Nous avions déjà vu John Churchill, duc de Marlborough, en action à la bataille de Malplaquet[1], qui ne mettait pas vraiment en valeur son talent ni celui de son alter ego, le prince Eugène de Savoie-Carignan. Intéressons-nous donc à l’une de leurs plus brillantes victoires : la bataille de Blenheim[2].
Article paru dans le Revue Conflits n°51.
Au début de la guerre de succession d’Espagne, la France de Louis XIV est à l’offensive sur tous les fronts : en Espagne, bien sûr, pour affermir sur son trône Philippe d’Anjou, désigné comme héritier par le défunt Charles II, mais aussi au Piémont, qui a rejoint la coalition, et en Lombardie, pour fixer les forces impériales au sud ; en Alsace, conquise durant les guerres précédentes ; et enfin en terres d’empire, où stationnent les plus fortes armées coalisées.
Une campagne éclair
Au printemps 1704, Louis XIV a décidé de frapper un grand coup : il envoie l’armée du maréchal de Tallard (36 000 hommes) appuyer celle de l’Électeur de Bavière (26 000) dans la vallée du Danube, avec comme objectif de prendre Vienne pour contraindre l’empire à faire la paix. Le rapport de force est si favorable – le prince de Bade n’a que 36 000 hommes sur ce théâtre – que l’issue ne fait guère de doute. Stationnée au nord de Liège, l’armée de Marlborough est à quelque 400 km du cours moyen du Danube et ses alliés hollandais craignent, s’il vole au secours des Impériaux, que l’armée des Flandres de Villeroy n’en profite pour envahir les Provinces-Unies.
Marlborough promet aux Hollandais de revenir d’urgence en cas d’attaque, grâce à la possibilité de descendre le Rhin en bateau : encombrée par son train de bagage et ralentie par la nécessité de fourrager et de se ravitailler, une armée du temps parcourt ordinairement 10 à 12 km par jour par voie de terre ; l’usage de la voie d’eau permet d’aller deux à trois fois plus vite selon le courant, sans craindre le manque d’eau, très pénalisant pour les animaux. Mais il pense que Villeroy suivra sa progression et il fait tout pour l’encourager, en maître dans l’art, so british, de la « déception », n’hésitant pas à intoxiquer le commandement français pour le convaincre que son objectif est d’envahir la France. Pour comprendre le plan de Marlborough, il faut avoir en tête l’hydrographie de cette partie de l’Europe : alors que le Rhin coule du sud-est ou nord-ouest, les affluents de sa rive gauche – la Meuse et la Moselle principalement – coulent du sud-ouest au nord-est, offrant des voies de pénétration commodes vers le Bassin parisien ou la Lorraine. Jusqu’à Coblence, Marlborough suit la rive gauche du Rhin et, à chaque confluent, s’évertue à faire croire à Villeroy, qui, comme prévu, marche parallèlement à lui, qu’il va infléchir sa marche et suivre l’affluent vers le cœur du territoire français. Sa réussite tient aussi à la nécessité pour les généraux français de rendre compte à Louis XIV, resté à Versailles – à 64 ans, il n’a plus goût à la vie des camps – et d’attendre ses décisions, ce qui induit un délai d’une quinzaine de jours dans leurs réactions, toujours à contre-temps, de ce fait.
À Coblence, l’armée anglaise, renforcée de contingents allemands, passe sur la rive droite mais des pionniers partent construire des ponts sur le Rhin à Philippsbourg, plus au sud, pour fixer Villeroy, chargé de défendre l’Alsace avec Tallard, revenu d’Allemagne. En fait, après avoir franchi le Neckar le 7 juin, elle bifurque vers le sud-est pour rejoindre la vallée du Danube. Les Français ne peuvent plus lui barrer la route et les armées confédérées font leur jonction au nord d’Ulm le 22 juin. Marlborough a franchi les 400 km en cinq semaines, en ne marchant que le matin et en faisant un jour de pause tous les quatre ou cinq jours de marche, soit une moyenne d’environ 15 km par jour, ce qui lui a permis de ne perdre qu’un peu plus de 1 000 hommes en route.
À peine réunies, les armées coalisées se ruent sur le site fortifié de Donauwörth, conquis le 2 juillet pour fermer la route de Vienne et sécuriser un franchissement sur le Danube, pour assurer la liaison entre les Anglais, sur la rive droite, et Eugène, sur la rive gauche. À contrecœur, Marlborough livre les campagnes bavaroises au pillage, détruisant quelque 400 villages, pour pousser l’Électeur de Bavière à l’affronter en rase campagne : avant la fin de l’année, quand il devra retourner aux Pays-Bas prendre ses quartiers d’hiver, le duc veut avoir anéanti l’épée de Damoclès menaçant Vienne. Tallard, qui a retraversé la Forêt Noire, rejoint l’armée bavaroise et le corps de Marsin sur la rive gauche et s’avance vers Nördlingen, base de ravitaillement des coalisés.
Un maître de la « déception »
Dans la préparation de la bataille, comme dans la conduite des opérations, Marlborough réussit à nouveau à leurrer ses ennemis. Le 13 août, l’armée coalisée se met en marche à 3 h du matin et s’avance en huit colonnes, plus une avant-garde de cavalerie, vers l’armée franco-bavaroise, commandée par Tallard qui croit savoir, grâce à des espions ou des prisonniers, que le duc veut couvrir Nördlingen. Mais vers 8 h, Tallard doit se rendre à l’évidence : les neuf colonnes ennemies se déploient pour l’attaquer. Pourtant, l’armée alliée occupe de fortes positions défensives, le long d’un petit affluent du Danube, nommé le Nebel, qui coule sensiblement nord / sud et dont le franchissement est rendu difficile par des berges marécageuses. Les troupes bloquent le passage entre deux obstacles infranchissables : le Danube, à leur droite, et un massif de collines boisées, au nord ; elles ont fortifié quelques moulins qui s’échelonnent le long du Nebel et surtout trois villages : Blenheim, à une centaine de mètres du fleuve, Lützingen, au pied des collines, et enfin Oberglau, presque à mi-chemin entre les deux premiers.
Les deux armées en présence, de quelque 60 000 combattants chacune, sont de force quasi égale en infanterie ; Tallard peut compter sur une nette supériorité en artillerie (90 canons contre 66), mais Marlborough et Eugène alignent plus de cavalerie (180 escadrons contre 140), d’autant qu’une partie des chevaux français souffrent depuis plusieurs jours d’une maladie qui les rend inaptes au service, ou moins résistants. Il n’en demeure pas moins qu’attaquer frontalement un ennemi retranché derrière un obstacle est sans doute la mission la plus difficile, et pour laquelle la cavalerie est la moins utile. Marlborough a pourtant repéré qu’entre Blenheim et Oberglau, le terrain était plutôt plat et égal, condition idéale pour déployer sa cavalerie, mais il doit d’abord fixer l’attention du commandement français sur d’autres points du champ de bataille, et lui faire engager sa puissante réserve d’infanterie (27 bataillons) avant de porter le coup de grâce.
Les coalisés vont donc attaquer sur l’ensemble du front, même sans espoir de percer. À droite, c’est le prince Eugène qui lance ses troupes contre les collines et le village de Lützingen, défendus par les troupes de l’Électeur de Bavière et quelques unités françaises, dont une « grande batterie » de 16 canons, en surplomb dans les collines et tirant en enfilade sur les assaillants. Les assauts, tant de cavalerie que d’infanterie, sont inéluctablement repoussés. De même, les premiers assauts sur Blenheim sont bloqués, mais réussissent quand même à prendre pied dans le village. Tallard engage alors l’essentiel de ses réserves, avec un double effet contre-productif : les Français sont tellement serrés dans le village que très peu sont en mesure de se servir de leurs armes, et les incendies qu’ils allument eux-mêmes font de nombreuses victimes parmi les défenseurs ; d’autre part, les réserves engagées ne seront plus disponibles au climax de la bataille.
Avant de lancer son attaque, le duc, sous couvert des premiers engagements et de la pression sur les deux ailes françaises, fait aménager le terrain pour faciliter le franchissement du Nebel à la cavalerie et à l’artillerie. Il doit encore différer l’effort principal, le temps de contrarier les velléités françaises au centre, où les troupes de son frère, Charles Churchill, refoulées dans la vallée du Nebel après une attaque vers Oberglau, sont poursuivies par les soldats de Marsin, qui pourraient couper l’armée coalisée en deux en poursuivant leur effort. En début d’après-midi, Marlborough réunit enfin une masse de manœuvre de 8 000 cavaliers et 14 000 fantassins sur quatre lignes : la première, composée de fantassins, couvre le franchissement du Nebel par les deux lignes de cavalerie qui la suivent et chargent la cavalerie française, positionnée là par Tallard, mais déjà fatiguée et ébranlée par les engagements du matin autour de Blenheim, durant lesquels les gendarmes, une unité d’élite de la Maison du roi, avaient été mis en déroute ; les fantassins déciment par le tir la cavalerie, dont l’intervention est en plus tardive, car Tallard n’a donné aucun ordre de s’opposer au franchissement, opération qui ne peut se faire sans confusion, en particulier parmi les troupes montées. Après des mouvements de flux et de reflux de la cavalerie, le passage de la dernière ligne d’infanterie sur la rive occidentale confirme le succès anglais et prépare une avance désormais irrésistible.
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Le général toujours victorieux
Malgré la résistance courageuse de neuf bataillons d’infanterie, pourtant inexpérimentés, face aux charges de cavalerie, aux salves de l’infanterie et d’une batterie de neuf canons, amenée à courte distance, le centre français est pulvérisé. Le général Mérode-Westerloo tente d’organiser une contre-attaque sur le flanc des Anglais en utilisant une partie des troupes entassées inutilement dans Blenheim, mais son initiative est annulée par l’état-major de Tallard. Une partie de la cavalerie anglaise poursuit les fuyards jusqu’au Danube, où beaucoup chutent le long des berges escarpées et se noient en essayant de s’enfuir. Le reste se rabat contre l’aile gauche franco-bavaroise, qui recule sous la pression renouvelée du prince Eugène. Quant à l’infanterie, elle encercle les troupes bloquées dans Blenheim, qui sont l’élite de l’armée française et qui, quoique supérieures en nombre, ne peuvent s’échapper du village et n’ont d’autre issue que la reddition, même si certains régiments, comme celui de Navarre, voudraient résister jusqu’au bout et brûlent leurs drapeaux de désespoir.
Les alliés ont perdu plus de 40 000 hommes, dont 13 000 prisonniers, parmi lesquels le général en chef, Tallard, 40 généraux et plus de 1 100 officiers ; 60 canons et plus de 150 drapeaux et étendards ont été capturés. Environ 7 000 rescapés rejoignent sur le Rhin la force de Villeroy qui en gardait le passage, mais le moral de toute l’armée est atteint, et les Français se retirent, laissant Marlborough conduire le siège de Landau, qui se rend fin novembre. Ayant aussi pris par surprise Trèves et Trarbach avant la fin de l’année, Marlborough a ouvert aux coalisés plusieurs voies pour une possible invasion du royaume de France. La Bavière, un des rares alliés de Louis XIV dans ce conflit continental, est occupée par les Impériaux. Ainsi, la situation stratégique s’est-elle totalement retournée, d’autant que l’un des meilleurs maréchaux français, Villars, peu apprécié par l’Électeur de Bavière bien qu’il ait remporté la première bataille de Höchstatt[3], a été envoyé dans les Cévennes pour conclure la guerre des Camisards.
Le duc de Marlborough passa l’hiver 1705 en Angleterre où il reçut un accueil triomphal, digne d’un imperator romain. Ainsi avait-il brillamment inauguré une guerre qui devait couronner sa carrière militaire exceptionnelle, ne perdant aucune bataille et réussissant tous les sièges entrepris. Quand il tomba en disgrâce auprès de la reine Anne, son éviction en 1711 facilita le redressement français et la conclusion d’une paix qui laissera Philippe V, le petit-fils de Louis XIV, sur le trône d’Espagne – ses descendants y sont encore.
[2] Aussi appelée « seconde bataille de Höchstätt », elle a été immortalisée par son vainqueur par le palais de Blenheim, qu’il fit construire en Angleterre grâce à une gratification de la reine Anne – c’est, en Angleterre, le seul « palais » n’appartenant pas à la famille royale ; Winston Churchill y est né.
[3] Cette bataille avait été livrée le 20 septembre 1703, quelques kilomètres à l’ouest de Blenheim.