Guerre en Ukraine : étude des opérations non conventionnelles

17 avril 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Des soldats ukrainiens montés sur des chars russes T-72 capturés participent à un entraînement militaire près de la frontière entre l'Ukraine et la Biélorussie, près de Tchernihiv, en Ukraine, le vendredi 28 octobre 2022. (AP Photo/Aleksandr Shulman, File)/FP509/23089528001166-1/FILE PHOTO/2304010620

Abonnement Conflits

Guerre en Ukraine : étude des opérations non conventionnelles

par

Dans un rapport de mars 2023, le RUSI (Royal United Services Institute) analyse avec finesse les opérations non conventionnelles menées par la Russie en Ukraine des années 2000 à l’attaque de février. Usage de Wagner, maitrise des espions et des renseignements, la Russie avait préparé de longue date son intervention.   

Le rapport a été réalisé par Dr Jack Watling, Oleksandr Danylyuk et Nick Reynolds. Il est disponible ici. 

La guerre en Ukraine, abondamment étudiée du point de vue de la stratégie militaire et des fausses informations, commence aussi à être abordée du point de vue des opérations non conventionnelles. Dans son rapport, le RUSI analyse à l’aide d’archives de presse et d’interviews avec des sources ukrainiennes, les différents outils non conventionnels utilisés par les services de renseignement russes et l’armée pour mener le conflit. Des infiltrations au recrutement de hauts fonctionnaires ukrainiens ou encore l’usage de groupes paramilitaires, dont Wagner, tous les procédés informels sont bons. 

Infiltrations et retournements

La guerre en Ukraine est le fruit d’une longue préparation par la Russie. Avant de mener une lutte armée, Vladimir Poutine et le service de renseignement russe, le FSB, se sont attelés à orienter les politiques ukrainiennes vers les intérêts russes, dès les années 2000. Des services de renseignement ukrainiens aux entreprises de gestion du nucléaire, le FSB a procédé entre 2000 et 2022 à une stratégie de recrutements massifs en Ukraine à tous les niveaux. 

Par exemple Andriy Derkach. Fils d’un officier du KBG, il se rend en Ukraine en 1993 après ses études et devient député du peuple au parlement de Kiev en 1998. En parallèle, il gère Energoatom, en charge du nucléaire en Ukraine et fait signer de nombreux contrats favorables à Rosatom, l’équivalent russe d’Energoatom. Dès la fin des années 2000, le SBU – l’agence de renseignement ukrainienne – avertit le président ukrainien des activités de l’individu. Il faut attendre juin 2022 pour qu’il soit sérieusement mis en cause par les Américains, qui l’accusent d’être un espion russe. Une des preuves apportées consiste en des documents révélant qu’il aurait été chargé d’établir un réseau d’entreprises de sécurité privée, destinées à contrôler plusieurs villes en Ukraine dans le but de préparer l’invasion russe. 

L’autre taupe du FSB serait le général Oleg Kulinich, un des chefs régionaux du SBU, également associé à Derkarch chez Energoatom. Jusque-là, il était chargé de l’affaiblissement des services du SBU et sa capacité à détecter des agents russes. Il aurait aussi reçu l’ordre d’influencer le pouvoir ukrainien pour qu’il renonce à rejoindre l’OTAN. Il est limogé et détenu par le SBU en juillet 2022. Le FSB a donc fait preuve d’une haute compétence pour espionner et influencer l’Etat ukrainien, tout en évitant de s’impliquer directement dans les opérations grâce à son recrutement efficace d’agents. 

À lire également

La guerre en Ukraine : une revanche de la géographie ?

Forces et faiblesses de « la politique des agents »

Le système de flag recruitement du FSB possède bien sûr des faiblesses, démontrées dès l’invasion de février 2022. Au début du conflit, le FSB pensait qu’il aurait un réseau fidèle à ses ordres et il s’était montré très optimiste sur sa capacité d’influence sur les institutions ukrainiennes. Toutefois, le maintien en place des institutions ukrainiennes au lendemain de l’invasion russe a démontré l’exagération complète des services du FSB. De plus, nombre d’informateurs ont quitté les services dès le début du conflit, démontrant une autre limite :  l’absence d’idéologie chez les agents ukrainiens. Motivée avant tout par les rémunérations proposées par le FSB, la volonté de protéger leurs vies et celles de leurs proches a certainement primé sur les promesses de rémunération. Une fois la situation devenue trop risquée, la mission n’en valait sans doute plus la peine. « Le criminel qui voyait précédemment peu de problèmes à agir comme un coursier à la frontière russo-ukrainienne pourrait […] sentir qu’il devrait [plutôt] protéger sa famille si elle était attaquée »1 analyse le RUSI. Mal informée sur la véritable situation en Ukraine, affaiblie par les désertions d’une partie de ses informateurs, l’armée russe fut prise de court à son arrivée. Le lieutenant général Reshetnikov du SVR (services de renseignement extérieurs russes), résume bien la situation : « Les erreurs de calcul furent essentiellement politiques et militaires : sous-estimation de l’ennemi, mécompréhension de l’état d’esprit et du fonctionnement de ce pays. Il y avait très certainement des espérances injustifiées : nous allions entrer dans Kiev et Kharkov, pour porter au pouvoir des représentants ukrainiens raisonnables. Mais ce n’est pas cela qui s’est produit2. » Mais dans les territoires que l’armée russe est parvenue à conquérir, un régime d’occupation efficace est mis en place, toujours grâce à l’usage d’agents recrutés par le FSB. 

Les régimes de contrespionnage dans les territoires occupés

Comme les Russes l’ont montré en Crimée en 2014, leur capacité à s’implanter durablement dans un territoire et à le contrôler est remarquable. Dès leur arrivée dans les villes conquises, ils se sont assurés qu’ils auraient des hommes fidèles à Moscou pour les administrer. Une procédure menée par exemple dans l’oblast de Kharkiv : interrogatoires, fouilles de maisons, remplacement des maires ou encore coupure des communications avec Kiev, tout est mis en œuvre pour permettre une « russification » des populations de l’oblast. En complément de cela, le FSB se constitue un bon réseau d’informateurs parmi la population. Dans l’oblast de Kharkiv, 800 agents russes furent identifiés. L’objectif premier du FSB n’est pas tant d’obtenir un soutien de la population, mais de s’en assurer le contrôle, comme elle le fit durant la guerre de Tchétchénie de 1994, où 8% de la population en moyenne collaborait avec les services de renseignement du Kremlin. 

À lire également

Ukraine, regards sur la guerre

Mercenaires et troupes irrégulières 

L’usage des pratiques non conventionnelles s’étend aussi à l’armée, ou pour contrôler les territoires ou pour assurer des interventions. Les nombreuses pertes au sein de l’armée régulière russe et l’installation de plusieurs de ses membres dans les villes ou oblasts conquis en Ukraine pour en assurer l’administration ont causé une pénurie d’hommes ces derniers mois. Pour pallier ce phénomène, les Russes ont accru le recours aux mercenaires, dont le groupe Wagner et le régiment tchétchène du colonel général Ramzan Kadyrov. Le groupe Wagner, fondé en 2014 par l’influent Yevgeny Prigozhin, est dépendant officiellement de la direction générale des renseignements russes, le GRU, mais recevrait ses ordres directement de Poutine. Au départ absente d’Ukraine, du fait de sa présence en Syrie et au Mali, elle a vu son rôle s’accroître ces derniers mois. Son action est venue s’ajouter à celle des hommes de Kadyrov, chargés d’assister le FSB du contrôle des territoires conquis. Fournie en armements et en hommes par le GRU, sans faire partie pour autant de l’organigramme de l’armée russe, la participation de Wagner au conflit devrait s’accroître dans les mois à venir, tout comme le développement d’autres armées privées. L’utilisation de l’armée privée PWC Redut, fondée par des anciens du GRU en est un exemple.  

Des renseignements déficients ?  

L’échec des Russes durant les premiers mois de la guerre en Ukraine a souligné les problèmes de culture de travail au sein du FSB, hérités de la période soviétique, en particulier la communication déficiente entre les autorités et les agents sur le terrain. Les « services spéciaux russes souligne le rapport, avaient reçu l’ordre de faciliter une occupation avec un calendrier précis et non pas d’évaluer sa viabilité3. » L’armée russe en a subi les conséquences… L’obéissance aux ordres plutôt que la fourniture de « conseils honnêtes aux services spéciaux russes à l’exécutif 4 » et la peur de déplaire au chef et à Vladimir Poutine empêche le système de fonctionner efficacement, malgré le dynamisme incontestable des services. L’autre problème est l’incapacité des services russes à se renouveler dans leurs méthodes, restées identiques depuis la période soviétique, quels que soient les terrains d’action. « Bien que cela permette aux opérations russes de réagir rapidement face à une cible qui ne se doute de rien, il y a aussi une véritable vulnérabilité lorsque la cible est en état d’alerte, parce que les opérations risquent de s’exposer mutuellement5. » L’exemple ukrainien est relativement parlant : face à une situation imprévue, la capacité d’adaptation des services de renseignement a fait défaut.

Le FSB dispose encore de nombreux atouts, dont sa capacité à récolter des informations, grâce à son réseau d’agents, qui lui a permis de situer et de détruire plusieurs sites stratégiques en Ukraine, notamment énergétiques et militaires. La compétence technique des services russes demeure donc, malgré des défauts aux lourdes conséquences dans ce type de conflit.  

À lire également

La Chine face au conflit en Ukraine et au-delà

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Maximilien Nagy

Maximilien Nagy

Voir aussi