<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Gibraltar, pomme de discorde entre Madrid et Londres

11 août 2022

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Gibraltar, un territoire d'outre-mer et un promontoire du Royaume-Uni, sur la côte sud de l'Espagne, connu pour son célèbre rocher. Crédits: DPPA/Sipa

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Gibraltar, pomme de discorde entre Madrid et Londres

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Le processus de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a remis sur la table des débats territoriaux qui ont monopolisé une partie des négociations entre Londres et Bruxelles – avec en ligne de mire la frontière irlandaise. Dans le domaine, une autre pierre d’achoppement a régulièrement fait la une des médias outre-Pyrénées : celle de Gibraltar.

Ce morceau de territoire de moins de 7 km2, très densément peuplé (il compte plus de 33 000 habitants), constitue en effet un sujet de dispute entre Espagne et Royaume-Uni. Situé dans le sud de l’Andalousie, il s’agit de l’un des 14 « territoires britanniques d’outre-mer ». Pris à notre voisin ibérique au xviiie siècle, il est l’objet de réclamations de Madrid, qui en exige la souveraineté depuis lors. Et bien que les sujets d’Elizabeth II aient voté en faveur du Brexit à environ 51,8 % il y a six ans, les Gibraltariens ont rejeté cette option à plus de 95 %. C’est que leurs inquiétudes quant à leur avenir sont réelles, surtout dans le cadre de la rivalité qui les oppose à leur unique voisin terrestre. L’Espagne, au contraire, cherche à profiter du retrait du Royaume-Uni hors de l’UE afin d’aboutir à un nouveau statut de Gibraltar plus favorable à ses propres intérêts. Une demande qui a, semble-t-il, trouvé un certain écho au sein des instances communautaires.

La controverse historique

Il faut dire que l’histoire qui lie el Peñón (littéralement, « le Rocher », surnom donné à Gibraltar par les Espagnols) à la péninsule Ibérique est particulière. La région est reconquise sur les musulmans par la Couronne de Castille en plusieurs étapes au cours du Moyen Âge. Elle tombe ainsi définitivement entre des mains chrétiennes en 1462, lorsque Alonso de Arcos en prend possession au nom du roi Henri IV (1454-1474).

Sur le plan de la souveraineté, rien de notable ne survient pour le Rocher jusqu’au début du xviiie siècle. À la mort de Charles II d’Espagne, en 1700, la contestation de son testament par diverses puissances européennes (dont l’Angleterre, le Saint-Empire romain germanique et l’archiduché d’Autriche) entraîne un conflit successoral entre les partisans du prétendant habsbourgeois au trône espagnol, Charles, et les soutiens du nouveau roi, Philippe V de Bourbon. Le conflit se solde par la victoire de ces derniers, au rang desquels se trouve le grand-père du nouveau monarque, Louis XIV. Aussi bien l’Espagne que la France, néanmoins, acceptent de céder des territoires à leurs adversaires. Notre voisin pyrénéen perd ainsi ses possessions italiennes. Plus important pour le sujet qui nous intéresse, cependant : l’occupation anglaise de Gibraltar et de Minorque (îles Baléares) est validée dans le cadre du traité d’Utrecht (1713). En effet, en 1704, dans le cadre de la guerre de succession d’Espagne, une escadre anglo-hollandaise commandée par l’amiral George Rooke prend possession du Peñón au nom de l’archiduc Charles. Quatre ans plus tard, Londres s’empare également de Minorque, que Madrid récupère de manière définitive avec le traité d’Amiens en 1802.

La présence britannique à Gibraltar se poursuit néanmoins jusqu’à aujourd’hui, en dépit de plusieurs sièges espagnols (1704-1705, 1727 et 1779-1783). Le Rocher est ainsi théoriquement régi par les dispositions du traité d’Utrecht. En 1969, ce confetti de l’empire colonial britannique se voit octroyer le statut de territoire d’outre-mer dans le cadre d’un processus constitutionnel. Il s’agit d’une réponse à deux résolutions adoptées par l’Organisation des Nations unies en 1966 et 1967, qui considèrent le Peñón comme une colonie et demandent un règlement de la question entre Madrid et Londres. Lesdites résolutions sont pourtant ambiguës et demandent que les intérêts de la population locale soient pris en compte. Dans ce contexte, deux référendums d’autodétermination, contestés par le gouvernement espagnol, sont organisés sur place, en 1967 et en 2002. Dans les deux cas, les Gibraltareños (que l’on appelle plus couramment llanitos dans la langue de Cervantès) refusent d’abandonner le Royaume-Uni pour une réintégration à l’Espagne ou en faveur d’une souveraineté partagée entre les deux puissances.

Les agissements britanniques et gibraltariens

Il faut dire que le statut actuel est très favorable aux Gibraltariens, qui bénéficient du parapluie diplomatique et militaire britannique tout en disposant d’une autonomie intégrale dans le reste des domaines. Par ailleurs, le Peñón ne cesse de s’étendre depuis 1704, au mépris des engagements internationaux du Royaume-Uni. Une première expansion a ainsi lieu en 1853, suivie d’une seconde en 1907, ce qui ne cesse de faire reculer le territoire de la commune espagnole frontalière, La Línea de la Concepción (province de Cadix). Inauguré en 1949, l’aéroport gibraltarien est une fois de plus construit sur l’isthme censément neutre qui doit séparer l’Espagne du Royaume-Uni.

Et, depuis plusieurs années, les autorités locales gagnent du terrain sur la mer Méditerranée en construisant jetées et polders. Les projets résidentiels et hôteliers pharaoniques se multiplient : Cap Vantage en 2013, Hassan’s Centenary Terraces en 2021, etc. Outre les dangers qu’elles font courir à la faune et à la flore marines, de telles extensions rognent sur des eaux que l’Espagne considère siennes. Même si la convention de Montego Bay donne à tout État souverain un droit de contrôle et d’exploitation sur les espaces maritimes qui l’entourent, Madrid a obtenu une clause spécifique de dispense dans le cas du Rocher. Une semblable clause, toutefois, n’est pas reconnue par Londres.

Depuis le début du xviiie siècle, de fait, l’Espagne n’a jamais cessé de réclamer ses droits sur le Peñón. Les tensions y sont régulières, que ce soit en raison des accrochages entre navires militaires ou du statut même de Gibraltar. Réagissant aux manœuvres britanniques, Francisco Franco décrète en 1969 la fermeture de la frontière terrestre (la Verja en espagnol, c’est-à-dire « la Grille ») qui sépare ce territoire d’outre-mer de l’Andalousie. Elle n’est rouverte aux piétons qu’en 1982 avant que l’ensemble des restrictions ne soit levé en 2009. De 2013 à 2014, de nouveaux désaccords se font jour entre le président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, et son homologue britannique, David Cameron, en raison de l’accroissement des contrôles douaniers de la part de l’Espagne.

L’entrée du Royaume-Uni puis de l’Espagne dans la Communauté économique européenne semble pourtant devoir rendre caduques les prétentions espagnoles dans le domaine. En raison de la libre circulation des personnes et des marchandises qui prévaut au sein de l’espace communautaire, l’article 10 du traité d’Utrecht (qui empêche normalement tout échange de marchandises au profit du Rocher, que ce soit par la terre ou par la mer) ne s’applique plus. De même, Londres se fonde sur les accords internationaux d’aviation civile et de navigation maritime pour contourner les limitations prévues par le même article. Bon an mal an, Madrid accepte cet état de fait, notamment à travers les accords de Cordoue (2006), sans mettre de côté ses revendications.

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Le Brexit, au croisement du juridique et de l’économie

Ces dernières ressurgissent avec le Brexit, qui donne un avantage à l’Espagne. Madrid obtient en effet un droit de veto concernant tout accord passé entre le Royaume-Uni et l’Union européenne dès lors que ses intérêts à Gibraltar sont lésés. Par ailleurs, soucieux de maintenir les échanges avec le reste de l’Europe, Fabian Picardo, ministre en chef du Rocher depuis 2011, cherche à intégrer le Peñón à l’espace Schengen, auquel la « métropole » n’appartient pas. Des négociations en ce sens aboutissent entre Madrid et Londres le 31 décembre 2020. Elles prévoient que tous les citoyens gibraltariens et européens pourront traverser la Verja sans encombre et que les contrôles frontaliers seront assurés par l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (FRONTEX) durant quatre ans. En échange, les autorités locales laisseront les forces de l’ordre espagnoles assurer ces contrôles une fois passé ce délai, ce qui n’est pas sans faire grincer des dents à Gibraltar même. L’idée d’une co-souveraineté hispano-britannique sur la zone semble faire son chemin, bien que de nombreux détails doivent être réglés.

Picardo cède sur ces points, car il sait l’économie gibraltarienne dépendante de la péninsule Ibérique. Certes, vu de la région andalouse du Campo de Gibraltar, minée par la dépression économique, le Peñón fait rêver avec l’un des PIB par habitant les plus hauts du monde et le plein-emploi (moins de 1 % de chômage, contre plus de 35 % à La Línea de la Concepción). Ce dynamisme agit comme un « aspirateur à activité » pour les zones avoisinantes, ce qui est problématique du point de vue andalou. Confrontée à plusieurs fléaux économiques et sociaux (comme la criminalité liée au trafic de drogue, dont Gibraltar est une porte d’entrée majeure), La Línea de la Concepción souhaite d’ailleurs devenir une ville autonome afin d’assumer elle-même la défense de ses intérêts.

Néanmoins, Fabian Picardo a également bien conscience que le territoire dont il a la charge ne pourrait fonctionner sans les employés transfrontaliers venus d’Espagne. Environ 10 000 Espagnols traversent la Verja chaque jour pour travailler dans le commerce et les services financiers qui font la prospérité du Rocher. Sans eux, l’activité serait grandement ralentie[1]. De même, ne produisant presque rien, les llanitos[2] comptent sur les importations de marchandises, dont l’essentiel (plus de 1,2 milliard d’euros en 2018) provient de l’autre côté de la « Grille ».

Et si la politique fiscale gibraltarienne lui a permis d’attirer 55 000 sièges de compagnies, elle dépend de la lutte espagnole contre la fraude et le blanchiment d’argent. L’accord passé avec Madrid doit cesser d’en faire un territoire opaque sur le plan des impôts, en échange d’une plus grande coopération en la matière. À tout moment, l’intensification des enquêtes et descentes de la police espagnole peuvent mettre à mal (sans les annihiler) les réseaux de trafic d’argent.

Il faut aussi signaler que la perspective de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a fait fuir l’essentiel des firmes de jeux d’argent en ligne qui faisaient la réputation du Rocher. En 2017, une trentaine d’entreprises du secteur, représentant 3 200 emplois locaux et 60 % du marché mondial, étaient officiellement établies à Gibraltar. Depuis, des géants tels que Bet365, Betway ou encore 888 ont décidé de larguer les amarres, direction Malte puis Ceuta et Melilla, deux villes autonomes espagnoles à la fiscalité favorable pour leurs affaires.

Gibraltar reste néanmoins une plaque tournante de bien des trafics, dont celui du carburant (pourtant durement réprimé par les autorités locales), des médicaments (le Viagra y est un produit phare, car sa vente est peu réglementée) et surtout du tabac. Rien qu’entre 2016 et 2017, le nombre de paquets de cigarettes illégalement exportés depuis le Peñón vers le reste de la péninsule Ibérique est passé de 16,5 à 30,3 % du total espagnol. Un manque à gagner de 900 millions d’euros par an pour le fisc de notre voisin ibérique.

Vers un élargissement au Maroc ?

Autant dire qu’entre ce commerce douteux, l’activité financière de Gibraltar en général et les prétentions historiques, Madrid n’a pas fini de trouver des motifs de revendiquer la souveraineté sur la région. De l’autre côté de la Méditerranée, le Maroc veut en profiter pour consolider ses réclamations concernant Ceuta et Melilla, enclaves situées sur son territoire. L’Espagne peut certes lui opposer que les cités ne sont pas considérées comme des colonies par l’ONU et sont tombées dans son escarcelle avant que le royaume chérifien ne devienne un État-nation reconnu. Néanmoins, il n’est pas certain que cela satisfera Rabat.

[1] Notons au passage que ces travailleurs ont tout le mal du monde à faire valoir leurs droits à la Sécurité sociale et aux prestations normalement accordées à ceux qui ont un emploi à Gibraltar. Par ailleurs, il est aussi certain que 15 000 emplois dépendent directement du Peñón dans le Campo de Gibraltar.

[2] Le terme llanito désigne également le mélange d’espagnol et d’anglais parlé par une partie de la population locale. Par la force des choses, la culture gibraltarienne constitue un curieux syncrétisme anglo-espagnol.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
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