Grandeur et décadence de l’influence de la France en Afrique

12 octobre 2024

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Grandeur et décadence de l’influence de la France en Afrique

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Dans son ouvrage Afrique Adieu[1], le colonel Jean-Pierre Augé éclaire, par son témoignage inédit en tant que dernier chef encore vivant du secteur « Afrique noire » de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), sur les raisons qui ont conduit, au fil des décennies, à ce qu’il qualifie de crépuscule de la France en Afrique.

Soixante ans après la décolonisation, la France, dont l’influence dans les États nouvellement indépendants d’Afrique francophone a longtemps paru immuable, s’est soudainement retrouvée au cours des dernières années, évincées de pays avec lesquels la coopération était autrefois excellente, comme au Mali, au Burkina Faso, au Niger ou en Centrafrique.

La mission principale du secteur Afrique noire (désigné par l’acronyme SR/N) du Service Recherche de la DGSE, a consisté à rechercher et à exploiter le renseignement concernant la sécurité et les intérêts de la France sur le sol africain. Militaire formé à Saint-Cyr, officier de Légion, Jean-Pierre Augé, qui a rejoint la DGSE en 1985, a servi pendant vingt ans au sein de ce secteur opérationnel, dissout au milieu des années 2000. La zone de compétence du défunt secteur SR/N s’étendait de la Mauritanie à l’Afrique du Sud. Ses activités englobaient à l’Est, le Kenya et les pays au sud du Kenya, sans oublier Madagascar.

Dans les méandres de l’Afrique

Tour à tour officier de liaison au Niger, conseiller spécial du président tchadien Idriss Déby puis chargé de mission à la présidence ivoirienne sous les présidences successives d’Henri Konan Bédié, du général putschiste Robert Gueï et de Laurent Gbagbo, le colonel Augé est devenu un témoin de premier plan de l’évolution des relations entre Paris et le continent africain, à partir des années 1980 jusque dans l’après-Guerre froide. Outre la plongée passionnante que cet africaniste chevronné propose aux lecteurs dans le quotidien des agents de la recherche humaine « de leurs premiers pas à la Centrale jusqu’à l’exercice du métier de chef de poste »[2], il s’interroge tout au long de ces pages sur les relations entre la communauté du renseignement français et le pouvoir politique.

L’arrivée au pouvoir des socialistes en 1981 s’est traduite par la démilitarisation du Service décidée par François Mitterrand, « par défiance à l’endroit des militaires », non seulement après l’épisode tragique du Rainbow Warrior du 10 juillet 1985, mais également en raison d’une tribune de militaires publiée dans Le Figaro contre le candidat Mitterrand lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 1988. Les conséquences au cœur de l’appareil d’État seront considérables : la direction de la DGSE a été retirée aux militaires, tandis que le pouvoir politique a mis un civil à la tête du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN)[3], autrefois commandé par des officiers généraux.

À la DGSE, cette « civilinisation » aurait eu cependant peu d’impact sur le secteur Afrique noire, « en raison des exigences des chefs d’État africains eux-mêmes, qui ont toujours souhaité que le Service place des officiers (et non des civils) auprès d’eux ». À tel point qu’il fut même jugé « nécessaire d’attribuer fictivement le grade de commandant de l’armée d’active à un chef de poste civil pour lui assurer le crédit nécessaire à l’exercice de sa mission » auprès d’un chef d’État africain issu des rangs de l’armée[4]. Cependant, les effets pervers de la démilitarisation du Service se sont rapidement fait sentir lorsque la grande majorité des officiers supérieurs dont la formation militaire les avait pourtant préparés à servir dans des pays où sévissaient l’instabilité, l’insalubrité, l’insécurité ont été systématiquement écartés, non seulement des fonctions importantes à l’état-major de la Direction du renseignement (DR), mais également des postes de chef de poste ou de chef de secteur. Au fil des années, l’auteur juge que ce bouleversement au sein de la DGSE s’est traduit, par une méconnaissance de la zone Afrique noire et par conséquent par « une production anémique » concernant notamment le recrutement des sources sur le terrain[5]. Par la suite, la pénurie d’africanistes et le décalage criant entre la vision de la communauté du renseignement et celle des responsables politiques ont conduit à un manque manifeste de clairvoyance sur les réalités africaines, et donc à la perte de l’influence française en Afrique.

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Le tournant Mitterrand

En 1990, le discours de la Baule de François Mitterrand avait affiché la nécessité du multipartisme et d’un élan démocratique sur le continent africain. La décision mitterrandienne de lier démocratie et développement en Afrique s’est finalement avérée catastrophique dans des pays multiethniques qui ne sont pas devenus des nations et peinent à devenir des États. Sur le terrain, les services français ont cependant continué d’œuvrer dans le domaine sécuritaire et de partager le renseignement avec les pays amis de la France en Afrique. La décennie 1990, marquée par l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la Guerre froide, fut ponctuée par de nombreux revers pour la France en Afrique. À commencer par la mort du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny en 1993, suivie en 1994 par la chute du franc CFA.

Cette évolution délétère continua après le bref retour de Jacques Foccard (1913-1997), ancien résistant, gaulliste historique et personnage emblématique de la Françafrique, dès l’arrivée au pouvoir de Jacques Chirac en 1995. Le nouveau président de la République, qui entretenait déjà d’excellentes relations avec certains chefs d’État africains, entendait s’appuyer sur les réseaux gaulliens en Afrique. « Telle que voulue par le général de Gaulle et par le président ivoirien Félix-Houphouët Boigny, la France-Afrique « canal historique », avait pour objectif de faire perdurer les liens d’amitié entre les États indépendants d’Afrique francophone et l’ancienne puissance coloniale, et ce, sur la base d’une coopération privilégiée dans l’intérêt même des deux parties »[6]. Les résultats escomptés par Jacques Chirac ne furent pas probants.

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Absence de réflexion

Jean-Pierre Augé décrit ainsi la période qui s’en est ensuivie : « Désormais la politique africaine de la France n’a plus de colonne vertébrale et pas davantage de boussoles. Si Paris est tenu d’intervenir ponctuellement au gré de telle ou telle crise africaine, c’est le plus souvent pour assurer la sécurité de ses compatriotes expatriés et « influer sur le devenir » de tel ou tel potentat. Le pouvoir ne veut pas être la cible des accusations d’ingérence ou de soutien à tel dictateur de la France en Afrique. Désormais l’État laisse le champ libre aux lobbies, aux milieux d’affaires, réseaux divers, notamment les réseaux corses de Charles Pasqua, émissaires de tout poil, et autres acteurs douteux des nouvelles relations franco-africaines »[7].

L’auteur déplore la disparition du ministère de la Coopération, un symbole considéré comme dépassé des rapports de la France avec le continent africain, à la suite de la victoire de la gauche aux élections législatives anticipées de 1997. Ce ministère et la direction des affaires africaines et malgaches du ministère des Affaires étrangères étaient en effet peuplé d’anciens de la France d’Outremer qui avaient vécu en Afrique et en connaissaient les particularismes et les mentalités. La période de cohabitation Chirac-Jospin eut pour effet des troubles internes graves au sein de la structure de la DGSE avec des répercussions néfastes sur le terrain.

Quant au nouvel impératif « de refonte et d’optimisation de la politique française à l’égard de l’Afrique dans le cadre d’une dynamique européenne » soutenu par les socialistes, cela n’aura pour effet que d’engluer l’influence de la France en Afrique dans les méandres de la technocratie bruxelloise. Le crépuscule de la France-Afrique, concept gaullien, « fondé sur l’amitié entre la France et l’Afrique et sur la coopération », a donc bien eu lieu, selon l’auteur, entre 1990 et 2000.

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C’est ainsi qu’à l’aube du nouveau millénaire, la France a été contrainte de tourner la page des années fastes de son apogée en Afrique. Dès les années 2000, la France s’est en effet vue confrontée à la menace alarmante de l’islam radical. Depuis 2010, elle fait face à l’influence grandissante de la Russie, de la Turquie et de la Chine. Animés d’une volonté de puissance, ces pays nourrissent des ambitions tant économiques que sécuritaires et géopolitiques, sur le continent africain. Les États-Unis, pour leur part, se sont révélés être des acteurs rivaux de la puissance française en Afrique. En France, pour le plus grand regret de l’auteur, depuis le dernier mandat de Jacques Chirac, il semble que les présidents récents ne se soient pas fixés pour priorité le renforcement des liens avec l’Afrique. Dans ces conditions, le déclin de la France en Afrique ne pouvait que s’aggraver.

« La France-Afrique n’est plus. SR/N, le secteur Afrique noire telle que je l’ai connu, ne lui a pas survécu. L’histoire ne retiendra ni l’action ni même l’existence de ce partenaire obligé de la sulfureuse France-Afrique, de ses premiers soubresauts politiques à son trépas. Mais d’une manière ou d’une autre, dans les décennies à venir, les Africains ne manqueront pas de se rappeler à notre bon souvenir », conclut Jean-Pierre Augé sur cette note de nostalgie et d’espoir[8].

[1] Jean-Pierre AUGÉ : Afrique Adieu- Mémoires d’un officier du secteur Afrique noire de la DGSE, Paris, Mareuil Editions, 2024.

[2] P.328

[3] Il s’agit de l’actuel Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN).

[4] P.231

[5] Pages 230 et 231

[6] P. 240

[7] P.240 et 241

[8] P.331

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À propos de l’auteur
Ana Pouvreau

Ana Pouvreau

Spécialiste des mondes russe et turc, docteure ès lettres de l’université de Paris IV-Sorbonne et diplômée de Boston University en relations internationales et études stratégiques. Éditorialiste à l’Institut FMES (Toulon). Auteure de plusieurs ouvrages de géostratégie. Auditrice de l’IHEDN.
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