Le musée Jacquemart-André propose une exposition exceptionnelle sur Giovanni Bellini. Ses œuvres témoignent de la place de Venise dans l’art pictural et des liens économiques et politiques établis entre la cité et les autres villes d’Europe.
Le visage serein et penché, la Vierge Marie porte l’enfant sur ses genoux, encadrée par saint Jean-Baptiste et une sainte. Des madones, Giovanni Bellini en a peint des dizaines, mais toutes ont un visage, un regard, des expressions uniques. Loin d’être une reproduction, ses madones sont sans cesse de nouvelles créations.
La maitrise des paysages, des couleurs, des expressions, de la texture du tableau, fait de Bellini (1425-1516) un maitre incontesté de la peinture vénitienne. Fils de Jacopo Bellini (1400-1470), frère de Gentile, lui aussi peintre, beau-frère d’Andrea Mantegna (1431-1506), peintre de Mantoue et de Padoue, Bellini n’a cessé d’être influencé tout au long de sa vie, jusqu’aux générations plus jeunes que lui comme Titien et Giorgione, et de ces influences sont nées son art si particulier. S’il a peint de nombreuses madones, c’est en suivant de nombreux styles où l’on retrouve tantôt des notes gothiques, tantôt des influences byzantines. Et toujours ce souci de la couleur, des ciels et des paysages d’arrière-fond qui renvoient aux villes de son époque. Peintre d’art sacré et officiel, Giovanni Bellini est aussi peintre des géographies urbaines et des modes vestimentaires de son temps, dont les drapés, les brocarts et les textures se détachent inexorablement.
Il apprit dans l’atelier de son père, déjà peintre à Venise, manifestant très jeune des qualités picturales hors normes.
L’annonce faite à Marie
Dans son Annonciation, c’est toute la naissance de la Renaissance italienne qui apparait. Une ville italienne richement pavée, des colonnades de marbre ajourées, des fresques, des couleurs vives, un mélange d’Antiquité intemporelle et de modernité ; les façades dans le dos de l’ange sont lisses et abruptes, rappelant davantage l’architecture des années 1920 que celle très ouvragée de la Renaissance. S’il est seulement peintre, contrairement à d’autres artistes, comme Michel-Ange et Le Bernin qui furent aussi architectes, ses dessins manifestent une maitrise de l’architecture et de l’urbanité ; même ses paysages étant tenus et ajourés comme des villes. Le drapé de l’ange et de la Vierge contraste avec la rectitude de la ville. La profondeur et la géométrie dominent, comme à Venise.
L’œuvre de Bellini rappelle que l’Italie est un pays de villes et de cités, héritières de la romanité là où, comme à Venise et sa lagune, la nature doit être sans cesse tenue et maitrisée pour ne pas absorber le travail des hommes.
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Reprenant le gothique et l’art byzantin, notamment les icones et leur fond en or, puis immergé dans l’esprit de Padoue, grâce à son beau-frère, et de la Sicile, sous l’influence d’Antonello de Messine, Giovanni Bellini n’a cessé, tout au long de sa vie, de capter les influences et de modifier sa façon de travailler. C’est ainsi qu’il découvrit la technique de la peinture à l’huile, comme cette Vierge à l’enfant peinte sur un panneau de bois, quand d’autres peintures sont réalisées sur des toiles de lin. Toujours les drapés, les couleurs, les formes géométriques et, cette fois, les regards baissés, le livre fermé, comme si tout était déjà accompli. Contraste des trois couleurs du bleu, du blanc et du rouge, pour un manteau doublé d’or et un trône de marbre qui est un siège de la sagesse, derrière lequel le dais vert marque la frontière entre l’urbanitas et la rusticitas.
Le Christ mort et ses anges
Dans cette composition, les deux anges soutiennent à bout de bras le Christ, mort et assis, prêt à replier le linceul sur son corps. La chair est encore souple et jaune, plus chaude que le visage de l’ange qui murmure à son oreille. Il pourrait dormir, mais il saigne et son corps est bien transpercé. S’il reprend certains codes classiques de l’icône, Bellini traduit aussi la modernité de la dévotion privée, non plus celle qui se pratique uniquement dans les églises, mais celle qui se vit chez soi et dont les tableaux sont des supports de piété. L’œuvre traduit ainsi un moment de l’histoire de la peinture et un moment de l’histoire de la spiritualité. Les anges oscillent entre tristesse de la mort et espérance de la résurrection, entre Vendredi Saint et matin de Pâques. Quoique mort, le Christ semble endormi, nonobstant ses stigmates et sa couronne d’épines, prêt à se lever alors qu’on l’allonge pour être enseveli.
La dérision de Noé
C’est son œuvre de vieillesse. À 80 ans, Bellini peint encore et suscite toujours l’admiration de la nouvelle génération, celle qui lui succède comme peintres officiels de Venise. Il s’attarde cette fois-ci sur un sujet de l’Ancien Testament, fait très rare dans son œuvre. Ce moment où Noé, ayant trop bu le vin de l’ivresse, s’endort nu. Si Cham le moque, signant par la même son bannissement, Sem et Japhet le recouvrent de leur compassion et de leur prévenance. La nature est désormais sombre, oppressante et dangereuse. Les grappes de raisin se distinguent, rappelant l’origine de l’ivresse ; ce raisin qui parcourt toute la Bible, de la Genèse à l’Apocalypse. En moquant le père, Cham rompt avec son histoire, il rejette son héritage et nie son origine. Contrairement à Énée qui porte Anchise sur ses épaules ou à ses deux frères qui, loin de se moquer, drapent la nudité pour restaurer le corps dégradé. D’un côté le respect, de l’autre la moquerie, qui conduit au bannissement.
En montrant les influences et les liens intellectuels entre Bellini et les artistes de son époque, l’exposition au musée Jaquemart-André ne se contente pas d’être un simple accrochage des belles pièces du maitre italien. Elle nous plonge dans la vie artistique et picturale de Venise, dans ce bouillonnement de la Renaissance qui montre qu’une ville qui tient la puissance politique obtient plus facilement la puissance culturelle.
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