Les drones impactent puissamment le champ de bataille en Ukraine. Leur efficacité sur le terrain dépend des choix industriels et stratégiques que Kiev et Moscou ont posés il y a une dizaine d’années. Le déséquilibre encore favorable à l’Ukraine ne saurait durer toujours, mais il inspire les autres armées du monde.
Entretien avec Marc Grozel, MYG Expert Domaine UAV – contact@grozel.fr
Dans la guerre en Ukraine, les drones attirent une attention toute particulière. En Europe, c’est la première fois qu’ils sont utilisés massivement au combat, pour des opérations de reconnaissance (ISR) et de destruction. La Russie ne semblait pas s’attendre à cette nouveauté, et paraît avoir été surprise au début du conflit par l’emploi des drones tactiques ukrainiens, d’origine turque, Bayraktar TB2. Aujourd’hui encore, elle n’est pas au niveau des Ukrainiens sur le sujet. Comment l’expliquer ?
La Russie n’a cru que tardivement aux drones et a pris du retard, techniquement, mais aussi industriellement bien qu’elle possède toutes les connaissances techniques et industrielles dans ce domaine (Drone Tupolev, Yak et la dronisation de la navette « Bourane »). Bien qu’elle se soit lancée dans des programmes nationaux de drones emblématiques (MALE « Orion » et « Sirius », UCAV « S-70 ») et qu’elle se soit rapidement dotée de drones iraniens, elle reste en retard par rapport à Israël, aux États-Unis et la Chine, qui sont très avancés dans ce domaine. Les programmes de drones MALE (Moyenne Altitude /Longue Endurance) russes destinés à concurrencer les drones américains General Atomics « Reaper » (MQ-9A) ou les drones chinois AVIC « Wing Loong » ne sont pas encore produits en série et restent inférieurs en performances.
La Russie tente de rattraper son retard en fabriquant des drones sous licence. C’est le cas du drone tactique « Forpost », qui est la version produite sous licence du drone israélien IAI « Searcher », un engin aux performances moyennes et à la technologie désormais vieillissante. L’État hébreu les retire d’ailleurs du service (l’Espagne aussi). La Russie doit dépasser ce stade si elle veut combler son retard, d’où le lancement de programmes nationaux, mais qui tardent à émerger.
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D’après les sources ouvertes, Moscou serait en train de passer des accords avec Téhéran pour construire des drones sous licence iranienne, notamment des drones kamikazes « Shahed » utilisés massivement en Ukraine. Ironie, les Iraniens auraient eux-mêmes développé leurs UAV à partir de technologies israéliennes.
En termes de doctrine d’emploi, l’armée russe semble avoir suivi dès le départ la position majoritaire des pays en utilisant les drones pour la reconnaissance et notamment au profit de son artillerie. L’évolution majeure, pour la Russie, est l’emploi massif des drones « kamikaze » (ou Loitering Munition en anglais (LM)) pour détruire des objectifs en Ukraine. Ce sont essentiellement les drones iraniens (différents modèles de « Shahed » et plus récemment des drones russes Zala comme le « Lancet ») qui réalisent plus ou moins précisément ces nouvelles missions. On peut analyser ce changement de doctrine de deux points de vue : ou bien les Russes font cela parce qu’ils changent de pratique et progressent, ou bien, et c’est probablement le cas, ils utilisent des drones pour pallier le manque de missiles et réduire le coût de traitement d’une cible donnée. La question est de savoir si les forces russes utilisent des Loitering Munitions dans le cadre d’une évolution de leur doctrine d’emploi ou uniquement dans un but économique.
Par contre, la Russie semble utiliser aussi beaucoup de systèmes anti-drones, notamment par des installations de brouillage. Là encore, il est difficile de savoir s’il s’agit d’une évolution liée à ses pertes en début de conflit ou si cette démarche était déjà initiée auparavant. La Russie a fait, plusieurs fois, état de destruction d’UAV ukrainiens par ses systèmes anti-aériens en dotations.
Selon des sources britanniques, l’Ukraine consomme des milliers d’UAV sur le front avec une doctrine très offensive. Ses drones causent aussi de sérieux dommages au camp adverse. L’Ukraine est-elle très en avance sur la Russie ?
L’Ukraine se prépare à un conflit de ce type depuis 2014. Les tactiques, les formations, le matériel sont très inspirés des Occidentaux.
Actuellement, compte tenu des difficultés de vérification des informations, il est extrêmement difficile de savoir combien de drones ont été perdus (aussi bien du côté ukrainien que du côté russe). Une étude britannique estime que 10 000 drones ukrainiens sont abattus ou capturés par les Russes tous les mois. L’information est intéressante, mais doit être relativisée, car elle ne précise pas le type d’UAV : micro/mini ou tactique. Il semble s’agir majoritairement des engins peu coûteux, mais efficaces, d’origine civile, utilisés pour fournir en boucle « courte » des informations aux combattants : détecter-identifier-traiter. Un simple drone que nous pourrions acheter à la Fnac a toute sa place sur le front (de nombreuses images et vidéo montrent l’emploi de drones types « Parrot » ou « DJI » chinois).
Actuellement, la flotte ukrainienne de drones est composée de très nombreux types d’engins, de toutes qualités et de tous systèmes. Ces drones proviennent aussi bien d’acquisitions ukrainiennes, que de dons (américains, européens).
Cette hétérogénéité peut être avantageuse pour échapper au brouillage et permettre une bonne adéquation avec l’emploi visé, mais elle peut poser de gros problèmes en termes de formation des opérateurs et de logistique. Tous les systèmes sont différents et sont plus ou moins complexes à prendre en main. Se pose aussi la question de la coordination et de la mise en réseau.
Les Ukrainiens font aussi état d’ingéniosité et de créativité pour exploiter au mieux leur composante drone. Ainsi :
- connaissant la faiblesse de la protection des chars russes en partie haute, ils ont modifié des UAV quadricoptères légers pour larguer des grenades et des bombes légères sur cette partie des chars russes (à noter que plusieurs autres nations et notamment la Chine développent aussi ce type de systèmes),
- certains textes annoncent que lors de l’attaque du « Slava », les défenses antiaériennes du croiseur ont été « occupées » par des drones TB2 (qui n’avaient pas la capacité de couler ce type de navire) ce qui aurait permis de « cacher » l’arrivée des missiles antinavires. Cette tactique de diversion reste à confirmer, mais elle est intéressante ;
- ne pouvant attaquer de manière classique la base navale russe de Sébastopol en raison de la faiblesse de leur marine et des défenses russes renforcées, les Ukrainiens ont développé des USV (Unmanned Surface Vehicle) de combat. Ces USV « kamikaze » sont le pendant des Loitering Munitions aériennes. Plusieurs attaques ont eu lieu avec ce type de systèmes, la dernière en date ayant eu lieu à la mi-juillet à la fois contre la base de Sébastopol et contre le pont de Crimée.
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L’Ukraine a demandé, plusieurs fois, à recevoir des drones armés General Atomics « Predator » (MQ-1), « Reaper » (MQ-9A) ou « Gray Eagle » (MQ-1C), mais les États-Unis ont jusqu’à maintenant refusé. Les États-Unis craindraient qu’un de ses drones tombe dans les mains des Russes et permette ainsi à la Russie de faire du « retroengineering » (comme l’on fait les Iraniens). Mais, il y a aussi une explication pratique : le temps de livrer les appareils puis de former les équipages est très long (plusieurs mois). Toutefois, General Atomics mènerait actuellement des études pour concevoir une version « dégradée » du « Gaey Eagle » en retirant/remplaçant tous les sous-systèmes « sensibles ». Il s’agit cependant d’un exercice très complexe. En cas de réussite de la démarche, il faudra encore quel le Congrès américain donne son accord à la fois pour le drone et les munitions dédiées. Il s’agit donc d’un processus à long terme. Néanmoins, les Américains livrent à l’Ukraine de nombreux autres systèmes de drones, y compris des « Loitering Munition » comme les AeroVironment « Switchblade ».
Il est probable qu’à moyen terme, l’Ukraine produira soit des drones sous licence, soit des drones développés localement. Leur expérience sur le sujet est unique et s’ajoute à une maîtrise déjà présente. Ils ont par exemple un savoir-faire très avancé sur les moteurs. Du temps de l’ex-URSS, l’Ukraine produisait une large partie des turbines d’hélicoptères, mais aussi des appareils de transport.
Un accord a d’ailleurs été récemment passé avec Baykar, le fabricant des « Bayraktar », pour équiper les TB2 de moteurs ukrainiens. Kiev est aussi en train de construire une usine pour fabriquer des TB2 sous licence en Ukraine. À terme cette usine pourrait aussi produire des MALE « Akinci » voire un système de drone commun Turquie/Ukraine.
Les autres armées du monde sont-elles aussi en pointe sur la question des drones ?
L’armée israélienne est l’armée qui a le plus tôt théorisé l’emploi des drones pour de multiples raisons : tactiques, techniques, mais aussi humaines. C’est l’armée qui a la plus longue expérience opérationnelle dans ce domaine.
Compte tenu de ses effectifs réduits, des temps de formation de plus en plus longs des pilotes de chasse, des réticences des populations vis-à-vis des pertes humaines, Israël considère le drone comme une donnée essentielle. Elle fait donc appel à de nombreux drones (micro/mini ; tactique, MALE, Loitering Munition) et mise sur leur emploi. Israël est aussi un gros exportateur d’UAV avec de nombreuses firmes (étatiques et privée) travaillant dans ce domaine. À l’échelle de 2040-2045, L’IAF (Israeli Air Force) a annoncé que sa flotte d’appareils de combat devrait se composer de 50% d’appareils pilotés et de 50% d’UAV. L’IAF considère que les UAV ne peuvent pas encore remplacer les appareils pilotés, mais qu’ils sont un apport indispensable pour les missions longues et dangereuses (entrer en premier sur une zone, par exemple, ou détruire un objectif fortement défendu).
Il est intéressant de noter une certaine similitude entre la situation et les ressources d’Israël et de l’Ukraine.
Outre l’intérêt militaire d’aider l’Ukraine vis-à-vis de la Russie, les États-Unis ont aussi un avantage à fournir des drones à l’Ukraine. Ainsi, les forces militaires, mais aussi industrielles des États-Unis accumulent un retour d’expérience (RetEX) au combat d’une valeur inestimable. Il est certain que les forces américaines et les industriels américains sauront capitaliser ces RetEx pour adapter leurs doctrines d’emploi et leurs produits.
Cette analyse est la même pour le constructeur turc Bayraktar avec son TB2, mais la situation profite aussi à d’autres fournisseurs d’armement ou d’équipements.
La question des TB2 est intéressante. Certaines critiques lui reprochent d’être insuffisant sur le plan purement technique. Pourtant, de nombreux pays en ont commandé au constructeur (25 à 28 selon les sources). Quelle est votre explication ?
Le TB2 est un drone tactique léger (rustique) avec une tourelle électro-optique de plus ou moins bonne qualité (en fonction du choix du client), capable de lancer deux missiles légers de 22 kg au maximum (UMTAS), ce qui n’est pas très important. C’est un bon drone tactique avec des capacités de reconnaissance et de renseignement très intéressantes. L’entreprise Baykar qui le produit a conçu un engin rustique et facile à utiliser, qu’on peut perdre vu le prix (5 à 6 M$). À ce jour, Baykar a produit plus de 500 TB2.
En comparaison, la France s’équipe aujourd’hui du drone tactique Safran « Patroller ». Certes plus puissant et plus performant, ce drone est moins rustique et nécessite une emprise au sol largement plus conséquente que celle d’un TB2. Son coût avoisinerait les 20/30 M$, et à ce jour seule la Grèce annonce en avoir commandé.
Se pose toujours la même question concernant l’armement : faut-il privilégier l’excellence de l’équipement, qui coûte très cher, ou faut-il choisir une moins bonne qualité, mais qui simplifie tout et dont le prix est plus raisonnable ? Permettant ainsi à « iso budget » d’en acquérir plus voir d’en perdre sans de grosses conséquences. Baykar a choisi la deuxième option, qui est aussi privilégiée par les Russes de leur côté.
Le sujet de la formation est aussi essentiel. Il est moins problématique pour les petits drones qui ne nécessitent qu’une formation de quelques jours (maximum 2 à 3 semaines), mais il faut compter plusieurs semaines pour les drones tactiques, et plusieurs mois pour des drones comme les MALE.
La guerre en Ukraine a convaincu les armées européennes qu’on ne peut se passer des drones. Dans quelle mesure pourront-ils remplacer l’avion ?
C’est une question qui mériterait tout un article. À ce jour, les UAV sont devenus importants pour les forces aériennes de premier rang, mais ils ne révolutionnent pas l’emploi des forces aériennes en raison :
- D’une certaine vulnérabilité (brouillage, système antiaérien et demain systèmes particuliers dédiés)
- D’une capacité d’emport encore limitée (ex « Reaper» versus F-16 ou A-10).
Les capacités de combat des drones sont prometteuses du point de vue économique, mais il reste de nombreuses étapes à franchir :
- Armements adaptés aux UAV en termes de masses, caractéristiques d’emploi, coûts, etc ;
- Vulnérabilité vis-à-vis des autres intervenants sur le champ de bataille ;
- Coût global du système.
Il est probable qu’à l’horizon de 10 à 15 ans, certains avions de combat pourraient être remplacés, pour certaines missions, par la nouvelle génération d’UCAV.
Les Forces Armées Ukrainiennes (FAU) utilisent les drones à outrance, et ils ont raison. Cela ne change pas la guerre, mais ils confèrent un certain avantage pour arrêter ou bloquer des forces. Le drone est une composante importante de la guerre en Ukraine, mais il ne renverse pas le conflit.
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