (Centre de doctrine et d’enseignement du commandement)
Ce constat fait écho aux nombreux enseignements, pourtant largement documentés, mais restés sous le radar médiatique du grand public, voire de certains experts militaires, détaillant l’emploi de l’artillerie dans les conflits récents. En effet, elle a été décisive lors de la campagne azérie dans le Haut-Karabagh en 2020, mais surtout dans l’appui aux forces de sécurité irakiennes pour reconquérir, face à Daech, les villes de Mossoul et de Tall Afar ainsi que la vallée de l’Euphrate. Dans ce cadre, aux côtés de leurs frères d’armes américains équipés de M777[2], de Paladin[3] et de Himars[4], les artilleurs français des task force Wagram successives ont tiré, de 2016 à 2019, plusieurs milliers d’obus avec leurs canons Caesar[5].
Aussi, il n’est pas étonnant de constater qu’en Ukraine, l’artillerie dans toutes ses composantes, de l’acquisition d’objectifs aux feux sol-sol, en passant par la défense sol-air, la lutte antidrone, a et continue de jouer un rôle clé pour les forces terrestres des deux belligérants.
Mais il s’agit d’aller plus loin dans ce constat et de définir comment l’artillerie, dans le cas ukrainien, comme probablement dans d’autres scenari de « haute intensité » à venir, redevient une fonction tactique, opérative et stratégique centrale, la manœuvre elle-même étant centrée sur les feux et sur leur aptitude à créer la rupture, la surprise ou à compenser un rapport de force défavorable.
En Ukraine, les feux indirects permettent également, comme nous le verrons, de mettre en évidence la culture militaire des deux armées, leurs forces et faiblesses interarmes comme interarmées, mais aussi la transformation profonde de ce que l’on appelle « la géométrie du champ de bataille », c’est-à-dire ses dimensions physiques comme immatériels ainsi que les zones de responsabilités des différents acteurs, grandes ou petites unités, postes de commandement, les impacts logistiques et l’intégration entre les composantes terrestre, aérienne et même navale.
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Quel est le rapport de force au début du conflit ?
Contrairement aux idées reçues présentant les forces armées ukrainiennes (FAU) comme le petit poucet face à l’ours russe, Kiev pouvait compter, en février 2022, sur environ 1 500 pièces d’artillerie allant du mortier au canon de 152 mm et même de 203 mm, mais aussi sur 350 lance-roquettes multiples (LRM), équipement en très grande majorité d’origine russe ou fabriqués sous licence en Ukraine. Il s’agissait notamment de canons automoteurs de type 2S1 ou 2S19 Msta, de pièces tractées 2A65, de LRM BM21 tirant des salves de roquettes de 122 mm pour saturer une zone ou de 9A52 Smerch, dont les projectiles de 300 mm atteignent 60 km, mais dont la précision dépasse les 120 m. Pour fixer les objectifs, les FAU ont bien évidemment pu compter sur leurs observateurs au sol, mais aussi, très rapidement, sur l’apport des drones et d’une connectivité « capteurs – effecteurs » fluides grâce à des systèmes de communication innovants. Ces derniers sont structurés autour de moyens militaires, mais aussi sur des applications civiles militarisées sur smartphone comme GIS-ART largement employée par les artilleurs ukrainiens. Avant même le déploiement de ce qu’on a appelé l’armée des drones (utilisant des vecteurs civils bon marché), les Ukrainiens se sont appuyés sur les observations d’une trentaine de drones MALE TB2 Bayraktar d’origine turque, aux caractéristiques proches de celles du Reaper US, mais moins chers, et de 400 drones militaires comme le Raven américain par exemple. Très rapidement, les FAU ont pu mettre en œuvre des munitions téléopérées ou « rôdeuses » à l’instar du Switchblade pour frapper les colonnes russes, notamment au nord de Kiev au début de la guerre.
Dans le domaine de la défense sol-air, sur lequel nous reviendrons, Kiev a pu disposer, avant même les livraisons occidentales, de plusieurs centaines de systèmes antiaériens, canons, Manpads mais surtout de lanceurs SA15 ou S 300 traitant des cibles à longue portée et à haute altitude.
L’ensemble de ces équipements, et de leurs servants, sont ainsi répartis dans les 21 brigades interarmes ukrainiennes d’active et de réserve, mais aussi dans les huit brigades d’artillerie qui permettent aux FAU de fournir, aux unités au contact, un effort feux dans un cadre espace-temps donné, de traiter des cibles à haute valeur ajoutée ou encore, dans la profondeur, de « modeler » l’adversaire, c’est-à-dire de créer un rapport de force favorable au profit des brigades qui combattent sur le front.
Côté russe, sur le papier, la supériorité est écrasante en artillerie puisque les FAR peuvent théoriquement compter sur plus de 4 600 canons allants du calibre 122 mm au 203 mm et sur plus de 800 lance-roquettes multiples. Le matériel est quasiment identique à celui des Ukrainiens avec des 2S19 Msta-S, des 2S1 Govzdika automoteurs sur chenilles ou encore des 2A36 ou D-20 tractés. Les LRM sont l’outil tactique majeur russe pour la recherche de la rupture, à l’image des centaines de BM21 déployés en Ukraine, mais surtout des batteries de systèmes TOS qui tirent, à courte distance, des munitions thermobariques[6] dévastatrices, en particulier sur les positions défensives ou dans les zones urbaines. L’armée russe dispose également de nombreux vecteurs à longue portée comme le missile sol-sol Iskander doté d’une charge explosive allant de 400 à 700 kg et dont la portée atteint les 500 km.
La défense sol-air russe, quant à elle, avait la réputation d’être très performante avec plus de 1 500 vecteurs dotés de missiles comme les systèmes S400 et S300, mais aussi TOR, BUK et Manpads de tous types, ou encore les tous nouveaux SA22 Pantsir censés être la parade idéale face aux drones. À cela, il faut rajouter un large panel de pièces antiaériennes équipées de canons comme les SA19 Grison ainsi que les nombreux canons de 23 mm montés sur divers châssis.
Force est de constater que l’artillerie russe, en termes d’organisation et d’articulation des forces, est une clé de voûte de toutes les unités terrestres avec une dizaine de brigades d’artillerie (une par « armées interarmes[7] ») et avec au moins quatre bataillons d’artillerie sol-sol et deux sol-air pour appuyer une seule brigade interarmes. On trouve donc les feux indirects en masse à tous les échelons, y compris au niveau bataillonnaire, puisque les BTG[8], pion de base tactique de 800 hommes, comptent, aux côtés des quatre compagnies d’infanterie ou de chars, au moins 18 canons de 152 mm et huit lance-roquettes, ce qui est largement supérieur à tous les référentiels occidentaux.
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Le poids de la culture soviétique et des forces qui appliquent mal la doctrine
La doctrine tactique russe n’a finalement pas beaucoup évolué depuis l’époque soviétique. D’ailleurs, on peut observer, paradoxalement, une certaine inertie culturelle chez les FAR qui cherchent à mimer l’Armée rouge, de la guerre froide ou de la fin du second conflit mondial, dans ses modes d’action, mais sans en avoir ni le niveau opérationnel et surtout ni la masse de manœuvre pour appliquer l’art opératif soviétique. Dans ce cadre, Staline qualifiait l’artillerie de « déesse de la guerre » et, dans son ordre du jour no 225 du 19 novembre 1944, il en parle comme de « la principale force de choc de l’Armée rouge ». En 1946, le général Protchko soulignait également que « notre doctrine militaire a combattu les théories qui visaient à minimiser le rôle de l’artillerie dans la guerre moderne […] elle a été et continue à être l’arme la plus puissante ». Pourtant, alors même que les forces russes se lancent à l’assaut de l’Ukraine en février dernier sur cinq axes d’attaque, probablement dans le but de créer l’« Udar », c’est-à-dire le choc opératif qui doit sidérer les FAU, l’artillerie n’est quasiment pas employée. Elle ne permet donc pas de désengluer des colonnes blindées canalisées sur les axes par la manœuvre défensive ukrainienne, le terrain et le dégel. Il faudra attendre la bascule d’effort russe vers le Donbass et le sud du front, en avril, pour observer des concentrations de feux de l’artillerie qui facilitent le grignotage de quelques kilomètres carrés de terrain avec des moyennes de consommation allant de 10 000 à 50 000 coups par jour (obus et roquettes) au début de l’été. Il en va de même pour la défense sol-air qui semble, au début du conflit, absente pour protéger les échelons de combat russes notamment face à la menace de drones ukrainiens, comme si la supériorité aérienne était un présupposé, rapidement démenti par les faits.
En revanche, face au combat en zone urbaine et dans la guerre de siège que mènent les FAR comme à Marioupol par exemple, l’emploi doctrinal de l’artillerie est parfaitement mis en œuvre conformément aux abaques, et ce, avec un rapport de force en feux indirects de six à huit contre un, des tirs indiscriminés sur les villes pour « mettre en infériorité psychologique les populations et les défenseurs[9] ».
Des Ukrainiens qui mettent en œuvre une stratégie A2AD[10] inédite
À l’inverse, si les Ukrainiens considèrent qu’il leur sera difficile de rivaliser initialement dans le domaine de l’artillerie sol-sol, ils mettent en place une défense sol-air multicouches très structurée et surtout très agile. En effet, ils déploient des systèmes complémentaires allant du S 300 aux Manpads mais qui sont très mobiles pour éviter les frappes de Moscou, notamment avec des missiles balistiques. Les FAR ne peuvent ainsi espérer la supériorité aérienne que localement et de manière épisodique et ce, d’autant que leurs avions ne disposent que de peu de munitions guidées et doivent donc descendre à basse altitude pour frapper leurs cibles avec des bombes lisses. L’emploi initial des hélicoptères russes, conforme à la doctrine pour rechercher la rupture dans l’esprit d’une « artillerie embarquée », sur la ligne des contacts, à des altitudes élevées, s’avère inopérant et surtout cause des pertes énormes (plus de 40 engins abattus) face aux salves de centaines de missiles SATCP[11] Stinger, Mistral ou Strela ukrainiens. Les FAR perdent également de nombreux drones qui sont autant d’yeux pour acquérir normalement les objectifs dévolus à l’artillerie et qui sont maintenant remplacés par des engins d’origine iranienne souvent dotés de charges militaires.
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L’artillerie en Ukraine ou le retour aux fondamentaux tactiques
De ces constats et observations, il ressort que le conflit ukrainien démontre que l’artillerie, plutôt que l’« Ultima ratio regum[12] » souvent mis en avant en Occident, a toute sa place dans l’application des fondamentaux tactiques dans ce type de conflit comme dans d’autres. Les deux armées ne s’y sont pas trompées puisque les Ukrainiens, par exemple, réclament de nouveaux canons ou LRM et utilisent actuellement des M777 américains, des Caesar français ou des PZH 2000 allemands. En effet, les duels d’artillerie entre FAU et FAR illustrent l’importance de la conquête de la supériorité des feux pour garantir la liberté d’action des armées en présence et de la manœuvre au contact comme dans les zones arrière. Les Ukrainiens, grâce notamment aux Himars américains, ont pu fragiliser le soutien logistique russe dans la profondeur en frappant, avec plus de 400 roquettes, des dépôts de munitions, des nœuds de communication ou des postes de commandement. Les Russes, pour leur part, ont été à deux doigts de renverser le rapport de force dans le Donbass par une concentration des efforts de feux au mois de juin, déchaînant une pluie de projectiles de tous types sur les positions défensives ukrainiennes. Actuellement, du fait des pertes, le principe d’économie des forces est au cœur des manœuvres et stratégies des deux adversaires qui sont confrontés à des pénuries de munitions, à la nécessité de régénérer les équipements à partir de stocks (Russie) ou grâce aux dons occidentaux (Ukraine) et à disposer d’un large panel d’effets, y compris avec des armes de précision, à l’image de l’emploi, par les FAU, d’obus Excalibur guidés GPS ou, par les FAR, d’obus Krasnopol antivéhicules.
L’artillerie, pivot d’un engagement majeur de haute intensité pour demain
Avec l’Ukraine, les forces terrestres renouent avec un emploi accru des feux indirects sous toutes leurs formes dans de nombreuses situations opérationnelles, en phase défensive pour créer de l’attrition chez l’ennemi, en phase offensive pour ouvrir la voie aux unités blindées et mécanisées par des feux foudroyants et massifs, mais aussi dans la grande profondeur tactique du champ de bataille pour modeler l’adversaire et réduire sa liberté d’action. Ainsi, l’artillerie, qu’elle soit russe ou ukrainienne, aura été engagée, en terrain ouvert comme en ville, produit des effets tactiques pour protéger par exemple les unités de la menace dans la 3e dimension (avions, hélicoptères, drones), opératifs pour cloisonner un espace de manœuvre et stratégiques en étant à l’origine de près de 70 % des pertes des deux côtés. Elle a aussi permis aux deux armées de tenir dans la durée avec la conduite de missions d’appui massif au contact, de contre-batterie pour la conquête de la supériorité des feux, d’appui direct notamment dans les villes ou de neutralisation de véhicules blindés et valorisés.
La guerre en Ukraine, première manifestation globale du retour à la haute intensité, confirme ce besoin de disposer de capacités d’appui-feux et d’acquisition puissants, précis, capables de travailler dans la profondeur ou de protéger la masse de manœuvres. Le large spectre de menaces du futur oblige donc à repenser la part de l’artillerie parmi les autres fonctions opérationnelles et son emploi pour favoriser la déception, le rapport de force, la mobilité tactique, l’acquisition des objectifs et surtout les effets sur les forces morales des combattants qui subit des bombardements violents et quasi permanents.
L’artillerie doit pouvoir compter sur une portée de plus en plus grande, avec un large choix de munitions permettant la brutalité, la précision avec du guidage terminal et des effets spécialisés de type « tueurs de chars », mais aussi ceux fournis par les roquettes à longue distance. Ainsi, les progrès en termes de munitions, d’acquisition des objectifs et de défense active doivent être poursuivis pour raccourcir la chaîne de décision entre le « capteur » et « l’effecteur » pour gagner en réactivité à tous les échelons. Par ailleurs, l’étude des moyens favorisant la foudroyance et la surprise en haute intensité fait apparaître l’emploi impératif de feux indirects massifs face à différents types d’adversaires. Enfin, le séquençage dans les opérations actuelles impose également d’examiner la notion de temps comme pivot de la prise d’initiative amie ou de la privation d’options pour l’ennemi.
Dès lors, les modes d’action, avec l’apport des effets de l’artillerie, auront pour but, demain, « de chasser le temps » dont dispose l’ennemi pour le maintenir dans un déséquilibre permanent (freinage, sidération, interdiction de certains compartiments de terrain, neutralisation de cible à haute valeur ajoutée, interdiction de la 3e dimension par une couverture sol-air dense…). C’est donc à ce titre que les enseignements de la guerre en Ukraine pour l’artillerie nous apportent des pistes de réflexion doctrinales et capacitaires afin de préparer les hypothèses d’engagement majeur de demain.
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[1] En russe, Katioucha, surnom donné aux lance-roquettes soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale.
[2] Canon tracté américain de 155 mm dont de nombreux exemplaires ont été livrés à l’Ukraine.
[3] M109 Paladin, canon automoteur américain de 155 mm.
[4] M142 Himars, lance-roquettes multiples américain pouvant notamment lancer des missiles guidés de grande précision jusqu’à 80 km. Des exemplaires ont été livrés à l’armée ukrainienne à l’été 2022.
[5] Camion équipé d’un système d’artillerie français de 155 mm en dotation dans l’armée de terre et dont 18 exemplaires ont été livrés aux forces ukrainiennes par la France.
[6] Arme explosive qui combine des effets thermiques, d’onde choc et de dépression de l’air qui s’enflamme, en particulier dans l’espace clos.
[7] Armées interarmes ou AIA qui représentent le plus haut échelon tactique russe avec un effectif de 20 à 30 000 hommes, équivalent à une division de classe OTAN.
[8] Groupe tactique de bataillon, équivalent aux groupements tactiques interarmes français (GTIA) avec des effectifs légèrement supérieurs. Moscou en aurait déployé au moins 120 en Ukraine.
[9] Extrait de la doctrine soviétique du combat urbain de 1986.
[10] Anti-access – Area denial, dispositif développé par les Chinois, les Russes et les Iraniens pour compenser la supériorité aérienne occidentale, notamment après avoir tiré les enseignements de la 1re guerre du Golfe en 1991.
[11] Systèmes sol-air de très courte portée souvent portée à l’épaule et n’excédant pas une portée de 6 à 8 km.
[12] « Ultime recours des rois », c’est-à-dire une capacité que l’on emploie en dernier recours.