Paris et Madrid sont deux capitales aux histoires différentes qui ne prétendent pas à la même influence. Néanmoins, les deux villes se voient en « grand » pour tenter de rééquilibrer leur pays et de peser d’avantage sur la scène européenne.
Capitale de la France depuis longtemps (elle le devient de facto pour la première fois au début du VIe siècle), Paris n’est guère concurrencée dans ce rôle à l’époque moderne que par Versailles. Encore cette dernière n’atteint-elle jamais le poids démographique et économique de sa puissante voisine. Nul n’est besoin de s’étendre sur le rôle joué par celle que l’on nommait jadis Lutèce : siège du pouvoir national, noyau d’une agglomération concentrant près de 20 % de la population totale de notre nation, chef-lieu de notre région administrative la plus riche, cœur culturel qui irradie sur tout le pays, centre dont l’influence s’étend vers la Champagne, la vallée de la Loire, la Normandie et la Picardie, Paris est une référence internationale. Pour les Français, elle constitue un sujet de fierté… et de récriminations. Que n’a-t-on entendu ces dernières décennies sur le « centralisme jacobin » qui minerait la France !
Madrid, au contraire, met du temps à devenir la capitale de l’Espagne (elle n’a ce statut que depuis 1561, avec une brève éclipse au début du XVIIe siècle) et à ressembler à une véritable métropole. La transformation est progressive, entre le moment où Philippe II s’y installe avec la cour et l’année 2020, même si elle était à l’origine plus que le « gros bourg endormi de La Manche » (poblachón amodorrado de La Mancha) que certains ont voulu décrire. Avec l’arrivée sur le trône des Bourbons d’Anjou, l’ère industrielle et la fin de la guerre civile, Madrid se modernise, grandit, se rénove. Elle représente aujourd’hui avec sa région administrative (la Communauté de Madrid) le poumon économique de l’Espagne. De fait, l’aire urbaine madrilène en représente 14 % de la population, environ 20 % de la richesse totale, plus de 50 % des recettes fiscales de l’État et la zone la plus aisée du pays. Capitale des arts de la scène et du cinéma, elle a récemment ravi à Barcelone le titre de centre éditorial de l’Espagne.
Peuplée de près de 3,3 millions d’habitants intra-muros, la métropole espagnole est plus importante que Paris, qui n’accueille « que » 2,1 millions de personnes environ. La différence se joue toutefois sur l’aire urbaine (environ 6 millions d’habitants pour celle-là et le double pour celle-ci) et l’importance économique au niveau mondial. Cependant, Madrid est devenue en ce début de XXIe siècle l’un des pôles majeurs de l’Union européenne et a encore de la place pour s’agrandir sans déborder sur sa banlieue. Elle s’étend en effet sur 604 km2, soit cinq à six fois plus que notre capitale. « Pleine comme un œuf », Paris n’a guère vu ses limites administratives évoluer depuis la destruction de l’enceinte de Thiers. Pour sa part, sa consœur ibérique a grignoté de l’espace sur le modèle un peu anarchique de la « tache d’huile » durant la période franquiste. Mais ce n’est qu’à partir des années 1990-2000 qu’elle a vraiment pu rayonner dans le cadre d’une Espagne décentralisée.
Le changement permanent
L’anecdote raconte que, lors d’une visite à Madrid il y a deux décennies, l’acteur américain Danny DeVito aurait été surpris par la quantité de chantiers qu’il voyait dans la ville. Il aurait alors déclaré, faisant référence aux trous qu’il avait repérés en si grande quantité : « Lorsque vous aurez trouvé le trésor, vous me préviendrez. » De fait, tout comme à Paris, les rénovations et les constructions y sont permanentes. Aux agrandissements prévus d’au moins deux lignes du métro s’ajoutent l’enfouissement de la M-30 (périphérique interne), la mise en œuvre du parc Madrid Río autour du Manzanares, le rafraîchissement de la Puerta del Sol et de la place d’Espagne, la récente réouverture du bâtiment Espagne, la tour Caleido, l’achèvement du stade Wanda Metropolitano ou le projet Canalejas, pour ne citer que quelques cas. Autant de programmes qui n’ont rien à envier à la réfection des Halles, au site Balard, à la Cité judiciaire de la porte de Clichy ou encore à la Philharmonie de la porte de Pantin.
Depuis quelque temps, la capitale française se tourne entièrement vers les Jeux olympiques de 2024, qu’on lui a confiés en 2017. Pour sa part, son équivalent espagnol veut poursuivre une métamorphose qui ne sera pas couronnée en fanfare par une manifestation d’ampleur planétaire (Madrid a été recalée pour les JO d’été de 2012, 2016 et 2020). Pendant longtemps, cette transformation s’est concentrée au sud, par exemple dans les vastes espaces vides de l’arrondissement de Vicálvaro. En témoigne le gratte-ciel Riverside Homes, qui donne sur le Manzanares. Mais quelque chose bouge désormais au nord.
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Le Grand Paris et Madrid Nuevo Norte, des projets plus ou moins anciens
C’est en 2007 que Nicolas Sarkozy lance, dans un discours prononcé à la Cité de l’architecture, le programme du Grand Paris (LGP). L’objectif est clair : mieux intégrer les départements limitrophes, qui forment la métropole du Grand Paris depuis 2016, afin que l’agglomération puisse rivaliser avec Londres, Berlin ou Moscou d’ici à 2030-2040. Sous les auspices de la société du Grand Paris, le réseau de transports du Grand Paris Express doit permettre la mise en place de 71 stations de métro supplémentaires, mais également de nouveaux arrêts pour le chemin de fer et le tramway. Aux dernières nouvelles, l’ensemble des travaux devrait coûter la bagatelle de 28 milliards d’euros pour 200 nouveaux kilomètres de voies, la construction de 25 000 logements et 22 000 emplois directs à la clef. Avec ses 650 sous-projets sur une bonne partie de l’Île-de-France, le but affiché est de rendre la capitale et son aire urbaine plus denses et compactes et plus axées autour de la Seine. Le souhait général est de mettre en valeur des espaces verts que l’on dit vouloir préserver. Il s’agit également d’accompagner les changements urbains en banlieue (lycée international de Noisy-le-Grand, Arena de Nanterre, tour Médicis de Clichy-Montfermeil, Musée national du Bourget, etc.)
Quant à Madrid, c’est sa zone septentrionale qui s’active enfin. L’idée est ancienne, puisqu’elle remonte à 1993, et elle porte un nom : Madrid Nuevo Norte (MNN). Coordonné par la municipalité, la communauté autonome et l’entreprise temporaire DCN (Distrito Castellana Norte), ce projet a failli ne jamais voir le jour. Retardé par la crise économique de 2008, modifié par le maire Ana Botella (2011-2015), retoqué par son successeur, Manuela Carmena (2015-2019), il est enfin validé en 2020, grâce au concours du premier édile, José Manuel Martínez-Almeida, et de la présidente régionale, Isabel Díaz Ayuso. Sur environ 6 km de long, Madrid Nuevo Norte se structure autour de la gare de Chamartín, deuxième dans la capitale espagnole en nombre de voyageurs. Ultramoderne au moment de son inauguration, en 1975, cette infrastructure semble aujourd’hui dépassée par les événements – et notamment par l’extension du réseau ferroviaire à grande vitesse espagnole. Sa rénovation, initiée cette année, doit passer par un agrandissement substantiel, le nombre de ses voies étant censé évoluer d’une vingtaine à une trentaine en environ une décennie. Pourtant, l’essentiel du projet est ailleurs. Ses promoteurs publics et privés (la banque BBVA, le géant de l’immobilier Merlin et l’entreprise du BTP San José) visent en effet l’intégration de deux quartiers, Las Tablas à l’est et Tres Olivos à l’ouest. Ils sont aujourd’hui séparés par le chemin de fer et une vaste zone faite de stationnements à l’air libre, de hangars et de terrains vagues. Trois millions de mètres carrés en surface sont concernés par la construction d’une vingtaine de gratte-ciel de plus de 100 m de hauteur, d’un lot de 10 500 logements et de zones de loisirs articulées autour du futur « parc central ». Ajoutons-y plusieurs nouvelles stations de métro et gares de Cercanías (équivalent de notre RER), qui irradieront vers la Castille-et-León au nord ainsi que la Castille-La Manche au sud et à l’est. Le trafic routier doit également être repensé dans la zone, tout comme les connexions qui s’effectueront par de nouveaux ponts entre Las Tablas et Tres Olivos. D’ici à 2044, le visage de Madrid aura radicalement changé grâce à des investissements considérables (plusieurs dizaines de milliards d’euros), mais les premiers habitants devraient s’installer sur place dès 2023. Une opération spéculative juteuse, dénoncée par une partie de la gauche, approuvée par la majorité des riverains, qui vise à renforcer le quartier des Cuatro Torres pour créer un centre d’affaires massif, comparable à La Défense à Paris ou Canary Wharf à Londres. Les acteurs locaux et nationaux ne s’en cachent pas : c’est, à ce jour, le plus grand projet urbanistique en Europe, plus ambitieux encore que le Grand Paris.
Du global au local, deux visions opposées ?
Pourtant, au-delà de cette valse de chiffres qui donne le tournis, au moins une différence majeure se fait jour entre les deux chantiers. D’un côté, LGP englobe l’ensemble de l’agglomération parisienne proche et moyenne et se voit comme un programme « holistique ». De l’autre, Madrid Nuevo Norte ne concerne apparemment « que » la partie nord de la capitale espagnole. Dans les faits, cependant, l’approche aboutit à un résultat similaire. Le projet mené par DCN s’insère en effet dans une vision bien plus vaste de ce que doit être Madrid dans les décennies à venir. Elle s’imbrique en effet avec l’agrandissement souterrain de la gare d’Atocha (la principale d’Espagne) plus au sud, la connexion au réseau ferré à grande vitesse de tout le pays et l’élargissement de l’aéroport de Barajas. Tout comme Paris, Madrid se conçoit comme une ville européenne et mondiale. L’accès au reste du continent et depuis ce dernier est un aspect crucial de Madrid Nuevo Norte, qui ne fera pas que métamorphoser l’avenue de la Castellana (artère autour de laquelle s’organise le chantier).
Les liaisons vers Londres (par l’Eurostar), Bruxelles et Amsterdam (par le Thalys) et Genève (par le Lyria) font partie intégrante de l’insertion de Paris dans la mondialisation, tout comme l’amélioration des liaisons vers les deux aéroports parisiens. L’AVE, équivalent ibérique du TGV, est lui aussi un élément crucial pour le développement de l’Espagne. Le troisième tunnel de la Risa, qui doit à terme permettre de rallier Atocha à Chamartín sans changer de train, constitue avec MNN le point central d’une stratégie plus ambitieuse. Cette dernière s’accompagne de la construction de la nouvelle gare de La Sagrera, à Barcelone, qui doit remplacer celle de Sants, devenue trop petite pour le trafic à grande vitesse à destination de Madrid ou de la frontière française. Au Pays basque, le nouveau centre ferroviaire international d’Irún assurera normalement la distribution des voyageurs vers la France du côté occidental. Il est désormais possible d’aller en AVE de la Catalogne à Cadix. Et si le rêve du tunnel sous le détroit de Gibraltar prend forme un jour, une nouvelle dorsale européenne naîtra dans le même temps.
En Île-de-France, l’aéroport d’Orly est concerné par de nouvelles dessertes le long de la ligne 14 du métro, qui passe par la gare de Lyon et la gare Saint-Lazare. Mais deux nouveaux circuits doivent aussi permettre de s’y rendre depuis Saint-Denis, La Défense, Versailles, le plateau de Saclay et Le Bourget. L’aéroport Charles-de-Gaulle, de son côté, ne sera pas en reste.
L’aéroport Adolfo-Suárez de Barajas ne peut que bénéficier de Madrid Nuevo Norte et de la prolongation de la ligne 5 de métro depuis la station Alameda-de-Osuna, dont le principe a été validé en 2020. Sa projection vers l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique, considérée comme un objectif primordial, en serait ainsi confortée, alors qu’Iberia souhaite muscler encore son hub aéroportuaire dans la capitale. Madrid, Paris, leur région métropolitaine, leur pays et, plus globalement, l’Europe : toutes ces échelles vont par conséquent être considérablement affectées par ces deux chantiers. Et bien qu’elles ne soient pas au cœur de cet article, les considérations écologiques auront aussi leur place, n’en doutons pas, dans ces programmes d’ampleur majeure. Au risque de les ralentir ?
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