<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Guerre des monnaies, guerres des empires

19 novembre 2022

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Photo : (c) Romée de Saint-Céran

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Guerre des monnaies, guerres des empires

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Malheur à ceux qui réduisent l’économie aux mathématiques ou qui la confondent avec la finance. L’économie, c’est d’abord de la philosophie morale. Étudier l’économie, c’est analyser la philosophie politique, la vision de l’homme, les rapports sociaux, les conséquences des échanges. Au cœur de l’économie se trouve la monnaie, qui en est l’élément fondamental. La guerre des monnaies est donc, en premier lieu, une guerre des systèmes politiques et des visions du monde.

C’est Xénophon qui a forgé le terme « économie » dans le traité du même nom, dialogue entre Socrate et Critobule. Dialogue sur l’art et la manière de gérer un domaine agricole, mais aussi sur le commandement, ce texte pose les fondements de l’économie politique comme étant le nomos (la norme, le droit), de la maison (éco, le domaine). Tout repose sur l’échange, dont le dialogue en est l’un des exemples, lui qui est échange de paroles et de pensées. Et ce qui permet l’échange, c’est la monnaie. Étalon de valeur, réserve de change, la monnaie est aussi manifestation du pouvoir politique.

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Des talents aux florins

La drachme athénienne manifeste la puissance de la cité, comme plus tard le denier d’argent et l’aureus d’Auguste symbolisent la stabilité et le pouvoir de Rome. L’adhésion à l’empire se mesure à la diffusion et à l’usage de la monnaie en dehors de sa cité d’origine. Le trésor de Délos a favorisé l’usage de la drachme d’Athènes et du talent, unité de mesure qui équivaut à 6 000 drachmes. À l’époque où les monnaies sont faites de métal, posséder des mines d’argent et d’or garantit la production monétaire et donc la puissance. Durant la guerre du Péloponnèse, les cités doivent tout autant protéger leur accès aux ressources en blé (mer Noire, Sicile), qu’aux mines de métaux précieux. Rome reprend et poursuit cette puissance monétaire en unifiant l’usage des monnaies dans l’empire, même si de nombreuses monnaies locales continuent de circuler. La réforme et la construction de César et d’Auguste se manifestent dans le domaine politique et juridique comme dans le domaine monétaire. Le denier est une pièce d’argent pesant de trois à quatre grammes selon les époques qui équivaut à dix as (d’où son nom). Auguste crée l’aureus, pièce d’or qui équivaut à 25 deniers, essentiellement utilisé comme réserve de valeur. La puissance de la pièce se manifeste par son usage, son grammage, mais aussi sa frappe. La tête de l’empereur et les symboles frappés disent quelque chose du politique et de l’image que celui-ci cherche à promouvoir. Ils s’imposent comme manifestation d’une puissance politique qui est tout autant un usage économique qu’un tract parlant à ceux qui l’utilisent. La monnaie est aussi un discours et son enjeu de pouvoir n’a cessé de se développer durant l’époque médiévale.

Avec la fin de l’empire, la monnaie révèle la concurrence des villes, des cités-États, des royaumes, des grands évêchés et des abbayes. Frapper sa monnaie est une marque de souveraineté et d’indépendance, c’est à la fois s’insérer dans un tissu économique et affirmer son existence et sa puissance à la face des autres. L’abbaye de Cluny, qui depuis son fief bourguignon a essaimé en Europe, a son propre denier d’argent frappé à ses armes. La Florence du xiiie siècle frappe sa monnaie qui prend le nom de florin, en référence à la fleur de lys, symbole de la cité, présente sur l’avers de la pièce. L’un des combats politiques de Louis IX fut d’imposer le gros tournois (argent) par une ordonnance de 1266, ce qui permettait d’assurer la stabilité monétaire du royaume et de limiter la concurrence des monnaies battues par les grands féodaux et les grands évêchés. Disposer de sa monnaie est toujours la manifestation de la liberté et de la puissance politique.

La livre tournois est frappée à Tours, par l’abbaye Saint-Martin, pôle spirituel majeur du nord de la France. Elle est en concurrence avec la livre parisis, frappée à Paris, avant de la remplacer en 1203 lorsque la Touraine est rattachée au royaume de France. En 1360 est créé le franc à cheval, afin de contribuer à payer la rançon du roi de France Jean le Bon. Encore une fois, la monnaie fut utilisée comme instrument politique pour affirmer le pouvoir du royaume et comme levier pour permettre son indépendance à l’égard de l’Angleterre.

Il y a une remarquable continuité dans l’usage de la monnaie, des Grecs à nos jours, et dans la double présence d’une monnaie d’argent et d’une monnaie d’or, le bimétallisme, qui disparaît à la fin du xixe siècle quand le modèle fiduciaire l’emporte, c’est-à-dire la monnaie de confiance, gagée non plus sur un stock d’or possédé par les États, mais sur la confiance intrinsèque envers une monnaie parce qu’elle représente la valeur d’un État. Le cas typique en est aujourd’hui le dollar et l’euro, dont la puissance ne repose pas sur l’or de la BCE ou de la Fed, mais sur la puissance économique des États que ces monnaies représentent. Un euro qui peut être utilisé bien au-delà de l’Union européenne puisque c’est la monnaie indiquée dans les aéroports d’Istanbul, de Saint-Pétersbourg et de Bakou, et qu’il est possible de payer en euro dans la plupart des pays du Maghreb. En cela, la nature de la monnaie n’a pas changé depuis Xénophon : c’est toujours la confiance qui prédomine dans son usage.

Droit et monnaie

La monnaie impose aussi le droit[1]. Depuis la mise en place des lois d’extraterritorialités, toute entreprise faisant usage du dollar pour ses transactions est susceptible d’encourir l’intervention des tribunaux américains, notamment du Département de la justice (DoJ) s’il s’avère que celles-ci enfreignent le droit américain. Nombreuses sont les entreprises françaises et européennes à en avoir subi les conséquences, par des amendes et des pressions qui les ont contraintes à s’aligner sur les normes américaines. Fort de son monopole monétaire, les États-Unis n’avaient guère de difficulté à imposer leur ordre juridique. Désormais que celui-ci est effrité d’une part par les monnaies crypto et surtout par la Chine, la guerre du droit via le dollar ne pourra s’effectuer qu’au sein des pays qui restent dans l’orbite du dollar, à savoir essentiellement les Européens. Il n’y a pas de droit sans police en mesure de faire appliquer les lois. La puissance économique des États-Unis rendant incontournable leur marché empêchait les entreprises, quelle que soit leur taille, à s’affranchir de l’extraterritorialité. Impossible aussi de faire usage d’une autre monnaie, notamment pour l’achat d’énergie. L’euro, qui devait avoir ce rôle et qui fut vendu comme tel aux populations européennes, n’a jamais été en mesure de rivaliser avec le dollar. La rivalité est venue de la Chine, qui par sa masse géographique et démographique et sa puissance économique patiemment édifiée peut désormais créer son propre monde monétaire, qui n’est pas une sphère à l’échelle mondiale, mais régionale. L’Asie lui suffit, du moins pour l’instant. Suffisant aussi pour agréger autour d’elle les ennemis ou les exclus de l’Amérique, notamment la Russie.

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L’ordre du monde par la monnaie

Il n’y a pas d’économie sans monnaie, qui permet les échanges et témoigne du lien entre économie et politique. Il n’y a pas non plus d’économie sans énergie, le jeu économique consistant à transformer l’énergie en production. Il existe deux types d’énergie : l’alimentation (énergie pour l’homme et pour l’animal) et l’énergie pour la production, comme le pétrole, le gaz, le nucléaire. La guerre en Ukraine a remis au centre du débat cette réalité parfois enterrée : l’énergie, et donc l’accès à une énergie abondante et bon marché, est le fondement de toute politique économique. Longtemps, le dollar a eu le monopole des transactions sur le marché énergétique. Depuis plusieurs années, la Chine tente de briser ce monopole en créant les conditions d’un marché financier parallèle qui lui permette d’acheter son énergie non plus en dollar, mais en renminbi (RMB). Si tel est le cas, non seulement les transactions échappent au droit américain, et donc à la juridiction américaine, mais en plus les pays s’affranchissent de la tutelle américaine et du privilège du dollar. C’est la fin d’un monopole qui n’est pas uniquement monétaire et financier, mais aussi politique. Même à la grande période de la guerre froide, le rouble n’est pas parvenu à faire jeu égal avec le dollar. Ce que la Chine est aujourd’hui en train de réaliser nous ramène, par certains aspects, à ce que l’Europe a connu durant l’époque médiévale et moderne, quand il existait une véritable concurrence des monnaies, conséquence de la concurrence des États.

La confiance chinoise

Si la Chine paye son pétrole en RMB, toute l’Asie, sauf le Japon et la Corée du Sud, fera de même. Les pays ennemis de l’Amérique, comme la Russie, le Venezuela, probablement l’Iran, vendront à leur tour leur pétrole en RMB et non plus en dollar. La question est posée pour les Saoudiens. Resteront-ils fidèles à l’alliance américaine ou bien joueront-ils la concurrence des puissances en se rapprochant de la Chine ? Si le dollar perd son monopole de la transaction énergétique, l’Amérique ne pourra plus financer ses dépenses par la dette et la création monétaire, ce qui aura d’importantes conséquences non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe.

La Chine dispose déjà de tous les outils pour opérer le basculement financier du monde et s’affranchir du monopole américain : marché à terme du pétrole à Shanghai coté en pétrole, banque internationale pour concurrence le FMI et la banque mondiale, stabilisation des taux de change asiatiques contre le RMB, etc.

Le monde consomme environ 100 millions de barils de pétrole par jour et il est habituel pour les utilisateurs de garder environ trois mois de stock. À 70 $ le baril, ce stock « vaut » dans les 600 milliards de dollars, dont la valeur peut être doublée en prenant en compte les produits finis. Si les achats ne se font plus uniquement en dollars, mais aussi en RMB, c’est un nombre important de dollars utilisés dans les fonds de roulement de l’industrie pétrolière qui vont se retrouver sur le marché. Ces liquidités en surplus jetées sur les marchés internationaux vont fragiliser la valeur du dollar, favorisant l’inflation aux États-Unis, puisque l’inflation n’est pas la hausse des prix, mais la perte de valeur de la monnaie.

Pour que le dollar puisse garder sa position privilégiée, il faut que les autres pays aient confiance dans l’État à qui il appartient, à savoir les États-Unis. De même, les entreprises et les États n’utiliseront le RMB que s’ils ont confiance dans la Chine ou s’ils éprouvent le besoin de briser le monopole américain. Or la confiance dans les États-Unis s’érode. Entre un président aux signes inquiétants de sénilité, une cancel culture qui ravage les universités et les lieux de pensée et de réflexion, la confiance dans la puissance culturelle et politique américaine faiblit. À quoi s’ajoute la perte de confiance dans sa puissance économique, due à son endettement massif causé par des politiques budgétaires et économiques keynésiennes qui la fragilise. À la perte de confiance culturelle et économique s’ajoute la déréliction militaire. Les États-Unis chassés d’Afghanistan, mis en échec en Irak et en Syrie, ne sont plus capables d’imposer leur ordre par leur armée, pourtant la plus grande au monde et celle qui accapare le plus de budgets. Face à elle, la Chine engrange des points de confiance internationaux, en investissant massivement dans sa marine, en s’ouvrant à l’Eurasie avec les routes de la soie, en s’implantant en Afrique. Dans un avenir probablement proche, il est tout à fait probable que la Chine propose la substitution du franc CFA par un renminbi africain qui ferait basculer les pays africains de la dépendance à la France à celle de la Chine.

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[1] Pour une vision plus approfondie des rapports entre monnaie et droit voir « La guerre du droit », Conflits, n° 23, septembre 2019.

À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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