<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Un siècle de « guerres de monnaie »

7 septembre 2020

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Un siècle de « guerres de monnaie »

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La guerre des monnaies prend deux formes différentes. D’abord celui qui émet la monnaie mondiale, acceptée par tous comme règlement, en tire de nombreux avantages, mais aussi des contraintes multiples. Ensuite la manipulation de son cours permet de faciliter les exportations ou les importations, au choix. Guerre entre monnaies, guerre par la monnaie, telles sont les deux formes principales de la guerre des monnaies. Mais est-elle si importante ?

Toute monnaie est censée remplir trois fonctions : unité de compte, instrument d’échange ou de paiement, réserve de valeur. Sous cet angle utilitaire, qui fait de la monnaie un moyen intelligent de comparer des choses hétérogènes, de les échanger et de transférer de la valeur dans le temps, rien ne laisse présager une guerre possible ; tout au plus une concurrence entre des monnaies plus ou moins bonnes pour rendre des services. L’expression « guerre des monnaies » a-t-elle alors vraiment un sens ?

Des monnaies de guerre à la guerre des monnaies

Il est des moments propices pour le pouvoir où la confiance et la légitimité vont de soi : les guerres. Parce que les circonstances l’exigent, la création – exceptionnelle  – de monnaie peut apparaître à tous nécessaire. Ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale. Dès 1890 le pouvoir allemand, craignant que les riches Allemands ne soient réticents à consentir un nouvel effort par l’impôt, avait prévu de battre monnaie « nouvelle » – les darlehnskasse – dans de telles circonstances. Ce sera abondamment fait après 1914, le ministre des Finances Karl Helfferich considérant qu‘une création monétaire ne saurait être inflationniste en temps de guerre.

Mais ensuite… ?

L’hyperinflation de 1923 apporte la réponse. À la suite des accords de Gênes qui, en 1922, avaient vainement cherché à instituer une paix monétaire, la guerre des monnaies est ouverte. Le franc est déstabilisé à partir de 1924. Complot ourdi par l’Allemagne qui orchestrerait la vente de titres français par des banques autrichiennes et allemandes ? Comportement rationnel de la part d’agents anticipant la baisse du franc ? Les Anglais eux-mêmes ont « joué » à cette baisse en ne renouvelant pas dès 1923 des prêts qui auraient dû être reconduits – peut-être Londres n’était-elle pas mécontente d’affaiblir le pays qui semble alors dominer le continent. La chute du franc est inévitable à partir de 1925 : alors qu’il avait déjà vu sa valeur divisée par 6 face à la livre entre 1913 et 1923, il perd encore près de la moitié de sa valeur face au dollar, qui sort gagnant de cette guerre des monnaies.

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Albert Aftalion anticipe que les gouvernements vont devoir compter avec les anticipations de variations de change de la part des marchés, des spéculateurs, y compris les banquiers, même « centraux ». Il semble alors que chaque pays doit disposer d’une monnaie forte, si besoin par la spéculation organisée contre celle des autres. C’est une guerre pour le statut de monnaie internationale, une guerre pour le symbole de puissance nationale qu’elle représente, mais aussi pour les atouts que procure une monnaie recherchée.

D’une guerre l’autre : de la spéculation à la compétition

Une monnaie forte ne suffit pas à faire une économie forte. Elle en est au contraire la conséquence. Churchill regrettera lui-même d’être tombé dans le piège du retour à la parité-or d’avant guerre en 1925 qui provoque le déclin de l’industrie anglaise et l’augmentation du chômage au quart de la population active en 1931. Le Royaume-Uni prend alors la décision de dévaluer. La France aura dégainé plus tôt : revenant au pouvoir, Poincaré comprend que la rigueur qu’il incarne doit être modérée. Il rétablit le franc, mais à une valeur égale à 1/5e de celle qu’il possédait en 1914.

Dès les années trente, la guerre des monnaies change ainsi de nature et repose sur des dévaluations compétitives. C’est le cas de l’Angleterre en 1931, des États-Unis en 1933. La France attend 1936 pour s’y résoudre, bien tardivement. Les rapatriements des capitaux et le contrôle des changes complètent le tableau d’une période au cours de laquelle la guerre monétaire est un prélude à la guerre à venir.

Ce n’est sans doute pas un hasard si une nouvelle paix monétaire est ainsi signée avant même la fin de la guerre, dès 1944. Sur les contreforts du mont Washington, les nations s’engagent avec les accords de Bretton Woods à ne pratiquer des dévaluations qu’en dernier recours en cas de déficit courant intenable : ils renoncent ainsi à la guerre des monnaies.

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La guerre de position

Le système monétaire est alors hiérarchisé autour d’un dollar seul convertible en or. C’était compter sans l’abus propre à tout pouvoir comme se plaisait à le marteler Montesquieu. Le statut de monnaie internationale permet aux États-Unis de profiter de nombreux avantages, en particulier le « déficit sans pleurs » décrit par Jacques Rueff puisqu’ils émettent le dollar qui permet de payer ce déficit.

Le risque était que les États-Unis profitent exagérément de cette facilité. Ils émettent un nombre croissant de dollars avec le risque de provoquer l’inflation dans le monde et surtout de ne plus pouvoir les échanger contre de l’or – comme le supposait la convertibilité de leur monnaie décrétée en 1947. Or c’est cette convertibilité qui justifiait la place exceptionnelle du dollar et les privilèges qu’il apportait à Washington. Que faire ?

Goldfinger, le méchant du James Bond de 1964, avait compris qu’en irradiant l’or de Fort Knox, il redonnerait de la valeur au sien. Il n’avait pas anticipé qu’un président américain pourrait, quelques années plus tard, décréter le dollar inconvertible en or pour ôter à ce dernier le statut de monnaie internationale. Nixon, le 15 août 1971, coupe l’herbe sous le pied des détenteurs de dollars à l’étranger mais aussi de ceux qu’il désigne lui-même lors de son intervention télévisée comme les « spéculateurs ». Les ennemis sont désignés nommément. Il n’y a pas que Goldfinger. Pas que de Gaulle qui avait exigé la conversion de ses dollars contre de l’or. Il y a le marché. La guerre des monnaies est désormais, aussi, une guerre des banques centrales contre les acteurs des marchés des changes et financiers.

Le pouvoir des marchés

La valeur externe d’une monnaie, vis-à-vis d’un métal précieux (l’or le plus souvent) ou d’autres monnaies, ne se décrète pas : rien ne garantit que « le marché », c’est-à-dire ceux qui, pour échanger ou pour spéculer, achètent et vendent quotidiennement ces monnaies, vont juger cette parité légitime. Ils peuvent battre les banques centrales, ils peuvent pousser une monnaie à se déprécier ou à s’apprécier selon ce qu’ils croient justifié. En 1976, le système de Bretton Woods est supprimé, les changes deviennent flottants ce qui signifie que ce sont les marchés qui fixent au jour le jour la valeur des monnaies, les banques centrales laissant faire (en principe). Les fauves des marchés sont lâchés. Mais c’est surtout le dollar qui va se lâcher.

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La « douce négligence » (benign neglect) assumée par les États-Unis, que leurs déficits commerciaux illustrent encore, a conduit à faire du dollar une monnaie erratique. Les avantages semblent gigantesques pour Washington : la possibilité de financer leurs déficits grâce aux titres qu’ils émettent et que le monde achète, dès lors la surconsommation, le soutien à la croissance et la création d’emplois… Et tout cela en n’étant plus soumis aux contraintes qu’imposaient les accords de Bretton Woods, garantir la convertibilité de leur monnaie en or !

Mais cette situation a aussi fragilisé le dollar. Peu à peu, le système monétaire international est passé d’un oligopole de type Stackelberg (où un leader voit les followers accepter leur statut) à un oligopole de type Bowley (où les suiveurs voudraient contester le leader). Or, ce type d’oligopole est particulièrement instable.

Les concurrents du dollar

C’est en accumulant environ 4 000 milliards de réserves de dollars américains que la Chine a assis sa puissance commerciale et industrielle. La guerre des monnaies a encore changé de nature ! Celle des années vingt consistait plutôt à vendre des titres en monnaie étrangère pour en faire chuter le cours et déstabiliser socialement et économiquement le pays voisin. Puis il s’est agi d’instrumentaliser le cours des monnaies de manière plutôt brutale, afin de s’octroyer un surcroît de compétitivité. Désormais c’est en accumulant des titres étrangers pour surévaluer la monnaie des concurrents que l’on mène cette nouvelle guerre. Les réserves de change sont cette nouvelle arme, cinq fois supérieures à ce qu’elles étaient il y a un peu plus de dix ans, que les pays émergents ont accumulées.

On pourrait parler d’un nouveau Bretton Woods implicite. Il est instable et peut conduire à un atterrissage en douceur ou brutal. Brutal si le dollar devait un jour être attaqué par quelqu’un de plus fort qu’un Goldfinger ou un de Gaulle. En douceur si le yuan doit s’apprécier, comme il le fait d’ailleurs, graduellement. Tout dépend de l’ampleur des tensions commerciales. Tout dépend aussi des gains de productivité, des augmentations de salaire et de l’avènement d’une classe moyenne et d’un État plus « providentiel » chez les pays émergents.

Tout dépend aussi de la capacité du yuan à s’imposer peu à peu au niveau international, ce que les dirigeants chinois préparent par petites touches : création d’un marché du yuan à Hong Kong afin que les entreprises puissent emprunter dans cette devise, autorisation donnée aux banques centrales d’acquérir leurs bons du Trésor, accords avec de nombreux pays dont le Japon pour commercer directement sans passer par le dollar, établissement d’une zone franche à Shanghai où le yuan sera convertible (uniquement pour les entreprises)… En même temps, selon Antoine Brunet, elle sape discrètement la confiance dans le dollar en convertissant une partie de ses réserves du dollar vers d’autres devises. Les BRICS emboîtent le pas en créant en 2014 des instruments qui se veulent des solutions alternatives au FMI. Le dollar représentant 75 % des réserves des pays émergents en 1999 et 61 % aujourd’hui.

Les gouvernants chinois restent prudents et patients. Ils continuent à réguler les entrées et sorties de devises par le contrôle des changes, ils freinent l’appréciation du yuan et jettent lentement les bases de son internationalisation. Ils savent que leur pays est aujourd’hui dans une phase délicate. Il se trouve dans la situation d’un spéculateur qui aurait tout misé sur le même titre ou presque – les bons du Trésor américain. Il s’agit d’une stratégie risquée qui, avec le temps, devient contraignante : il faut la poursuivre telle une martingale au casino au risque de tout perdre. Mais perdre des réserves monétaires et financières est secondaire. Car derrière ces réserves monétaires, ce sont des exportations et du travail qui est jeu.

Le péché d’orgueil (ou le combat de coqs)

Toutes les nations pouvant prétendre à disposer d’une monnaie internationale ont fait un jour ou l’autre preuve d’orgueil monétaire.

En 1925, l’orgueil était anglais et a provoqué le retour à la parité d’avant-guerre d’une nation qui n’a pas compris qu’elle était sur le déclin en matière industrielle vis-à-vis des États-Unis et de l’Allemagne.

En 1992, l’orgueil était français : au moment de la réunification allemande, la Bundesbank s’efforça de contenir les risques d’inflation par une hausse des taux d’intérêt. Dans ce contexte, l’acceptation d’une réévaluation du mark (ce qui aurait correspondu à une dévaluation du franc sans le dire, donc en évitant l’humiliation symbolique) aurait pu empêcher que le taux de chômage monte en France à plus de 12 %.

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En 2009, l’orgueil était américain lorsque B. Obama crut bon de clamer que « le dollar est la monnaie du futur ». Derrière cette fanfaronnade se cachait la crainte que cela n’aille plus de soi, tant les déficits commerciaux s’accumulent, tant la dette publique dépasse de manière récurrente les plafonds autorisés par le Congrès, et tant la Fed a dû, par des opérations de quantitative easing, gonfler la masse monétaire.

La crise financière a en effet donné l’occasion à la Fed, par ses politiques de policy mix visant à soutenir la relance, de faire baisser le dollar et de redonner de la compétitivité aux entreprises américaines. Lorsque le ministre des Finances brésilien Guido Mantegna déplore, en 2010, la « guerre des monnaies » qui a conduit à une appréciation de près de 25 % du real par rapport au dollar en un an, il dénonce en fait une guerre qui lui échappe : celle de politiques monétaires – et financières – des puissants, dont son pays aspire à être mais n’est pas encore.

À l‘écart de la guerre

L’Europe semble avoir voulu rester à l’écart d’une nouvelle guerre des monnaies imposée par un dollar instable et par un yen et un yuan instrumentalisés. Par humanisme ? Par naïveté ? À cause de son histoire ? Il est difficile de manipuler à des fins de compétitivité une monnaie « jeune », qui a dû faire ses preuves de stabilité durant ses premières années d’existence. Sans doute, à ceux qui annonçaient dans les années 1990 que l’euro rivaliserait bientôt avec le dollar, la crise actuelle semble apporter un démenti. Mais l’euro est jeune et l’histoire est loin d’être terminée.

D’ailleurs le retour à une « guerre civile » d’États retournant à leurs monnaies nationales a été évité pour le moment. Tout ceci s’inscrit dans la vision des fondateurs de l’Europe comme « prélude aux fédérations pacifiques du futur » : que l’économique trace la voie au politique, que la guerre devienne à ce point irrationnelle économiquement qu’elle devienne impossible, et que la coopération finisse par l’emporter.

La paix monétaire voulue par les instances européennes ne suffit cependant pas, loin de là, à étouffer toute tension entre les nations : Merkel comparée à Bismarck hier, la France désignée comme krankreich aujourd’hui… Une paix des monnaies comme celle de l’euro ne se décrète pas, elle se construit. Le risque de guerre des monnaies est sans cesse à conjurer. En particulier quand certains pays sont à ce point compétitifs que d’autres peinent à l’être. Tel est bien l’enjeu du débat : l’industrie, le commerce les emplois, entre Européens comme avec le reste du monde. Toute paix monétaire signifie l’acceptation d’un jeu concurrentiel sans protection possible par le change et la dévaluation.

La grande illusion

Si les prix Nobel d’économie ont souvent récompensé des théoriciens américains monétaristes et libéraux, les États-Unis n’ont jamais été indifférents aux politiques industrielles comme peut l’être l’Europe. Et ils n’ont jamais été aussi monétaristes que l’a été la BCE jusqu’à la crise. Un peu comme lorsque Smith et Ricardo vantaient les mérites du libre-échange au moment où l’Angleterre s’appuyait sur les territoires de l’empire forcés de commercer avec elle et elle seule pour asseoir sa puissance industrielle et commerciale. Et c’est bien de l’industrie et de l’appareil de production qu’il s’agit.

Dès lors l’expression « guerre des monnaies » peut en définitive paraître inadéquate. J-B. Say conseillait de lever le voile monétaire pour saisir l’essence cachée des choses derrière les apparences. La guerre des monnaies n’est que le paravent d’une guerre industrielle et commerciale.

Si la monnaie est le nerf de la guerre, les industries en sont les muscles. La monnaie peut constituer un outil utile, elle ne suffit pas. L’Allemagne a réussi à être l’un des pays les plus compétitifs au monde, dégageant un excédent commercial qui dépasse souvent celui de la Chine, malgré le deutschemark puis l’euro forts, peut-être même grâce au deutschemark puis à l’euro forts : les produits allemands étant recherchés pour leur qualité et leur utilité, ils sont achetés, même s’ils sont plus chers. La France a réussi une opération de ce genre avec les produits de luxe. C’est évidemment la meilleure façon d’être compétitif, puisque la dévaluation de la monnaie correspond à une perte de richesse.

 

Il ne faut pourtant pas oublier que l’Allemagne a conquis ses parts de marché dans les années 1950 et 1960 avec un deutschemark faible ; c’est ensuite que sa monnaie s’est appréciée en un cercle vertueux. À l’inverse, la France a cru, à partir du milieu des années 1980, en une politique de désinflation compétitive qui n’a réussi que sur le premier terme de l’expression : l’inflation n’est plus, la compétitivité n’est toujours pas là. C’est que la compétitivité hors prix, comme disent les économistes, celle de la production « réelle », ne se bâtit pas en un jour. Et c’est elle qui compte.

Jean-Baptiste Say faisait de la monnaie un voile. On pourrait dire la même chose de la guerre des monnaies. Elle dissimule le vrai conflit, celui qui oppose les appareils de production. Elle peut être utilisée parfois pour protéger ou pour mettre en valeur la statue qu’elle recouvre. Elle ne la rendra ni plus belle, ni plus forte.

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À propos de l’auteur
David Colle

David Colle

Professeur en classe préparatoire ECE à Ipésup.
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