En 395, à la mort de Théodose, l’empire romain se scinda en deux parties, occidentale avec Rome, orientale autour de Constantinople. L’empire d’Orient, qui se qualifia lui-même toujours de « romain », fut appelé « byzantin » par des historiens du xixe siècle. Seul héritier de l’empire romain antique après la déchéance de Romulus Augustule en 476, il résista à ses nombreux ennemis près de mille ans, jusqu’à la prise de Constantinople par Mehmet II en 1453.
Cette extraordinaire résilience surprend. La puissance militaire des Byzantins est souvent considérée comme négligeable – de façon très exagérée, même si leur histoire est jalonnée de défaites spectaculaires comme celle de Manzikert (1071). Mais les Byzantins firent preuve d’une habileté stratégique exceptionnelle qui explique la longévité de leur empire.
Un Empire entouré d’ennemis
Après le règne de Justinien (527-565) qui vit la reconquête d’une partie des terres perdues de l’ancien empire d’Occident, Byzance entra dans une longue période de turbulences. Tous les fronts étaient menacés. Perses, Arabes et Turcs se succédèrent sur une ligne allant du Caucase à l’Euphrate. Byzance mena ainsi une lutte séculaire contre les poussées successives d’empires centrés sur l’antique Mésopotamie. Culbuté par les Arabes au Yarmouk, il perdit dès 636 l’Egypte, la Palestine, la Syrie. Les Balkans et le Danube furent quant à eux soumis aux assauts successifs des Huns et des Avars, puis des Bulgares, des Hongrois et des Petchenègues. Et le front occidental n’était pas plus en sûreté : les Carolingiens s’en prirent à l’Italie du Sud, que les Normands envahirent au xie siècle avant de porter le danger jusqu’aux frontières de l’empire.
Une renaissance se produisit sous les empereurs macédoniens (867-1056), qui permit la reprise d’une partie de l’Anatolie (963-969) et la soumission de l’empire bulgare (1014). Mais un deuxième choc de grande ampleur eut lieu à Manzikert en 1071 lorsque les Turcs seldjoukides défirent les armées de Romain IV et s’emparèrent de la majeure partie de l’Asie Mineure. Si la dynastie comnène en récupéra une part, elle ne put chasser totalement les Turcs qui, dès lors, ne cessèrent leurs incursions. La défaite de Manuel Ier Comnène à Myriokephalon (1176) marqua la fin des reconquêtes. L’empire ne fut pas envahi mais il avait perdu sa capacité de projection militaire hors de ses frontières.
A lire aussi: Alexandre le Grand, les Romains et l’empire universel
Le pire arriva avec la prise de la ville par les Croisés en 1204 qui provoqua l’éclatement et le dépeçage de l’empire. Même après la restauration de 1261, Byzance ne fut plus qu’un empire rabougri, replié sur le Péloponnèse, la Thrace, les îles de la Mer Égée et la frange côtière de l’Asie Mineure. Dans les deux siècles qui suivirent, il se réduisit comme une peau de chagrin sous les coups de boutoir des Turcs. Traversé de guerres civiles dans la première moitié du xive siècle, il vit les Ottomans s’installer à Andrinople (1370). Constantinople repoussa encore leurs assauts en 1397, 1411, 1422 puis céda en 1453.
L’idéologie politique byzantine reposait sur la personne de l’empereur, appelé par Dieu à gouverner le monde, à convertir les nations païennes et à maintenir un ordre immuable. Tous les États étaient considérés comme des vassaux. L’empire était pensé comme éternel. Cette fiction conduisait à considérer toute conquête comme la reprise d’une terre perdue : toute guerre était donc, par nature, défensive.
Devant les menaces, deux stratégies étaient possibles : dresser une ligne de défense fortifiée ou s’appuyer sur des Etats-tampons. Face à de trop nombreux ennemis, se succédant indéfiniment et sur des frontières immenses, la stratégie du limes était intenable. On ne pouvait bâtir un « mur d’Hadrien » au pied de la chaîne du Taurus ou à la sortie des Balkans. Les Byzantins durent recourir à des moyens plus subtils, que le géopoliticien Edward Luttwak a qualifié de « grande stratégie ».
En premier lieu, il fallait s’interdire de détruire l’ennemi qui se présentait aux portes, de peur qu’un autre plus puissant ne prenne la relève. Mieux valait le neutraliser et le laisser s’implanter aux frontières. Ainsi, en 717-718, les Bulgares fraîchement installés vinrent à l’aide de Constantinople assiégée par les Arabes. Pour maintenir dans l’orbite impériale les États tampons il fallait les séduire et les combler d’honneurs, de dignités officielles et de cadeaux. Clovis et Théodoric furent élevés à la dignité de patrice et intégrés à l’ordre impérial, sans que cela traduise une réelle autorité des empereurs sur eux.
On pouvait aussi conclure des mariages flatteurs. Les empereurs répugnaient à envoyer leurs filles ou nièces auprès de musulmans ou de peuples de la steppe. Seul Michel VIII Paléologue (1259-1282) maria deux de ses filles (illégitimes…) à deux chefs mongols, descendants de Gengis Khan. Les unions avec les princes latins étaient plus aisées. La princesse Theophano épousa l’empereur allemand Otton II. Les hommes de la famille impériale étaient eux libres dans leurs choix : Constantin V (741-775) épousa la fille du khan des Khazars ; Michel VII (1071-1078) prit pour femme Marie d’Alani, fille du roi de Géorgie ; Manuel Comnène épousa la belle-sœur de l’empereur Conrad III, Berthe de Sulzbach, puis Marie d’Antioche, fille du comte Raymond d’Antioche.
La défense de l’empire
La protection de l’empire était dévolue à l’armée. Le corps central (tagmata), composé de professionnels bien entraînés, défendait la capitale et devait s’opposer aux envahisseurs si les troupes frontalières (themata) étaient débordées. Ces dernières fournirent les empereurs conquérants du xe siècle (Nicéphore Phocas, Jean Tzimiskès). L’armée sut modifier ses techniques et sa tactique : elle s’adapta aux redoutables archers montés de la steppe en formant ses propres archers à cheval. Elle disposait par ailleurs d’une arme ultime, le célèbre feu grégeois qui dispersa les navires arabes lors du siège de 617-618.
La pensée militaire byzantine était dirigée par le souci d’éviter les affrontements directs même si certains empereurs furent capables de monter des offensives victorieuses (Justinien, Basile II, Manuel Ier Comnène). Ces aspects firent l’objet de nombreux traités militaires de grande valeur qui améliorèrent et actualisèrent ceux de l’époque hellénistique ou romaine. Plusieurs furent composés par des empereurs : le Strategikon de Maurice vers 600, les Taktika de Léon VI et les deux ouvrages de Nicéphore Phocas (Sur la guérilla et Les Préceptes militaires consacrés respectivement aux opérations défensives et offensives contre les Arabes à la frontière du Taurus) sont des chefs-d’œuvre du genre. Toute la panoplie technique (conseils pour la pratique du tir à l’arc, l’entraînement physique) et tactique (embuscade, défense élastique, embuscades) était analysée, y compris les éléments de poliorcétique et de logistique. Y figuraient aussi de nombreux renseignements d’ordre politique, social et psychologique sur les différents ennemis.
A lire aussi: Pouvoir politique et religieux à Byzance
Ces manuels accordaient la priorité à la manœuvre et conseillaient d’éviter autant que possible la bataille rangée, sur terre comme sur mer : « Sauf extrême urgence il est ridicule d’essayer de remporter une victoire qui est si coûteuse et n’apporte qu’une vaine gloire », écrivit l’empereur Maurice, suivi par tous les auteurs. Ils inventèrent une pratique de la « défense en profondeur » qu’ils appliquèrent en Asie Mineure : plutôt que de tenter d’arrêter les raids des musulmans, ils les laissaient passer et les attaquaient par surprise sur le chemin du retour alors que leurs ennemis étaient chargés de butin. Les Byzantins savaient aussi s’adapter et imiter leurs ennemis, formant ainsi des cavaliers lourds (cataphractes) inspirés des Parthes, puis des archers à cheval (les turcopoles) sur le modèle des cavaliers venus de la steppe.
Ses propres forces étant insuffisantes, Byzance eut par ailleurs recours à des mercenaires scandinaves (les « Varègues ») puis à des Normands de Sicile, et même aux farouches Petchenègues. L’entretien de cette force reposait sur des ressources financières que fournit jusqu’au xiie siècle l’impôt foncier. Le délabrement ultérieur de la fiscalité amoindrit le potentiel militaire. Byzance comptait aussi sur l’espionnage, les missions de reconnaissance et, de manière générale, disposait d’excellentes informations sur ses ennemis.
Enfin, on ne saurait négliger, pour expliquer la résilience, les fortifications de Constantinople. La ville épousait grossièrement la forme d’un trapèze dont la grande base s’étendait du côté de la terre, à l’ouest, la petite base longeant la mer de Marmara. Elle bénéficiait de formidables remparts, longs de 25 km environ, remontant à Théodose le Grand (fin du ive siècle). Les courants marins dangereux rendaient un assaut par mer périlleux, d’autant plus que les Byzantins utilisaient le feu grégeois, une sorte de napalm. Le mur maritime était en outre protégé par la chaîne tendue à travers la Corne d’Or. À l’ouest, un ensemble spectaculaire fait d’une première muraille, haute de 8 m et épaisse de 5, jalonnée de tours placées tous les 50 à 100 m. Puis un espace vide large de 12 à 18 m jusqu’au pied du mur intérieur, haut de 12 à 15 m, épais de 5 et flanqué de tours de près de 20 m de haut qui commandaient les intervalles entre celles du mur extérieur.
Une « grande stratégie » à géométrie variable
La diplomatie et les ambassades furent au cœur de cette stratégie de survie. Considérant le reste du monde comme une « barbarie périphérique », les Byzantins ne sous-estimaient pas pour autant ces « Barbares », au sein desquels ils établissaient d’ailleurs une hiérarchie. Ils s’efforcèrent de se rallier certains d’eux, de semer la zizanie entre les autres ; bref, ils reprenaient le conseil romain « diviser pour régner ». Byzance mobilisa ainsi les Hongrois contre les Bulgares, les Petchenègues contre les Khazars, puis les Coumans contre les Petchenègues.
Les qualités intellectuelles et le rang social élevé des ambassadeurs garantissaient leur efficacité et séduisaient les souverains étrangers, flattés de voir que le Basileus leur adressait des hommes d’élite. S’ils étaient plus des émissaires que de véritables ambassadeurs (on ignorait au Moyen Âge les ambassades permanentes), leurs séjours pouvaient durer des mois voire des années et leur permettaient d’effectuer plusieurs missions. Ils s’efforçaient d’éviter des agressions ou de rétablir la paix ; ils recueillaient toutes les informations utiles à la sécurité de l’empire. Les Byzantins pratiquèrent ainsi une « ethnographie de la puissance », accumulant les connaissances sur les autres peuples à des fins stratégiques et établissant avec soin les modalités des rapports avec chacun d’eux. Le protocole complexe du Livre des cérémonies de Constantin VII en est un remarquable exemple.
L’apparence magnifique et les vêtements luxueux de couleur pourpre des ambassadeurs manifestaient la supériorité économique, sociale et culturelle du Basileus. Par leurs somptueux cadeaux ils achetaient des fidélités, excellant dans une « diplomatie de la soie et des livres ».
En sens inverse, lorsque l’empereur recevait des ambassades étrangères il affichait sa supériorité en se montrant hiératique et silencieux. Devant lui il fallait ployer le genou, voire se prosterner, tandis que des automates fabuleux animaient des lions rugissants ou des oiseaux qui voletaient au plafond… Il lui arrivait même de menacer, d’injurier : Nicéphore Phocas n’hésita pas à brûler la barbe d’un émissaire de l’émir de Tarse.
A lire aussi: La guerre juste chez les Romains
La réception des émissaires étrangers était une arme : on les honorait, on les flattait, on les couvrait de cadeaux mais on n’omettait pas de leur montrer toute la puissance de l’empire, à travers les palais et les églises magnifiques, ses ports et ses marchés grouillant d’activités et regorgeant de richesses, les jeux et spectacles grandioses de l’hippodrome… Les peuples de la steppe et ceux de la froide Scandinavie étaient subjugués et, parfois, convaincus de l’inanité de toute agression. Pèlerins en quête de reliques ou sur la route de Jérusalem, marchands, mercenaires, tous les visiteurs étaient impressionnés et rapportaient dans leur pays l’image d’un empire invincible. Ce serait la beauté de Sainte-Sophie qui aurait poussé le prince de Kiev Vladimir à embrasser l’orthodoxie, mettant un terme aux affrontements entre Russes et Grecs. Byzance pratiquait à merveille l’art de la séduction et de la dissuasion. Mais c’était à double tranchant : les reliques et les richesses suscitaient la convoitise, comme le montra le sac de 1204.
Une leçon d’intelligence
Byzance dut parfois s’humilier, s’arrangeant néanmoins pour qualifier de « dons » les « tributs » exigés par des vainqueurs. Mais surtout, la diplomatie, si habile durant des siècles, échoua face au péril ottoman. La stratégie consistant à utiliser un ennemi contre un autre s’avéra en fin de compte mortelle : Jean Cantacuzène (1347-1354) appela les Turcs à l’aide contre les Serbes et autorisa leur installation en Thrace. Le sort de l’empire était scellé. Le sultan s’empara d’Andrinople en 1365. Cinq ans plus tard, il battit les Serbes à la Maritsa : les routes terrestres entre Byzance et l’Europe latine étaient coupées. Les Ottomans commencèrent alors à asphyxier l’empire. En dépit d’une longue tournée en Europe, Manuel II Comnène n’obtint aucune aide. Son fils, Jean VIII (1425-1448), crut se sauver en acceptant l’union des Églises catholique et orthodoxe, mais la Croisade qui s’ensuivit en 1444 échoua à Varna. Désormais, l’empire romain d’Orient fut abandonné à son sort par un monde latin aveugle à ses propres intérêts.
Byzance eut une capacité d’action supérieure à sa force militaire, grâce à sa diplomatie et à sa culture. Il excella dans l’art de connaître ses ennemis, de les manipuler, de les diviser. Conscient que la guerre était un risque permanent et que s’y préparer était une nécessité vitale, il sut mener ses conflits avec intelligence, donnant la priorité à la manœuvre, refusant, quand il le pouvait, les risques des affrontements directs. Nombreuses sont en ce domaine les leçons que peut encore donner ce grand empire disparu.
Bibliographie
Nicolas Drocourt, Diplomatie sur le Bosphore. Les ambassadeurs étrangers dans l’Empire byzantin des années 640 à 1204, Louvain, Peeters, 2015.
Nicolas Drocourt (dir.), La figure de l’ambassadeur entre mondes éloignés. Ambassadeurs, envoyés officiels et représentations diplomatiques entre Orient islamique, Occident latin et Orient chrétien (xie–xvi siècles), Presses universitaires de Rennes, 2015
Edward Luttwak, La grande stratégie de l’empire byzantin, Paris, Odile Jacob, 2010.