<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Guerre civile. La guerre de la mondialisation

30 mars 2020

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Guerre civile en Irlande, Auteurs : MORVAN/SIPA, Numéro de reportage : 00017729_000013.

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Guerre civile. La guerre de la mondialisation

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« Je suis la guerre civile, je suis la bonne guerre, celle où l’on sait pourquoi l’on tue et qui l’on tue » (Montherlant). La bonne guerre ? En tout cas la guerre qui se porte bien. La « mondialisation heureuse » devait apporter la paix entre les peuples et voilà qu’ils se déchirent. Les guerres entre États se font moins nombreuses ? Les guerres civiles prospèrent.

Le terme « guerre civile » nous vient du latin bellum civile, à l’époque où César luttait contre Pompée (49-45 av. J.C.). Un combat de chefs pour déterminer qui dirigerait Rome, mais aussi l’affrontement entre les optimates du Sénat et les légions de Jules César qui posait au défenseur du peuple. Et la bataille de Pharsale où César, selon la légende, aurait ordonné à ses soldats de frapper les aristocrates au visage : soucieux de leur apparence, ils fuiraient de peur d’être défigurés. Du moins épargna-t-il les prisonniers. Tous les vainqueurs des guerres civiles n’auront pas, ou n’avaient pas eu, la même humanité.

 

Stasis et fitna

Auparavant, les Grecs en avaient fourni la preuve. Ils sont parmi les premiers à avoir analysé le phénomène auquel ils donnaient le nom de stasis, le conflit interne à la cité par opposition à polemos, la guerre extérieure. Étrange terme d’ailleurs que ce « stasis » qui dérive de « ce qui est debout » et finit par désigner aussi bien la stabilité (d’où le mot « état ») que la révolte ; il y a ce qui est dressé et ce qui se dresse contre, et la guerre civile est le foyer où se désintègre l’ordre ancien en même temps que se forge le nouvel ordre, nous y reviendrons.

Thucydide désigne par le terme stasis les affrontements entre partisans d’Athènes et partisans de Sparte pendant la guerre du Péloponnèse – en simplifiant, les milieux populaires contre les riches et les nobles. Le conflit débute d’ailleurs à Corcyre avec le massacre des aristocrates partisans de Sparte par les démocrates pro-Athéniens. Les seconds poursuivirent les premiers jusque dans les temples, on les égorgea au pied des autels ; de désespoir la plupart finirent par se suicider collectivement ; certains furent emmurés vivants et, bien sûr, les débiteurs en profitèrent pour se débarrasser de leurs créanciers.

Aux yeux de Thucydide, la stasis témoigne de la décomposition de la société hellénique [simple_tooltip content=’Cliffort Orwin, « Stasis and Plague : Thucydides on the Dissolution of Society », The Journal of Politics, University Chicago Press, volume 50.’](1)[/simple_tooltip]. Toute la guerre du Péloponnèse est une vaste guerre civile où la civilisation grecque se dissout : la valeur attribuée aux mots est modifiée ce qui permet de violer tous les serments. C’est le langage même qui est atteint, cette langue grecque qui fait – ou faisait – l’unité de la communauté hellénique face aux « barbares » [simple_tooltip content=’Jonathan J. Price, Thucydides and Internal War, Cambridge University Press, 2001.’](2)[/simple_tooltip]. Comment s’étonner que les cités grecques exsangues finissent par se tourner vers le roi des Perses pour qu’il arbitre leur conflit ?

Autre civilisation, autre mot, même réalité. Les Arabo-musulmans parlent de fitna pour désigner les conflits internes qui les ont opposés dès la « bataille du Chameau » (656). Le terme revient ensuite régulièrement pour évoquer les périodes de décomposition de la communauté musulmane, l’Oumma, et du califat qui l’organise.

Le terme vient des techniques de la métallurgie et évoque le feu qui brûle. Il est en général associé à l’idée de mise à l’épreuve, une épreuve qui se résout tantôt par le dépassement, tantôt par la sédition. En ce second sens, elle provoque le renversement des valeurs et du langage : « Après moi éclatera une fitna telle que le croyant du matin sera le soir un infidèle et que le croyant du soir sera, le lendemain, un infidèle… » prédit le juriste Ibn Batta (Xe siècle). « La fitna est pire que la guerre [simple_tooltip content=’Coran, II, 190-191 et II, 217.’](3)[/simple_tooltip]. » On comprend qu’elle soit, selon Gilles Kepel, « la hantise des oulémas depuis que l’islam existe ».

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La guerre qui dissout et qui fonde

La hantise de tous les peuples. Les Chinois n’ont pas oublié l’éclatement de leur pays au XXe siècle. Le traumatisme de la guerre d’Espagne n’est pas dépassé comme en témoignent, aujourd’hui encore, les polémiques sur les vestiges de la victoire franquiste. Royaume-Uni et États-Unis, où la démocratie semble particulièrement apaisée, sont passés par cette épreuve fondatrice à travers deux civil wars étrangement similaires à deux siècles de distance. Quant à la France, on pourrait la tenir pour le pays de la guerre civile tant elle s’amuse à la répéter. « Nous ne sommes pas un pays de consensus, mais un pays en proie à une sorte d’incessante guerre civile » selon Michel Winock.

Le double sens des mots stasis et fitna révèle la vraie nature de la guerre civile, à la fois décomposition et refondation. Il renvoie d’une part à l’ordre qui se met en place, d’autre part à la désagrégation de cet ordre. Selon la formule de l’historien Cyrille Aillet, « l’autorité légitime naît et périt sous l’action corrosive de l’esprit de corps, principe moteur des sociétés humaines ». Traduisons en langage actuel : le sentiment identitaire est ce qui fait naître les sociétés et ce qui les anéantit, il est au cœur de la guerre civile. S’il se divise en s’exacerbant, le pire menace. S’il se recompose et s’impose, la paix peut revenir.

Ainsi la guerre civile ressemble à une fournaise où se diluent les sociétés anciennes et où se fondent les sociétés nouvelles. « La guerre est le père de toute chose, et de toute chose il est le roi » selon Héraclite. Qu’aurait-il dit de la guerre civile ?

 

Une guerre non civile ?

Si l’on retient la définition de la guerre que donne Cicéron, « un débat qui se vide par la force », la guerre civile devient « un débat interne à une communauté qui se vide par la force ». La formule doit être précisée.

– La guerre civile n’a rien de civil. Éclatant au cœur de la société, elle l’implique dans son ensemble, sans aucun des rites sociaux propres à la guerre comme les hérauts du Moyen Âge ou les affiches de mobilisation générale. La brutalisation est portée à son maximum, les bornes de la violence sont déplacées, c’est son voisin que l’on tue avec d’autant plus de haine qu’il est à la fois proche et étranger. Le centre de données Correlates of War refuse de parler de « guerre civile » si le nombre de morts n’atteint pas le chiffre de 1 000 par an, voilà qui veut tout dire.

Pendant longtemps d’ailleurs il n’a pas existé de « droit de la guerre civile ». Les Conventions de Genève proposaient quelques garanties humanitaires minimales, sans grand résultat. En 1997, un protocole additionnel concerne les « conflits armés non internationaux » ; il protège surtout les civils et interdit les déplacements forcés de populations. Il faut attendre la création de la Cour pénale internationale, en 1998, pour que ces violences contre les civils soient assimilées à des crimes de guerre et que soient engagées des poursuites.

– La guerre civile n’est pas une simple guerre intérieure. Les intrusions étrangères sont nombreuses. Elles peuvent précéder le conflit et contribuer à son explosion. Puis, pendant la guerre, l’étranger est tenté d’instrumentaliser les combattants. Selon Patrick M. Regan [simple_tooltip content=’Civil Wars and Foreign Powers, University of Michigan Press, 2000.’](4)[/simple_tooltip], sur les 138 conflits internes qu’il recense depuis 1945, les deux tiers ont fait l’objet d’interventions internationales, dont 35 par les États-Unis. D’après lui, ces ingérences contribuent à faire durer les guerres civiles : leur durée moyenne a été de quatre ans depuis la Seconde Guerre mondiale, contre six mois dans la période 1900-1944.

– La guerre civile concerne aussi les territoires occupés ou colonisés. Pourtant, semble-t-il, une armée étrangère combat ici un peuple en révolte. Mais dans cette armée s’engagent des soldats indigènes tandis que beaucoup d’habitants restent fidèles à la métropole. La guerre d’Algérie fut aussi une guerre civile entre Algériens, insurgés contre harkis, mokhaznis et autres combattants de l’armée française. Il arriva aux seconds ce qu’il advient aux vaincus des guerres civiles : les massacres, l’exil ou la marginalisation au sein du nouvel État indépendant, avant que l’histoire ne les enterre une seconde fois. Qui se souvient qu’environ un quart des habitants des 13 colonies d’Amérique restèrent fidèles au roi d’Angleterre, combattirent pour lui avant d’être expulsés après leur défaite, leurs biens confisqués, leur mémoire bannie du « roman national » américain ?

Il n’est rien de pire qu’être vaincu, explique Gérard Chaliand, sinon être vaincu dans une guerre civile.

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Comment naissent les guerres civiles

Reste la grande question à la fois occultée et omniprésente aujourd’hui. Comment éclatent les guerres civiles – ce qui revient à se demander si nous sommes protégés ?

Les chercheurs anglo-saxons se sont penchés sur la question – il est paradoxal que les Français, champions toutes catégories de la guerre civile fantasmée ou surjouée, semblent moins intéressés. Les premiers hésitent entre deux explications : greed ou grievance, cupidité ou ressentiment.

Pour Paul Collier et Anke Hoeffler, qui ont étudié le sujet pour la Banque mondiale, les motifs économiques prédominent. Étrangement pourtant, les inégalités sociales joueraient un rôle modeste d’après eux. À l’inverse, David Keen refuse l’opposition entre « cupidité » et « ressentiment » : les deux moteurs sont généralement mêlés, le ressentiment justifiant la cupidité et la cupidité provoquant le ressentiment.

Les deux théories supposent qu’il existe des communautés qui se distinguent sur des bases économiques et sociales (les classes), religieuses, ethniques et nationales, ou encore politiques et idéologiques. Ces différentes catégories se recouvrent souvent au point qu’il est difficile de distinguer les véritables motifs de chaque camp. La guerre d’Espagne en a fourni la preuve, elle qui a opposé gauche et droite, Castille et provinces périphériques, ouvriers et patrons, salariés agricoles et propriétaires de terres, catholiques et laïcs.

Un fait est éclatant. Les affrontements de classe, qui jouaient un rôle essentiel dans les guerres civiles du passé (dans la Grèce antique, pendant toutes les jacqueries du Moyen Âge, à l’époque du socialisme révolutionnaire et du communisme), ne semblent plus aussi importants au XXIe siècle. L’effondrement de l’URSS a-t-il durablement enterré les utopies révolutionnaires ? Ou bien faut-il penser que nous sommes devenus myopes et que la génération de 1968, qui prétendait se dresser contre les inégalités sociales, a négligé cette grille de lecture dès lors qu’elle a vieilli et qu’elle s’est embourgeoisée ?

Parallèlement, les conflits religieux semblent devenir majoritaires, ce qui s’explique surtout par l’essor de l’islamisme – de quoi conforter ceux qui voient dans l’islamisme le communisme du XXIe siècle. Pourtant l’une des causes du succès des islamistes tient aux actions sociales qu’ils multiplient en direction des déshérités. Il est rare qu’un sentiment unique provoque une guerre civile ; les motivations s’additionnent et se renforcent mutuellement.

 

Les temps de la guerre civile

Pourquoi le ressentiment et la cupidité, ces émotions permanentes et mêlées, débouchent-elles subitement sur la guerre civile ? Pourquoi une société qui réussissait à juguler les clivages qui la parcourent et à les faire coexister de façon plus ou moins pacifique s’en montre-t-elle soudain incapable ?

Il y a d’abord la phase de l’« illusion ». Les clivages mettent en valeur des différences qui paraissent positives et que l’on qualifie de diversités au sein d’une société qui semble harmonieuse. C’est l’âge d’or, dirions-nous, du « vivre ensemble ». Une illusion qui n’épargnait pas les sociétés coloniales – combien de pieds-noirs ont gardé la nostalgie de l’Algérie d’avant 1954 et le souvenir de chrétiens, de musulmans et de juifs partageant le même territoire, le même soleil et les mêmes jeux d’enfants ! Oui, mais pas les mêmes rêves.

Puis vient la phase d’« exacerbation ». Les différences s’accentuent et deviennent divisions. Elles peuvent être aggravées par une crise économique et politique, ou encore provoquées par l’apparition d’une nouvelle religion, d’une nouvelle idéologie ou de nouvelles communautés ethniques. À la fin, chacun refuse à l’autre toute légitimité au nom de la vraie foi, de la vérité, de la justice ou de l’authenticité.

Suit le temps de la « peur ». Chaque groupe s’estime menacé par les autres. Si le rapport de forces entre eux se modifie, ce sentiment est renforcé. Au Liban, en Irlande du Nord, au Kosovo, le différentiel de croissance démographique affaiblit et inquiète les chrétiens, les protestants, les Serbes. Des migrations peuvent amplifier le phénomène comme ce fut le cas au Kosovo, encore majoritairement serbe au XIXe siècle. Autre détonateur potentiel, le jeu des puissances au Liban, en Libye ou dans de nombreux pays d’Afrique noire.

Puis les différents clivages convergent et débouchent sur la formation de deux camps antagonistes à partir de groupes divers et nombreux. C’est la « cristallisation ». Telle est justement la situation que les terroristes s’efforcent de provoquer et voilà l’enjeu actuel pour la France. Le phénomène rappelle le rôle des minorités actives dans le déclenchement des guerres civiles. La cristallisation n’est pourtant pas achevée au début du conflit ; c’est la brutalité des combats qui force à choisir son camp, ou plutôt à le rejoindre (voir encadré sur l’Espagne).

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La guerre de la mondialisation

Ce déroulement signifie que l’État n’est plus en mesure de s’imposer aux communautés. Il est considéré comme partial par les uns comme par les autres. La mollesse de son action provoque la guerre civile autant que sa dureté. Plus même selon Ann Hironaka [simple_tooltip content=’Neverending Wars, The Internal Community, Weak States and the Perpetuation of Civil War, Harvard University, 2008.’](5)[/simple_tooltip] qui a soigneusement étudié le sujet : « Pour le dire simplement, les guerres civiles longues ont tendance à apparaître dans les États faibles plus que dans les États forts […] Les États forts offrent des opportunités pour le changement politique pacifique et constituent un obstacle redoutable pour tout groupe qui tente d’utiliser la violence. »

Paradoxalement le meilleur rempart contre la guerre civile repose sur la force de l’État, sa capacité à imposer des compromis aux différentes composantes de la société et à faire émerger un sentiment d’identité commun, quitte à l’imposer. Sans doute doit-on comprendre le souci de ne pas rejeter dans une opposition radicale l’une des communautés présentes sur le territoire national – ce serait faire le jeu des terroristes qui cherchent la rupture et jeter dans leurs bras l’ensemble de cette communauté. Mais réagir mollement, accepter certaines de leurs exigences, souffrir que les règles habituelles soient peu à peu grignotées, tous ces petits abandons conduisent à légitimer les terroristes auprès du groupe qu’ils prétendent défendre. Et à le jeter dans leurs bras aussi sûrement que par une répression aveugle.

C’est ici qu’intervient la relation entre guerre civile et mondialisation. Cette dernière brasse les peuples, les idées, les croyances. Elle rend les sociétés de plus en plus hétérogènes. Elle exacerbe les identités qui craignent de disparaître dans un tout indistinct, elle inquiète les communautés qui se sentent menacées de soumission à d’autres communautés, celles chez qui elles s’installent ou celles qui s’installent chez elle.

Dans le cas de l’islamisme, on peut même parler d’une guerre civile mondiale, les terroristes frappant leurs adversaires à travers toute la planète et cherchant à provoquer l’éclatement de toutes les sociétés où ils sont installés.

Pendant ce temps, les États peinent à contrôler ces flux et s’en trouvent affaiblis. Alors que les frontières nationales s’abaissent, les frontières intérieures se multiplient : les douanes disparaissent mais les « communautés fermées » se multiplient, les immeubles s’abritent derrière des barrières digitales et le code postal définit l’identité. Il n’y a plus de Pyrénées (ou presque), la frontière ne passe plus entre l’Espagne et la France, mais entre le 93 et le 78 et, demain peut-être, entre le 11 et le 15 de la rue Boieldieu à Pantin. Et les différentes composantes de la société nationale s’isolent, tout simplement parce qu’elles ne se supportent plus.

En ce sens, la guerre civile moderne mérite le titre de « guerre de la mondialisation ».

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Pascal Gauchon

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