Alors que l’idée de guerre économique est devenue un lieu commun, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que celle de paix économique bénéficie d’une longue histoire. Montesquieu en est l’un des propagandistes les plus connus. Il décrit dans son essai le commerce comme vecteur de ce que nous appellerions aujourd’hui le lien social et entre les nations. Il distingue par ailleurs le commerce utile et positif du commerce de spéculation et au long cours, visant à satisfaire des besoins superflus, commerce prédateur et immoral par sa quête du profit.
Malgré le fait que Montesquieu pense dans un cadre de marché non ouvert (nous dirions aujourd’hui protectionniste), il est largement à l’origine des justifications philosophiques en faveur d’une organisation économique ouverte telle qu’on la trouve dans le discours des Nations unies et des organismes de Bretton Woods. Le discours sur le développement, posé en 1949 par Harry Truman, développé sous différentes formes depuis, est largement inspiré de ses considérations.
La théorie de la Peace Through Commerce s’est développée à partir de l’interprétation dominante des causes du second conflit mondial, imputé à la crise de 1929, aux dévaluations monétaires et au protectionnisme qui l’ont accompagnée. Face à ce danger, la prévention devait passer par la prospérité généralisée, l’ouverture aux échanges (négociée dans le cadre du GATT et plus tard de l’OMC) et une forme de sécurité économique (par la Banque mondiale et le FMI principalement). L’idée est en fait déjà apparue en 1935 sous la plume d’Henri Hauser qui voulait éviter la redite de la Première Guerre mondiale. L’idée dominante est que les nations qui prospèrent grâce au commerce n’ont aucun intérêt à faire la guerre et aucune possibilité de s’y livrer à cause de leur spécialisation économique et des interdépendances qui en résultent.
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C’est Francis Fukuyama qui sera le porte-parole, en 1992, de l’aboutissement de cet idéalisme dans La Fin de l’histoire et le dernier homme où il prophétise la fin des conflits avec la fin des idéologies concurrentes et la primauté des échanges économiques dans les relations entre nations. Pourtant c’est dans la même période qu’apparaît l’idée d’une guerre économique qui serait la nouvelle forme de conflictualité moderne.
Faut-il désespérer ?
Ce qui est certain c’est que, dans la période récente, malgré les intentions affichées par les organisations internationales, la compétition économique ne s’est jamais découplée de la compétition de puissance et des conflits entre nations.
Tout idéaliste qu’il soit, le texte fondateur d’Harry Truman est aussi un texte antisoviétique, le développement étant destiné aux peuples libres, donc non communistes. Pour enthousiasmant qu’il soit, le projet du développement ne s’est jamais départi, dans la pratique des Nations unies, de la méfiance entre nations et des impératifs de sécurité nationale des acteurs. Finalement, il est toujours apparu comme souhaitable, gage de bonne volonté, récompense de l’acceptation de règles internationales largement euro-américaines, mais jamais comme un projet de substitution au jeu supposé inévitable des rivalités entre puissances.
Il est d’ailleurs significatif que dans l’organisation de l’économie pacifiée mondiale, deux domaines tout particulièrement stratégiques échappent complètement à toute forme de norme globale de la part des Nations unies : l’énergie et les matières premières d’une part, la propriété intellectuelle[1] d’autre part. Ici, pas de mutualisation : le recours à la force (directe ou non) reste discrétionnaire. Or, ce sont bien les domaines dans lesquels aujourd’hui on utilise le plus l’allégorie de la guerre économique : explication (trop) systématique des conflits par la volonté de contrôler les matières premières, développement sur la cyberguerre et l’espionnage industriel…
Contre le discours de guerre
Alors la paix économique est-elle condamnée à n’être qu’une utopie ? Non, car les mécanismes de l’interdépendance fonctionnent, même si des nations peuvent accepter le prix à payer d’un conflit, comme la Russie dans la crise ukrainienne ou l’Iran sur le dossier de son nucléaire.
Non, car des nations peuvent faire le choix de la priorité accordée à la prospérité par le commerce (nécessaire qui plus est pour maintenir la paix sociale) comme le démontre la démarche de construction européenne qui a inspiré nombre d’initiatives de marchés communs, à commencer par l’ALENA. Ceci reste néanmoins surtout valable, il est vrai, en l’absence de menace de conflits comme le démontre encore le cas ukrainien.
Non également, car la paix est la condition d’exercice de l’activité économique, si l’on excepte certains secteurs comme l’armement, et que tous les acteurs y ont intérêt la plupart du temps. N’oublions pas que les conflits restent des situations minoritaires temporellement et géographiquement, et que la norme est la coexistence pacifique. Depuis 1955, la Brand Corporation a calculé que chaque être humain avait été en moyenne 2 mois en guerre.
La paix économique est en fait non pas l’alternative mais l’autre face des relations internationales telles qu’elles se pratiquent, et elle est la plus fréquemment visible.
Cependant il est une dérive dangereuse qu’il faut surveiller de près. Il ne s’agit pas de la guerre économique au sens strict, mais de la militarisation de la vie des affaires. La rhétorique guerrière s’y répand : elle sert à justifier la recherche de la croissance perpétuelle et du profit maximum, elle présente le concurrent comme un ennemi à abattre[2], elle fait des salaires et des hommes de simples variables d’ajustement, permettant au passage la remise en cause des avantages acquis, elle légitime les délocalisations et le déclassement, elle débouche sur la mise au rebut technique de régions entières dont le issu économique se vide.
Cette éthique guerrière fait de vraies victimes si l’on en croit les études traumatologiques récentes dans le domaine de la santé professionnelle, très similaires à celles observées dans des situations de combat : dépressions aiguës, suicides…
En tant que réalité, non l’avons vu, la paix économique n’est qu’une des modalités possibles des relations entre nations, en tant que discours elle doit se dresser contre l’idéologie des affaires vues comme un affrontement. L’apparition des discours de plus en plus nombreux sur la responsabilité sociale des entreprises, particulièrement dans son volet interne, est à ce titre symptomatique de l’urgence.
Sous cet angle, la paix économique que l’on peut qualifier d’« interne » est une nécessité. Si l’on se pense dans une guerre économique mondiale, alors la collaboration, la sécurité collective et le pacte social offrent les meilleures chances de succès. Dans le cas contraire, elles sont de toute façon la meilleure des garanties de la pérennité des activités économiques sur le long terme, de la fidélisation des partenaires et des clients, de la sécurité des approvisionnements et, en définitive, de la paix sociale. Tout simplement, elle est rentable à moyen terme, économiquement et politiquement. Elle l’est d’ailleurs d’autant plus que les activités économiques sont aujourd’hui sous la surveillance intransigeante (et parfois militante) des sociétés civiles, comme en témoigne le cas célébrissime de Nike à propos d’utilisation d’enfants dans la sous-traitance.
La paix économique absolue est une utopie, mais la priorité donnée à une économie non violente chaque fois que c’est possible est une nécessité. Une économie ne fonctionne pas parce qu’elle est en croissance, mais parce qu’elle permet de garantir les conditions de vie des sociétés auxquelles elle est liée. Le contraire de la paix économique n’est pas la guerre économique : à terme, c’est la guerre civile. Et en ce sens nous rejoignons les idées idéalistes de Montesquieu sur le « doux commerce ».
- L’OMPI n’est pas un organisme de diffusion et de mutualisation mais de législation commune visant à garantir la non-prolifération du savoir, contrairement d’ailleurs aux conditions évoquées par Truman qui prétend que le développement se fera par le partage du savoir.
- Y compris comme le montrent des études en l’absence totale de gain pour le « vainqueur ».