Dans son roman d’anticipation 1984, paru en 1949, l’écrivain britannique George Orwell (de son vrai nom Éric Arthur Blair, 1903-1950) narre les déboires du fonctionnaire londonien Winston Smith dans un monde aux allures de panopticon généralisé soumis à la perpétuelle inquisition d’un « Big Brother » oppressant. En arrière-plan se dessine une dystopie géopolitique qui témoigne de l’intérêt d’Orwell pour les évolutions de l’ordre international de son temps et les débats les entourant.
Publié alors que le monde vient de plonger dans une « guerre froide » qui le divise en deux « blocs » rivaux, l’occidental et le soviétique, 1984 dresse les contours d’un ordre géopolitique alternatif, mais guère plus rassurant, reposant sur l’affrontement de trois ensembles territoriaux baptisés « Oceania », « Eurasia » et « Eastasia ». Puissance à dominante thalassocratique, Oceania, dans laquelle vit le héros du roman, réunit « les Amériques, les îles Atlantiques dont les îles Britanniques, l’Australasie et la partie sud de l’Afrique ». Elle s’oppose à la puissance tellurique d’Eurasia, vaste masse continentale s’étendant d’un seul tenant « du Portugal au détroit de Béring ». Enfin, Eastasia, « plus petite et pourvue d’une frontière occidentale moins définie », regroupe « la Chine et les pays au sud de la Chine, l’archipel du Japon ainsi qu’une portion importante mais fluctuante de la Mandchourie, de la Mongolie et du Tibet ». Seul échappe donc au contrôle de ces trois blocs un quart monde qu’Orwell identifie comme formant un « quadrilatère grossièrement défini par Tanger, Brazzaville, Darwin et Hong Kong, sur lequel vit près d’un cinquième de la population mondiale ».
Cette zone est l’objet de la convoitise des trois blocs, car « la puissance qui contrôle l’Afrique équatoriale, les pays du Moyen-Orient, l’Inde du Sud ou encore l’archipel indonésien dispose de facto du corps de dizaine voire de centaines de millions de coolies durs au travail et mal payés ». La puissance de chacun des trois blocs repose donc d’abord, en bonne logique géopolitique, sur sa situation et la capacité qu’elle lui offre tout à la fois d’exploiter les richesses de la terre et de se prémunir des assauts de ses rivaux.
Entre Mackinder et Haushofer
Les trois blocs orwelliens sont en « guerre permanente les uns contre les autres », chacun cherchant à étendre son emprise territoriale dans cette vaste et riche zone centrale échappant encore à leur mainmise. Mais aucun d’entre eux ne peut raisonnablement espérer établir un empire mondial, car chacun dispose d’un potentiel de puissance lui permettant d’assurer in fine sa survie. Du fait des « défenses naturelles » dont toutes disposent, Orwell précise en effet qu’« aucune des trois superpuissances ne peut être conquise de manière définitive, quand bien même les deux autres feraient bloc contre elle ». Et de préciser qu’Eurasia est « protégée par l’immensité de son territoire », Oceania par « la largeur de l’Atlantique et du Pacifique » et Eastasia par « la fécondité de ses habitants ainsi que leur acharnement au travail ». Le lecteur familier de géopolitique n’aura pas de mal à reconnaître derrière ce monde fictif mis en scène par Orwell l’influence des analyses du géographe britannique Halford Mackinder (1861-1947), revues et corrigées dans les années 1930 par son disciple et rival allemand Karl Haushofer (1869-1946). Par bien des aspects, l’Eurasia n’est en effet que la déclinaison orwellienne du Heartland mackindérien, cette région que le géographe britannique décrivait dans sa célèbre conférence de 1904 sur « le pivot géographique de l’histoire » comme une « étendue de l’Eurasie qui se trouve hors de portée des navires » et qui recèle d’un potentiel de « puissance économique et militaire » inégalé.
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Quant à l’Oceania orwellienne, elle n’est pas sans rappeler le « croissant extérieur » (outer crescent) mackinderien, cet ensemble de terres périphériques de l’« île monde » eurasafricaine, à cette exception près que le Japon en est exclu par Orwell, qui en fait le cœur du troisième bloc eastasien non évoqué par Mackinder. C’est que tout autant que de la géopolitique mackindérienne, Orwell s’inspire de celle de son continuateur allemand Karl Haushofer, qui théorisa dans les années 1930 l’inéluctable et selon lui souhaitable division du monde en un nombre restreint de vastes « pan-régions » : une pan-Amérique dominée par les États-Unis, une Eurafrique dominée par l’Allemagne, une pan-Russie dominée par l’URSS, et une zone de coprospérité asiatique dominée par le Japon. Dans sa présentation des trois blocs qui se partagent le monde de 1984, Orwell insiste d’ailleurs sur le fait que ceux-ci disposent « d’économies auto-suffisantes, où production et consommation sont en phase ». Un équilibre autarcique qui était précisément celui que cherchait à atteindre Haushofer avec son modèle pan-régional, ardent avocat qu’il était de la nécessité pour l’Allemagne d’accroître son territoire pour lui assurer la maîtrise d’un Lebensraum (espace vital) à la hauteur de ses besoins.
La médiation burnhamienne
Mais plus que celles de Mackinder ou de Haushofer, il semble que c’est surtout la lecture de l’essayiste conservateur américain James Burnham (1905-1987), lui-même fin connaisseur des deux premiers, qui fournit à Orwell l’essentiel de la trame de sa dystopie géopolitique. Aujourd’hui largement tombé dans l’oubli, James Burnham est un ancien militant trotskyste devenu durant la guerre froide l’un des plus influents analystes géopolitiques américains. Farouchement anti-soviétique, il fut un opposant de la première heure à la doctrine du containment qu’il jugeait trop timorée, et exerça une influence déterminante sur Ronald Reagan avec lequel il partageait la conviction qu’il fallait en découdre avec les « rouges » et non seulement les tenir à bonne distance. Burnham s’est fait connaître du grand public par la publication en 1941 d’un essai consacré à ce qu’il appelait la « révolution managériale », à savoir la prise de pouvoir des technocrates étatistes (ceux que Burnham appelle les « managers ») qui pouvait selon lui s’observer aussi bien dans le monde capitaliste (avec le New Deal notamment) que dans le monde communiste (avec le Gosplan).
L’aptitude des managers à contrôler les masses humaines en feraient les maîtres du nouveau monde, au détriment des capitalistes dont la domination désormais en déclin reposait sur le seul contrôle des biens matériels. Cette intuition de l’avènement d’un univers de bureaucrates dirigistes passés maître en l’art du management des foules n’est pas sans préfigurer l’enfer orwellien incarné par Big Brother dans 1984. Mais c’est avant tout la description géopolitique du monde tel que Burnham le voyait en 1941 qui a retenu l’attention d’Orwell, à tel point qu’on peut lire sous la plume de Burnham une très claire préfiguration du roman de 1949. Selon le Burnham de 1941 en effet, « le système politique mondial comprendra trois super-États principaux, appuyés chacun sur l’une de ces trois zones d’industrie avancée » que sont les États-Unis, l’Allemagne et le Japon. « Cela ne signifie pas nécessairement, précise-t-il, que ces trois super-États seront les États-Unis, l’Allemagne et le Japon tels que nous les connaissons aujourd’hui. Ces trois nations peuvent subir des convulsions internes qui, ajoutées aux guerres étrangères, sembleront rompre leur continuité historique. Elles pourront porter d’autres noms. Tout cela, en fin de compte, sera d’un importance secondaire » au regard de ce qui constitue l’évolution selon lui essentielle de la géopolitique mondiale, à savoir le partage du monde par trois puissances ancrées dans les trois grands pôles que constituent l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et l’Asie orientale.
Rêve burnhamien et cauchemar orwellien
L’intérêt d’Orwell pour la géopolitique burnhamienne est attesté entre autres par la recension qu’il donna en 1946 à la revue Polemic de la Révolution managériale. Une recension de laquelle il ressort qu’il fit du livre de Burnham une lecture minutieuse, et surtout qu’il en ressortit tout à la fois convaincu de la justesse du diagnostic et effrayé quant à ses implications. Car à la différence de Burnham pour qui la « révolution managériale » constituait une évolution positive permettant de dépasser la stérile opposition entre capitalisme et communisme par le triomphe de la rationalité technicienne, Orwell y voyait la préfiguration d’un monde dans lequel la liberté humaine serait progressivement réduite à la portion congrue. De même, la tripolarisation du monde que Burnham considérait à la suite de Haushofer comme une forme de rationalisation souhaitable permettant de mettre fin aux sempiternelles anicroches guerrières entre des États trop nombreux pour être viables constituait pour Orwell une menace au sujet de laquelle il entendait bien alerter ses contemporains.
Ce fut précisément l’ambition de 1984, en offrant un aperçu anticipatif de l’enfer burnhamien, que de montrer la nécessité de lutter contre son avènement. Plus d’un demi-siècle après la parution du roman, la dystopie tripolaire de Burnham et Orwell s’est pour partie réalisée, mais pas de la manière dont ils l’avaient prédit. Dans les années 1990, l’économiste japonais Kenichi Ohmae, prenant inconsciemment leur suite, a en effet pointé la domination exercée sur le monde par les trois poumons de l’économie mondiale qu’étaient alors les États-Unis, la CEE et le Japon. Mais loin d’être en proie à une rivalité effrénée, ces trois pôles seraient selon lui devenus les trois branches complémentaires d’une unique « Triade » au sein de laquelle régnerait la coopération plus que la confrontation.