Alors que la guerre déchire l’Europe orientale en ce mois de mars 2022, les politiques et commentateurs de l’Ouest et de l’Est se réfèrent à la Guerre froide, à la Guerre fraîche de l’ère Brejnev, ou à la Grande Guerre patriotique germano-soviétique (1941-1945). Ces références sont-elles vraiment pertinentes? La Fédération de Russie ressemble-t-elle tant à l’URSS? Il est d’autant plus urgent de déterminer dans quel contexte géopolitique et géo-historique ont lieu les événements que nous vivons en 2022.
L’étude que j’ai réalisée en 2017 de la trame géopolitique de la Fédération de Russie permet de dire que nous nous trouvons dans une configuration bien plus ancienne de l’histoire géopolitique de la Russie et elle permet de prévoir avec une certaine précision l’évolution des événements à moyen et long terme, tant il est vrai qu’il existe bel et bien un Genius Loci, un Esprit des Lieux, pour la Russie et pour l’Ukraine.
Qu’est-ce que la Fédération de Russie aujourd’hui au plan de sa trame géopolitique?
Je reprends ici la notion de trame géopolitique utilisée par le grand géopoliticien russe (né en Ukraine) Vadim Cymburskij. Il s’agit simplement de déterminer le contour territorial précis de la Russie et de voir à quoi il correspond dans le développement géopolitique de l’entité russe. La Fédération de Russie n’est à l’évidence pas du tout l’URSS des 15 Républiques fédérées ni l’Empire de Nicolas II aux innombrables Couronnes tel qu’il existait en 1913. Elle n’est pas non plus, comme le croyait Cymburskij, une nouvelle Russie du XVIIe siècle, soit un empire tout continental et enclavé dans les terres.
Sur le plan territorial, j’ai démontré en 2018 [1] que la Fédération de Russie est une réincarnation géopolitique de ce qu’était la Russie au XVIIIe siècle, précisément entre 1709 et 1783, c’est-à-dire un ensemble géopolitique qui comprend la Moscovie, la Sibérie, l’Arctique, avec l’accès au Pacifique et surtout un accès à la Baltique et à la mer Noire. Ce sont en particulier ces accès aux mers et les territoires où se situent aujourd’hui les grandes villes russes qui permettent d’identifier très précisément un tel territoire : Saint-Pétersbourg (1703), la région de Novossibirsk (1760), le Kouban et la Crimée (1783), et même Kaliningrad (Königsberg, russe de 1758 à 1762.
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Cette identité géopolitique est d’ailleurs confirmée par le comportement géo-culturel de la Fédération depuis 1991: elle a constamment tenté de se rapprocher de l’Europe occidentale et notamment de l’Allemagne, avec un succès très mitigé, dû à sa posture de souveraineté non-négociable, et au libéral-globalisme affiché par ses interlocuteurs occidentaux. Il n’en reste pas moins que ce mouvement est venu de Saint-Pétersbourg qui a donné à la Fédération Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev, l’un comme l’autre choisi pour leurs positions originellement les plus occidentalistes parmi les candidats au pouvoir. Cette option géo-culturelle reproduit celle que suivait Pierre le Grand : occidentalisation à marche forcée sur le modèle de l’Europe protestante du Nord-Ouest.
Territoires et dynamiques géopolitiques
La définition géopolitique du territoire russe implique aussi un certain nombre de dynamiques et de logiques géopolitiques. Alors que l’URSS résultait de et suivait ce que j’appelle la « doctrine géopolitique du Tsar Alexis » [2] c’est-à-dire la conquête des terres est-slaves orthodoxes que sont l’Ukraine, la Biélorussie et le centre de l’Europe orientale dans une vision religieuse et continentaliste, la Russie du XVIIIe siècle et l’actuelle Fédération résultent de et suivent ce que j’appelle « la doctrine géopolitique d’Ordyne-Nashchëkine » c’est-à-dire l’abandon relatif des territoires orthodoxes continentaux au profit de la conquête des côtes vers les ailes de l’Europe (Scandinavie, Turquie) visant le contact avec l’Allemagne, les Balkans, l’Italie et l’Océan mondial. C’est ce qui explique par exemple que la Fédération de Russie n’ait toujours pas annexé la Biélorussie et qu’elle laisse un gouvernement qu’on peut qualifier, en Europe de l’Ouest, de « néo-communiste » ou « néo-soviétique » s’y développer malgré la franche hostilité économique et idéologique des oligarques moscovites ultra-libéraux.
Or les régions de la Fédération ont elles aussi leur dynamique géopolitique. Le Kouban russe fait historiquement partie du Khanat des Tatars de Crimée. D’où dès 1992 une dynamique de réunification géopolitique avec la Crimée qui a abouti en 2014 à la réannexion de cette dernière par la Fédération. Cette dynamique n’est pas épuisée : Odessa, le Yedisan, le Boudjak font eux aussi partie du même ensemble géopolitique qui fut successivement achéménide, grec, romain, mongol, ottoman, russe, et ukrainien seulement au XXe siècle. Encore faut-il reconnaître que la dynamique géopolitique marche aussi en sens inverse : l’Ukraine nationaliste peut revendiquer non seulement la Crimée, mais aussi, si elle en avait soudain les moyens, tout le Kouban russe (dont le port eurasiatique majeur de Novorossiisk) et le territoire des Cosaques du Don (avec Rostov) d’où le mouvement géopolitique russe vers le Sud-Ouest est précisément parti au XVIIe siècle. Ce genre de dynamique géopolitique est universel : les États-Unis ont, depuis la Californie et l’Orégon, mis la main sur l’Alaska (1867) parce que l’Orégon et la Californie avaient été le point extrême de l’avancée russe (1812) précisément depuis la côte de l’Alaska russe.
La logique des événements du XVIIIe siècle
Entrons maintenant dans le XVIIIe siècle. Voltaire nous en a laissé un témoignage littéraire magistral que nous, Français, connaissons trop peu et bien à tort : L’Histoire de Charles XII (1731), avec toute la teneur idéologique occidentale que nous connaissons aujourd’hui. En 1700, l’empire baltique suédois du roi Charles XII écrase l’armée russe de Pierre le Grand à Narva (Estonie orientale). Puis la forte armée suédoise et germanique qui a l’alliance de roitelets allemands, du nouveau roi de Pologne qu’il a installé, et de la France, décide l’invasion des confins russo-polonais pour faire sa jonction avec l’ataman des Cosaques d’Ukraine Mazepa. Au Sud, l’Empire ottoman qui tient toute la mer Noire (Kouban, Crimée, Ukraine du Sud, Roumanie, Bulgarie, Géorgie pontique) est aussi l’allié de Charles XII. L’idée du Roi est de soulever tous les Cosaques d’Ukraine et de Russie du Sud pour marcher ensuite sur Moscou. La bataille décisive a lieu à Poltava, en Ukraine centrale, en juin 1709. Alors que les bases géopolitiques de la Suède sont à des centaines de kilomètres, sur la Baltique, la Russie ne peut quant à elle plus reculer. À Poltava, Charles XII est totalement écrasé et parvient à s’enfuir lui-même de justesse. La Russie parvient ainsi à briser la puissance suédoise, à renforcer son pouvoir sur l’Ukraine de la rive orientale du Dniepr, et à s’imposer comme une puissance incontournable en Europe, rapidement reconnue de tous.
Ce n’est pas Vladimir Poutine qui est à la manœuvre, c’est Pierre le Grand !
Revenons à l’année 2022. Une guerre très inquiétante vient d’éclater entre une Fédération de Russie qui reprend dans les détails les contours de la Russie du XVIIIe siècle, et une grande Ukraine multiethnique. Des commentateurs dont Eltchaninoff, un littéraire spécialisé dans l’étude du corps chez Dostoievskij, veulent incriminer la psychologie de Vladimir Poutine. Or il n’est pas question ici de psychologie, mais d’un concept inventé en France : la raison d’État. Ce n’est pas Vladimir Poutine qui est à la manœuvre, c’est Pierre le Grand ! La Russie ne fait que répéter le scénario géopolitique fort ancien que nous venons de voir à travers Voltaire.
L’OTAN qui tient la ligne Narva-Varna, prend la place de Charles XII allié des Ottomans, et joue le rôle de puissance du Nord-Ouest. L’Ukraine de Zelenskij prend la place de Mazepa. Même les lieux se répondent : Narva avait été une humiliante défaite de Pierre le Grand. Or en 2004, Narva est devenu le symbole de la nouvelle frontière russo-atlantiste, aux dépens des intérêts géopolitiques et historiques russes. De même que Pierre le Grand craignait profondément l’axe Charles XII-Mazepa-Turquie, la Fédération de Russie craint tout aussi profondément l’axe OTAN-Ukraine, et notamment l’axe Angleterre-Pologne-Ukraine. Elle craint le nationalisme pan-ukrainien qui peut facilement déborder ses frontières très poreuses comme en 1700 et qui pourrait gagner tout le Sud de la Russie où il existe des mouvements autonomistes dont celui des Cosaques du Don et du Kouban. Elle craint un nationalisme ukrainien anti-russe et un révisionnisme historico-culturel anti-soviétique qui nie la légitimité historique de la Russie au XXe siècle. La Russie craint aussi une armée ukrainienne renforcée capable de l’affronter dans un proche avenir en s’appuyant sur une Pologne qui se militarise et devrait devenir le nouveau pilier militaire de l’OTAN à la place de l’Allemagne. La Russie craint l’OTAN qui a reconstitué contre elle le mur ponto-polono-baltique tel qu’était sur le point de le rétablir Charles XII. La Russie craint le déploiement de systèmes de missiles et de boucliers anti-missiles en Pologne et en Roumanie. Comme en 1709, elle se sent acculée. Elle passe alors à l’offensive.
Sommes-nous donc à la veille d’une nouvelle bataille de Poltava? Il y a quelques jours, des affrontements ont eu lieu autour de cette ville. L’OTAN est aussi loin de ses bases principales (Europe du Nord-Ouest) que Charles XII l’était. La conclusion de l’alliance anglo-polono-ukrainienne et l’appel de l’OTAN à la Roumanie, à la Moldavie, à la Géorgie et à la Turquie renforcent le sentiment de coïncidence géostratégique manifeste entre 2022 et 1709.
Or Poltava avait accouché non seulement d’une victoire marquante qui effaçait les défaites russes de 1700 et de la fin du XVIe siècle face aux puissances du Nord-Ouest, mais encore d’un tout nouveau régime politique russe : l’Empire pétrovien, « le règne des Allemands » et la grande réforme occidentaliste. Les sanctions drastiques décidées par l’OTAN et l’UE et une possible guerre économique imminente vont forcer la Russie de 2022 à un changement politique fort voire radical. Certains ont semblent-ils prévu ce changement et vont sans doute avoir un rôle dans celui-ci. Eu égard à la nouvelle donne géopolitique et géo-économique mondiale, on peut supposer que cette fois-ci, le nouveau régime russe sera une réforme inspirée de la Chine. C’est en tout cas ce que choisirait un Pierre le Grand voulant rendre à la Russie sa puissance dans des temps de crise vraisemblablement durables : le modèle est toujours celui du plus fort du moment.
Quant au territoire de la Fédération, sa dynamique géopolitique devrait aboutir, à l’issue de la guerre et peut-être même indépendamment d’elle, au rétablissement approximatif et sous une forme fédérative des frontières russes de 1792 c’est-à-dire avec Kiev, Odessa, le Yedisan, le Boudjak et tous les territoires à l’est du Dniepr, ce qui semble en effet en cours. On n’échappe pas à son Genius Loci (= l’héritage géopolitique, qui est le sujet de La Russie et son miroir d’Extrême-Occident, 2018) et il est indispensable aujourd’hui d’en tenir compte pour mener à bien des négociations amenant à une paix durable. La Fédération de Russie et l’Ukraine ont un peu vite oublié l’existence du Genius Loci au moment de leur divorce improvisé de Noël 1991.
CARTES: https://www.themaparchive.com/product/campaigns-of-charles-xii-of-sweden-170018/
Notes
1-Roqueplo: La Russie et son miroir d’Extrême-Occident, p.92-p94, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02080112/document)
2-Ibidem, p.94: “Le passage de la Russie « minimale » de 1783/2015 à la mouture maximale qui devient l’Empire du XIXe et l’URSS résulte en fait d’une vieille dialectique russe qui traverse son histoire géopolitique : conquérir la Terre ou la Mer ? Le Centre ou les Ailes de l’Europe? Libérer les siens dans une politique régionale (et populaire) pour de grands territoires ou se battre pour des territoires plus limités afin d’avoir accès au monde dans le cadre d’une politique mondiale (et peu populaire) ? C’était notamment le débat qui opposait dans les années 1660 le Tsar Alexis Romanov qui voulait réunir les trois Russies donc une guerre continentale à mort contre la Pologne-Lithuanie (« nous ne céderons pas un morceau de pain orthodoxe ») et son ministre Ordyn-Naŝokin qui lui conseillait la paix avec la Pologne (et donc de rendre l’Ukraine et la Biélorussie) pour pouvoir enlever l’Ingrie aux Suédois. Pierre Ier, Elisabeth et Catherine II suivirent ce qu’on peut appeler ici la « doctrine Ordyn-Naŝokin » jusqu’en 1792.
En 1793, la Russie passa à ce qu’on peut nommer la « doctrine Alexis » mettant en place un État aux contours bien différents, eurasiens, à la fois plus européens et plus asiatique. L’URSS est dans cette lignée : abandonnant les Pays Baltes (les Ailes, donc faisant fi de « Naŝokin »), elle récupère les RSS Biélorusse et Ukrainienne, qu’elle complète encore entre 1939 et 1945. La fin de l’URSS renvoie la Russie à la « doctrine Ordyn-Naŝokin » qui est toujours à l’oeuvre aujourd’hui. L’annexion de Kaliningrad en 1945 et la réannexion de la Crimée en 2014 relèvent typiquement de cette même doctrine maritime et « minimale ». “La CEI a, entre 1992 et 1993, semblé continuer l’URSS. Mais son échec à reconstituer une forme étatique supranationale montre bien bien que la Russie est retournée à la « doctrine Ordyn-Naŝokin ». L’Union RussieBiélorussie semblait être un retour de l’autre option ; or elle n’a pas abouti. Quant à l’Eurasec, ce n’est pas un État qui n’intéresse donc pas la nature de l’État russe .”
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