<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Firmes multinationales, faut-il les accepter chez soi ?

13 décembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Siège de General Eletric à Belfort © JC Tardivon/SIPA 00907806_000014

Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Firmes multinationales, faut-il les accepter chez soi ?

par

Les mouvements de capitaux jouent au sein de l’économie mondialisée le rôle moteur que jouaient autrefois les échanges de marchandises. Parmi eux, les investissements directs étrangers qui permettent de contrôler des filiales à l’étranger se situent au cœur de la guerre économique. Mais leurs effets sont ambivalents. À qui profitent-ils ? Aux pays qui les accueillent ? Aux pays qui les reçoivent ? Aux deux ? À personne ?

La mondialisation se caractérise par l’explosion des flux de capitaux, en particulier des flux d’investissements directs qui permettent de créer une filiale à l’étranger ou d’acheter une entreprise étrangère qui devient dès lors une filiale. Ce processus est à l’origine de l’apparition des firmes multinationales. Alors que les échanges commerciaux ont été multipliés par 30 depuis 1973, les flux d’investissements directs sont passés de 20 milliards de dollars en 1970 à 1 500 milliards en 2013, soit une multiplication par 75[1]. Et encore le chiffre est-il inférieur au maximum atteint en 2007, à la veille de la crise, soit 2 000 milliards. La crise provoque par ailleurs une inversion radicale : depuis 2010 les pays riches du Nord recueillent moins de la moitié de ces flux, très exactement 46 % en 2013 (voir carte). Mieux, les pays du Sud, principalement les émergents, ont représenté en 2013 39 % des sorties d’investissements directs, contre 10 % en 2 000.

Que signifie cette nouvelle donne pour nous ? Faut-il se féliciter de l’arrivée de capitaux et de firmes du Sud et du reste du Nord dans notre pays ? Ou s’inquiéter du recul relatif de nos sorties de capitaux vers le reste du monde ?

Jamais contents !

C’est connu, les Français ne sont jamais contents. Qu’une entreprise étrangère mette la main sur des sociétés emblématiques et nous crions à la dilapidation du patrimoine national, voire à la perte de souveraineté, qu’il s’agisse de vignobles bordelais par une société chinoise de Dalian ou de deux hectares à Gevrey-Chambertin par une société de Macao, d’Alstom par l’américain General Electric ou du Royal Monceau par le Qatar. En sens inverse, que Schneider installe une partie de sa direction à Hong Kong en 2011 ou que Renault crée une usine à Tanger et nous crions à la perte de puissance et à la destruction d’emplois.

A lire aussi: Le renseignement au sein des entreprises

Faisons un peu d’autosatisfaction – cela est si rare dans un pays habitué au dénigrement de soi. Nous avons raison de n’être jamais contents, du moins sur ce sujet. Car les effets des investissements directs à l’étranger sont complexes et ambivalents. Tout dépend de leur nature, des secteurs vers lesquels ils se dirigent et des intentions de ceux qui les pratiquent.

Le chômage comme seul horizon… ?

En 1970, la France comptait plus d’un million d’emplois dans l’industrie textile, le cuir et l’habillement, aujourd’hui à peine 100 000. Que s’est-il passé ? Le libre-échange a mis cette industrie en compétition avec des pays à bas salaires, les firmes françaises ont réagi en délocalisant. Le groupe Bidermann a été un pionnier en ce domaine : dès 1973 il fait fabriquer ses costumes en Hongrie, puis au Portugal, au Maghreb, au Vietnam… Les autres industriels suivent comme l’ensemble des industries de main-d’œuvre, Renault, entreprise semi-publique, en tête. En 2006, pour la première fois, les industriels français de l’automobile produisent plus de voitures à l’étranger qu’en France ; et en 2008, pour la première fois, la France connaît un déficit commercial dans ce secteur.

Fantasme, répondent les libéraux ! La France perd des emplois peu qualifiés et se concentre dans des activités plus valorisantes. Les Français achètent des produits bon marché venus de l’étranger, ils gagnent en pouvoir d’achat et peuvent consacrer ce gain à d’autres emplettes. Ainsi s’expliquerait l’augmentation de la consommation de services – les économistes parlent de « déversement ». Ce qui est perdu dans l’industrie routinière est gagné dans le tertiaire et dans les nouvelles technologies.

L’argument vaudrait si les délocalisations ne concernaient que l’industrie de main-d’œuvre. Mais elles touchent maintenant le tertiaire de main-d’œuvre comme les centres d’appel, le secrétariat, la comptabilité. Elles concernent des activités de pointe comme les services informatiques et l’aéronautique où le Mexique s’impose en tant que sous-traitant tandis que la Chine profite de l’arrivée d’Airbus à Tianjin en joint venture avec la firme locale AVIC. Elles touchent même aujourd’hui la recherche-développement et la direction des entreprises.

Il est vrai que de nouveaux arguments justifient les délocalisations : il ne s’agit plus seulement de profiter d’une main-d’œuvre bon marché ou de facilités fiscales, mais de s’implanter dans les marchés émergents, les seuls qui restent vraiment dynamiques dans une planète en crise, afin de vendre sur place.

Le pillage des technologies nationales ?

Ce que nous venons de dire ne doit pas tromper, les flux Nord-Nord restent essentiels. Ils prennent la forme de rachats d’entreprises existantes plus que de la création de filiales ex nihilo.

A lire aussi: Iberia, la compagnie qui veut continuer de voler

Comment s’en plaindre ? Les firmes étrangères apportent des capitaux, des savoir-faire. Elles rendent plus efficaces les entreprises qu’elles reprennent. Elles peuvent même sauver des emplois si elles empêchent leur faillite.

La réalité est plus compliquée. L’affaire Péchiney constitue un véritable cas d’école.

En 2003, le groupe français, notre champion dans l’aluminium, est acheté par le canadien Alcan pour 4 milliards d’euros. Ce dernier transfère chez lui des technologies dont Péchiney était l’inventeur et le détenteur exclusif, en particulier dans le domaine des pilotes des cuves à électrolyse. Il laisse exsangue les filiales françaises, vidées de leur savoir-faire. En 2007 Alcan fait l’objet d’une tentative de prise de contrôle par Alcoa mais préfère se faire racheter par l’anglo-australien Rio Tinto. Dès la fin 2007, Rio Tinto devenue Rio Tinto Alcan devient elle-même la proie d’une tentative d’OPA par l’australien BHP Billinton. Elle se sauve en vendant une partie de ses actifs, en particulier les activités d’emballage de l’ancien Péchiney. Ce qui concerne la fabrication de pièces détachées pour l’aéronautique et l’automobile est regroupé dans Alcan EP qui est cédé en 2011 au fonds d’investissement Apollo ; l’entreprise prend le nom de Constellium et le Fonds stratégique d’investissement apporte une participation de 10 % – comme si l’État français commençait à comprendre l’importance du patriotisme économique. Rio Tinto Alcan conserve alors quelques usines en France dont le centre historique de Saint-Jean-de-Maurienne : il est vendu à un groupe allemand en 2013. En 2014, c’est le site géant de Dunkerque qui serait menacé…

En une dizaine d’années un groupe historique français (ses origines remontent au milieu du xixe siècle) a été démembré, appauvri, balloté entre les mains de groupes multinationaux aux stratégies changeantes, victime du combat que se livraient les leaders mondiaux à coups d’OPA et d’alliances. Au final, la France a perdu l’un de ses « champions nationaux » et, pire, les technologies exclusives qu’il détenait.

On comprend les réticences ultérieures des dirigeants français devant les tentatives de rachat d’Aventi, d’Alstom, voire de Danone par des groupes étrangers. Les plus dirigistes ne sont pourtant pas ceux que l’on croit. Alors que Nicolas Sarkozy s’était opposé à la reprise d’Alstom par Schneider, le gouvernement socialiste accepte son rachat par General Electric. Ainsi ses technologies exclusives dans l’électricité thermique et nucléaire passent sous contrôle étranger. Qui garantit l’avenir du groupe français et de ses installations en France une fois que GE aura assimilé ce savoir-faire ?

It’s technology, stupid

Qu’ils soient entrants ou sortants, les investissements directs apportent leur quota de promesses et de problèmes. Il est même possible que les libéraux aient raison et que les délocalisations d’aujourd’hui autorisent le « déversement » qui permettra de créer les emplois de demain – encore que le sacrifice des chômeurs actuels au profit des éventuels salariés de demain soit facile pour des gens qui sont assurés de conserver leur travail à coup de prédictions optimistes.

Pour le géopoliticien, l’enjeu principal n’est pas là. Il est dans le maintien et le développement de technologies et de savoir-faire nationaux dont dépend en dernier ressort la richesse et la puissance d’un pays. L’enjeu est d’autant plus décisif que, dans la compétition internationale, les pays développés doivent conserver toujours un temps d’avance sur les pays émergents dans ce domaine, sinon ils n’auront plus rien à échanger aux nouvelles puissances du Sud. Les dirigeants chinois ont raison de rappeler que, pour acheter un Airbus, il leur faut vendre 800 millions de chemises. Que se passera-t-il si, un jour, ils vendent aussi des avions et si nous n’avons pas réussi à fabriquer, d’ici là, des appareils encore plus performants ?

Comme la langue d’Esope, les investissements directs sont la meilleure et la pire des choses. Tout dépend de ce qu’elle dit, tout dépend des technologies qu’ils permettent d’acquérir.

Les vrais chiffres des délocalisations

Selon l’INSEE, seules 4 % des entreprises françaises ont effectué une opération de délocalisation entre 2009 et 2011, supprimant 20 000 emplois en France. Les administrations américaines fournissent des pourcentages comparables. Une goutte d’eau dans l’océan du chômage ?

En fait, ces chiffres sont très sous-estimés. Ils s’appuient sur une définition étroite des délocalisations – la fermeture d’un centre de production sur le territoire national pour ouvrir le même à l’étranger. Les situations sont rarement aussi simples.

A lire aussi: Le secteur énergétique russe : une économie de rente en cours de mutation

Prenons le cas de Ford qui, dans les années 1980, hésite entre ouvrir une nouvelle usine à Atlanta ou à Hermosillo au Mexique. Il choisira finalement le second site. Même si rien ne transparaît dans  les chiffres, on peut parler de délocalisation en creux.

Les délocalisations cachées prennent la forme de la sous-traitance internationale. Au sens strict du terme, Nike ne délocalise pas. Mais elle fait fabriquer tous ses produits par des entreprises étrangères et leur appose sa marque. Les Américains emploient un terme préférable à celui de « délocalisation », l’offshoring qui englobe les deux phénomènes.

N’oublions pas que les délocalisations débouchent sur la réimportation de produits fabriqués à l’étranger, ce qui provoque des licenciements sur le territoire national. On peut parler d’effets indirects de la délocalisation.

Enfin, les chiffres de l’INSEE partent des déclarations des entreprises, sans doute volontairement sous-estimées. Ce que nous connaissons est la délocalisation avouée. Seules les délocalisations en creux, cachées et indirectes nous donneraient une véritable idée de l’ampleur du phénomène.

Les fonds souverains : un fantasme ?

Un fonds souverain est un fonds d’investissement appartenant à un État ; il lui attribue une partie des devises qu’il gagne dans l’échange international et les utilise entre autres pour placer ces sommes à l’étranger. Le phénomène n’est pas nouveau puisque le Koweït a créé le sien en 1953 mais il s’est accéléré depuis la hausse du prix du pétrole vingt ans plus tard.

Leur force de frappe totale serait d’environ 6 000 milliards de dollars en 2013, plus du double du PIB de la France. En tête le GPFG norvégien, l’ADIA des Émirats arabes unis, le QIA du Qatar, les fonds saoudiens, russes et aussi chinois (le CIC).

Ces fonds alimentent les craintes ; ne servent-ils pas les ambitions géopolitiques des pays dont ils sont originaires et ne placent-ils pas les territoires où ils investissent en situation de dépendance ? En France, c’est le QIA qatari qui inquiète. Il est présent dans Airbus, Total, Veolia, LVMH, Suez, sans oublier à l’étranger Volkswagen (dont il possède 17 %), Porsche, Barclays ou le Crédit Suisse, ni bien sûr le PSG ! Quand le Qatar a annoncé un plan de développement pour les banlieues françaises en 2012, ce geste d’ingérence a provoqué une réaction d’étonnement : que cherchait-il ? Certainement pas la rentabilité financière… Peut-être développer un pouvoir d’influence ?

A lire aussi: Qatar, le petit émirat devenu un Grand

De telles craintes ne doivent pourtant pas être exagérées. Dans la plupart des cas, les fonds souverains visent le rendement et non la puissance. Beaucoup des investissements concernent l’immobilier de luxe, les grands magasins et l’hôtellerie – des secteurs peu stratégiques. On est frappé que le CIC chinois n’ait pas profité de la crise pour investir dans les banques américaines : il refuse d’augmenter sa participation dans Morgan Stanley et d’entrer dans le capital de Citigroup.

Reste un fait : les pays du Nord ont besoin des capitaux de ces « nouveaux riches ». Cela suffit à les placer en situation de dépendance et à les fragiliser.

 


  1. Source CNUCED pour les capitaux entrants et en dollars courants. En retirant de ces chiffres l’inflation, la croissance est moins forte, mais toujours réelle.
Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Siège de General Eletric à Belfort © JC Tardivon/SIPA 00907806_000014

À propos de l’auteur
John Mackenzie

John Mackenzie

Géopolitologue et grand reporter, John Mackenzie parcourt de nombreuses zones de guerre.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest