Grande bataille : Midway (4-5 juin 1942). Le facteur Chance 

17 juillet 2023

Temps de lecture : 7 minutes

Photo :

Abonnement Conflits

Grande bataille : Midway (4-5 juin 1942). Le facteur Chance 

par

Printemps 1942 : après six mois de défaites et de recul dans le Pacifique, un raid audacieux contre Tokyo en avril et une victoire défensive dans la mer de Corail en mai ont redonné le moral aux Américains. 

Le commandant de la marine japonaise, l’amiral Yamamoto, conclut de ces deux démonstrations de force de l’aéronavale américaine qu’il est plus urgent que jamais de se débarrasser des deux porte-avions de l’US Navy encore opérationnels : l’Enterprise et le Hornet1. Il veut les attirer dans un piège en montant un double assaut sur les îles Aléoutiennes et sur l’atoll de Midway, poste avancé au beau milieu du Pacifique, à 2 000 km à l’ouest d’Hawaï. 

Un objectif nommé « AF »

Pour un plan aussi ambitieux, Yamamoto mobilise l’essentiel de la flotte japonaise : quatre porte-avions lourds et quatre légers, 11 cuirassés, dont le colossal Yamato2 , une soixantaine de destroyers… Il sépare ses forces en quatre flottes dont il règle les mouvements avec une précision d’horlogerie. Mais son plan est sans doute trop complexe : pour mener simultanément deux opérations majeures – l’attaque aux Aléoutiennes, qui commence le 3 juin, n’est pas une simple diversion –, et conserver le secret, il disperse trop ses moyens et impose un silence radio total qui ajoute au brouillard météorologique. Le groupe des cinq porte-avions de Nagumo, chargé de l’attaque sur Midway, manque paradoxalement d’une force d’éclairage suffisante – par sous-marins ou par hydravions lancés depuis les croiseurs ou les cuirassés – et découvrira les Américains, qu’il était censé détruire, trop tard. Et la complexité de sa planification la rend très sensible à l’imprévu et aux « frottements » clausewitziens – la première victime de la guerre, c’est le plan, disent couramment les militaires.

Une grande partie des dispositions de Yamamoto tenait à son intention de surprendre les Américains. Or, ces derniers avaient percé à jour le code japonais3 et connaissaient donc ses projets. À un détail près : ils n’étaient pas sûrs de la cible exacte, désignée par le sigle « AF ». Jusqu’à ce qu’un opérateur radio se souvienne d’un ancien message envoyé par un avion et utilisant ce code ; en reportant la trajectoire du vol, AF ne pouvait être que Midway. Pour s’en assurer, l’état-major demande, par une transmission codée, que l’île signale en clair une panne de son installation de dessalement de l’eau de mer. Aussitôt, la flotte d’invasion japonaise reçoit l’ordre d’emporter de quoi bouillir l’eau pour la dessaler : AF est bien Midway. 

À lire également

Qu’est-ce que l’histoire ? Entretien avec Ambroise Tournyol du Clos

Malgré cet avantage inestimable, la position de l’amiral Nimitz, commandant de la flotte du Pacifique, n’est guère confortable, car il n’a sous la main que deux porte-avions, confiés à l’amiral Spruance, novice en matière aéronavale, pour remplacer le vétéran Halsey, malade. Il fait donc hâter les réparations du Yorktown, de l’amiral Fletcher, qui reprend la mer après soixante-douze heures de travaux en continu, et avec des ouvriers embarqués pour parfaire le travail. Les deux groupes aéronavals avaient rendez-vous en un point baptisé « Chance4 », situé au nord-est de Midway. Avec trois porte-avions, les Américains feraient à peu près jeu égal sur le nombre d’appareils embarqués (230 contre 250) mais disposent également de quelque 130 avions basés à terre et d’une trentaine d’hydravions lourds PBY de reconnaissance et d’attaque. 

Rendez-vous au point « Chance »

Le 4 juin à l’aube, Nagumo lance sa première vague sur Midway ; elle fait des dégâts importants et met hors de combat tous les chasseurs basés sur l’île, sauf deux, au prix de pertes limitées, mais la base reste opérationnelle. Le commandant de l’aviation embarquée recommande de renouveler l’attaque pour sécuriser le débarquement, prévu le 7, mais aussi pour protéger le groupe aéronaval, qui essuie vers 7 heures un raid d’une quarantaine de bombardiers, partis de l’atoll avant l’attaque japonaise. Près de la moitié des assaillants ont été abattus et aucun coup au but enregistré, mais un B26 en perdition a failli s’écraser sur le pont du porte-avions Akagi. Aussi Nagumo envisage-t-il de contrevenir aux instructions de Yamamoto, exigeant qu’un groupe aérien soit gardé en réserve pour attaquer les porte-avions ennemis dès qu’ils seraient à portée – mais il ignore toujours où et combien ils sont. 

Les avions de reconnaissance américains, eux, ont localisé le groupe aéronaval ennemi dès 5 heures. Fletcher demande à Spruance de lancer très vite ses appareils, bien qu’ils se trouvent en limite de leur rayon d’action ; toutefois, le Hornet et l’Enterprise ne commencent que vers 7 heures à catapulter leurs avions, qui se dirigent droit sur l’ennemi, sans prendre le temps de constituer une formation cohérente – malgré le risque de pertes plus élevées, la surprise est le meilleur atout des Américains et ce désordre s’avèrera décisif. Ceux du Yorktown décollent environ une heure plus tard, au moment même où Nagumo reçoit enfin le rapport d’un hydravion signalant une escadre américaine, sans préciser sa composition. La présence d’un porte-avions – un seul – n’est confirmée qu’au moins trente minutes plus tard, mais Nagumo ne peut alors lancer une attaque, car seuls ses avions torpilleurs sont correctement équipés, les bombardiers en piqué attendant de recevoir des bombes pour des cibles terrestres, et non des bombes perforantes pour percer les blindages des ponts des navires. Or, la doctrine japonaise recommande des attaques avec des formations complètes et équilibrées entre torpilleurs, bombardiers et chasseurs. 

L’équation se complique encore avec le retour des avions ayant attaqué Midway, qui doivent apponter et ravitailler – ce qui est évidemment prioritaire, sous peine de perdre en mer une centaine d’appareils ! Les vagues d’assaut américaines allaient donc surprendre une flotte en pleine opération de ravitaillement et de réarmement, avec des tuyaux d’essence branchés et des bombes encore dans les hangars et non à l’abri en soutes, compte tenu de la valse-hésitation sur l’objectif prioritaire. Les premiers appareils du Hornet et de l’Enterprise arrivent entre 9 h 20 et 9 h 40 : c’est un carnage, les avions torpilleurs TBD Devastator étant trop lents et sous-armés pour résister à la chasse et à la DCA japonaises – 25 sont perdus et aucune cible atteinte. Toutefois, les quelques torpilles larguées obligent les porte-avions à manœuvrer pour les éviter, retardant encore les opérations d’appontage ou de lancement. À 10 heures, une nouvelle escadrille apparaît au sud-est, en provenance du Yorktown ; elle attire la défense aérienne dans la zone et subit également de terribles pertes – 10 Devastator sur 12 abattus – sans plus parvenir à atteindre les navires ennemis. 

C’est alors que trois groupes de bombardiers en piqué Dauntless se présentent au nord-est et au sud-ouest. Les premiers viennent du Yorktown, les seconds de l’Enterprise et s’étaient égarés à la recherche de la flotte ennemie, mais le chef de groupe, Wade McClusky, persista malgré l’épuisement du carburant – plusieurs avions durent amerrir avant même d’attaquer – et finit par trouver un destroyer qui ralliait la flotte après avoir traqué en vain le sous-marin Nautilus, et les mena droit sur les porte-avions. La couverture aérienne étant hors-jeu, les Dauntless s’en donnent à cœur joie. À 10 h 22, les premières bombes frappent le Kaga, puis l’Akagi et enfin le Soryu ; à 10 h 30, les trois porte-avions japonais sont ravagés par des incendies incontrôlables, qui conduiront à leur sabordage. Seul le Hiryu peut lancer deux vagues d’assaut pour essayer de rendre aux Américains la monnaie de leur pièce. 

Une victoire écrasante

La première vague surprend le Yorktown vers midi et l’atteint de trois bombes. Toutefois, l’équipage réussit à maîtriser le début d’incendie et rafistole si bien le navire que la seconde vague, à 14 h 30, croit avoir trouvé un second porte-avions et réussit à placer deux torpilles au but. L’amiral Fletcher doit abandonner le navire, qui gîte trop pour rester opérationnel, mais qui ne coulera que le 7 juin à l’aube, non sans avoir reçu deux nouvelles torpilles d’un sous-marin en embuscade. 

Le Hiryu récupère les avions rescapés, peu nombreux car la défense du Yorktown a été efficace : la première vague a perdu 18 avions sur 24 et la seconde 7 sur 16. Vers 17 heures, alors qu’il espère pouvoir lancer un assaut décisif, 25 Dauntless venus encore de l’Enterprise l’attaquent, malgré la patrouille aérienne reconstituée. Le dernier porte-avions lourd japonais reçoit plusieurs bombes et coule le lendemain après une tentative de remorquage vers le Japon. Après une nuit où les deux adversaires hésitent sur la conduite à tenir, ne parvenant pas à localiser précisément les forces ennemies restantes, chacun décide de se replier vers sa base. 

À lire également

Grande bataille : Les Malouines (avril-juin 1982). L’Empire contre-attaque

Le bilan met bien en lumière les forces et les limites des deux adversaires. Peu expérimentés, les pilotes américains durent multiplier les attaques infructueuses avant de toucher les principaux navires ennemis – l’engagement d’environ 125 avions d’attaque le 4 juin aboutit à moins d’une dizaine de coups au but. A contrario, les 18 bombardiers et les 10 torpilleurs du Hiryu placèrent cinq coups au but – un pour six avions seulement, et même un pour deux en ne considérant que les avions rescapés. Les excellents résultats de la chasse japonaise confirmaient la domination du très agile Mitsubishi A6M « Zéro », face aux appareils américains plus lents – leur indisponibilité face à la troisième vague d’assaut laisse les porte-avions quasiment sans défense. En revanche, les effets des attaques soulignent les différences de conception des porte-avions des deux pays, et la fragilité des navires japonais. Même en tenant compte de la vulnérabilité imprévisible de navires surpris en plein ravitaillement de leur groupe aérien, ce qui explique notamment qu’il ait suffi d’une seule bombe pour déclencher sur l’Akagi un incendie irrémédiable, le faible blindage des ponts et le recours aux hangars fermés a accru drastiquement l’impact des bombes américaines. 

Le bilan stratégique penche nettement en faveur des États-Unis. En un mois et deux engagements, ils ont neutralisé la moitié5 de la flotte japonaise de porte-avions, la plus importante au monde en 1940, et se retrouvent à peu près à égalité sur le plan aéronaval, au moins en quantité. Qualitativement, de nombreux pilotes japonais chevronnés ont disparu ou sont usés par six mois de campagne ininterrompue, et les nouveaux avions américains commencent à rivaliser avec leurs adversaires, y compris pour la chasse. Mais le plus gros problème du Japon est qu’il n’arrivera jamais à remplacer les porte-avions perdus, car son industrie n’est pas assez productive et manquera surtout des matières premières que le pays a pourtant essayé de s’approprier en envahissant l’Asie du Sud-Est – les sous-marins alliés ruineront la flotte de commerce du pays, ne laissant passer qu’au compte-gouttes les précieux minerais et pétroles, obtenus au prix du sang des soldats nippons et de leurs ennemis. 

Or, Midway confirme la leçon de la mer de Corail, première bataille de l’histoire où des navires se sont affrontés en aveugles, « au-delà de l’horizon » : les porte-avions auront une importance décisive pour la suite du conflit. Entre 1943 et 1945, les Américains en mettront en service une vingtaine de la classe Essex, dotés de 80 appareils. Le 5 juin 1942, le Japon n’a plus l’avantage que pour les navires de ligne, mais sans couverture aérienne, ces derniers se révéleront très vulnérables, malgré leur puissante artillerie. On dit que l’amiral Yamamoto avait compris le jour même de Pearl Harbor que le Japon ne pourrait pas gagner la guerre, en raison du désir de vengeance animant désormais les Américains ; après Midway, un esprit lucide sait qu’il l’a perdue. 

À lire également

Grande bataille : La bataille d’Angleterre (été 1940) : « Nous ne nous rendrons jamais »

1 Le Saratoga était en réparation à la suite d’un torpillage, le Lexington avait coulé en mer de Corail, où le Yorktown avait été fortement endommagé.

2 Admis au service juste après Pearl Harbor, déplaçant près de 73 000 tonnes, il était équipé des neuf plus énormes canons jamais montés sur un navire, de calibre 460 mm. 

3 Cela leur avait permis de mettre en échec le projet d’invasion de Port Moresby en mai. 

4 Rappelons qu’en anglais le mot chance désigne le hasard ou l’opportunité, plutôt que la bonne fortune. 

5 À la mer de Corail, le Japon a perdu le porte-avions léger Shoho, et provisoirement les Shokaku et Zuikaku. 

 

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

Voir aussi