<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Géopolitique des territoires français : centralisation à tous les étages

16 septembre 2024

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Géopolitique des territoires français : centralisation à tous les étages

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La géopolitique n’examine pas seulement les relations de pouvoir à l’échelle internationale, mais également celles internes aux pays entre les différents acteurs territoriaux. Sur cette question, en France, il est souvent considéré que les collectivités territoriales auraient obtenu davantage de pouvoir grâce à la décentralisation. Ce n’est pas inexact, mais, depuis la fin des années 1990, par un processus quasi continu de recentralisation, l’État en fait des supplétifs. 

Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.

Cette recentralisation se double de deux autres mouvements ascendants, avec de multiples compétences transférées des communes vers des intercommunalités géographiquement très agrandies et des départements vers des régions aux périmètres souvent élargis.

La recentralisation substituée à la décentralisation

Certes, nul ne peut nier qu’une réelle décentralisation a été mise en œuvre par les lois de 1982 et 1983. En considérant l’aménagement local des territoires (espaces publics, établissements scolaires, zones d’activités…), la multiplication de services à la population (en matière culturelle, sportive, de mobilité…), des projets remarquables (campus de Ker Lann en Ille-et-Vilaine, Futuroscope dans la Vienne, Vendée globe challenge, chemin de fer à crémaillère pour monter sur le volcan endormi du Puy-de-Dôme, cité des insectes Micropolis à Saint-Léons en Aveyron…) ou l’attractivité de territoires auparavant répulsifs (Espelette, Saint-Bonnet-le-Froid, Vitré…), la décentralisation s’est révélée largement positive, parce qu’elle a bénéficié de la dynamique des acteurs les premiers concernés, maires, conseillers généraux, qui, se trouvant moins étouffés par la tutelle de l’État, s’y sont engagés pleinement.

Mais la réalité objective d’une recentralisation s’affirme depuis la fin des années 1990 : suppression de nombreuses recettes fiscales des collectivités territoriales, puis de la taxe d’habitation, baisse ou suppression des impôts de production… Bien entendu, cela fait théoriquement l’objet de compensations par des dotations de l’État, mais les collectivités territoriales perdent tout pouvoir sur la fixation des taux des impôts supprimés tandis que les méthodes de calcul et l’évolution de la compensation restent douteuses et aléatoires.

Le changement constitutionnel et législatif décidé en 2003, appelé à tort « acte II de la décentralisation », n’a nullement enrayé la recentralisation. L’État est devenu le premier contribuable des collectivités territoriales et leurs ressources propres deviennent très minoritaires dans leurs budgets.

La recentralisation française entamée à la fin des années 1990 redonne aux administrations centrales de l’État un poids géopolitique de plus en plus prédominant sur les territoires français même si ce poids s’exerce de façon plus indirect et sournois qu’avant les lois de décentralisation.

La supracommunalité substituée à l’intercommunalité

Appliquant implicitement le principe selon lequel plus l’échelon de décision est élevé, plus il est compétent, donc un principe inverse à celui de subsidiarité, l’État a complété sa propre recentralisation par deux autres trajectoires de centralisation.

Le premier a concerné les communes. Ces dernières n’avaient jamais été gérées selon une logique de repli. En effet, la loi municipale du 5 avril 1884 qui leur donne enfin une autonomie (relative) ouvre la possibilité de conventions et d’ententes entre communes. Puis la loi du 22 mars 1890 institue les syndicats intercommunaux à vocation unique (SIVU) facilitant la possibilité de mener des actions en réunissant plusieurs communes lorsque cela était plus efficace pour mieux satisfaire les habitants. C’était de l’intercommunalité volontaire dans un cadre géographique souple, chaque commune s’associant avec telle ou telle commune de son choix en fonction des besoins ou des projets.

Avec le xxe siècle, l’État a considéré qu’une compétence dévolue obligatoirement à l’échelon de plusieurs communes était nécessairement et toujours mieux assumée qu’à l’échelle d’une commune ou d’une intercommunalité volontaire. En 2010, un changement structurel intervient avec la loi du 16 décembre de réforme des collectivités territoriales (RCT) qui rend obligatoire pour toute commune d’intégrer une intercommunalité et de lui transférer des compétences.

Cinq ans plus tard, la loi sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) de 2015 impose, sauf exception, une population d’au moins 15 000 habitants à toute intercommunalité et une délimitation des intercommunalités essentiellement décidées d’en haut, par l’État central, sans consultation des citoyens. La loi NOTRe choisit l’intégration forcée, pilotée essentiellement par les préfets, écartant tant le libre choix de coopération des communes que l’émulation entre des communes. Elle méconnaît la diversité historique, géographique et culturelle des territoires français et impose un véritable bouleversement territorial décidé de façon uniforme. Par exemple, la loi de 2015 a rendu obligatoire le transfert des compétences eau et assainissement aux nouvelles intercommunalités pour 2026, sans tenir compte de la géographie des bassins-versants.

En outre, ce qu’il faut appeler une supracommunalité n’a pas consisté à définir un cadre juridique général en laissant les communes s’organiser en fonction des réalités locales, mais a décliné une multiplicité de cadres juridiques : métropoles, sachant que la majorité d’entre elles n’a de métropole que leur nom puisqu’elles ne produisent guère d’effets de rayonnement ou de ruissellement et parce que le modèle centre-périphérie s’avère en partie désuet face aux réalités réticulaires, communautés urbaines, communautés d’agglomération, communauté de communes et établissements publics territoriaux (EPT) en Île-de-France. Il n’est pas fréquent que les personnes s’identifient à leur intercommunalité, tout simplement faute d’en connaître le périmètre imposé par l’État.

Depuis, de nombreux textes et la réalité des relations entre préfets et élus locaux montrent que l’interlocuteur choisi par l’État n’est plus la commune, mais l’intercommunalité.

L’ultrarégionalisation substituée à la proximité

Une autre centralisation s’est opérée des départements aux régions. Alors que, logiquement, pendant les « quinze glorieuses », les régions avaient essentiellement un rôle d’investisseur, les lois les ont transformées en instances de gestion de fonctions auparavant satisfaites par des échelons inférieurs, départements ou communes, là également sans aucune étude préalable. Par exemple, la gestion des transports scolaires par les départements n’avait fait l’objet d’aucune critique. Les politiques d’attractivité économique conduites par les départements étaient souvent appréciées et efficientes, ce qu’illustrent certains des exemples ci-dessus. Mais la loi de 2015 a décidé que ces compétences seraient mieux assumées à l’échelon supérieur des régions même si leurs équipes administratives connaissent moins la géographie locale des établissements scolaires et l’état des réseaux routiers départementaux ou la géographie économique des entreprises, PME et TPE. Toujours en application de la même idéologie selon laquelle l’échelon le plus élevé serait meilleur, un nouveau changement majeur est intervenu avec la loi climat et résilience de 2021 qui transfère aux régions un important pouvoir d’urbanisme assumé auparavant par les communes ou leurs intercommunalités.

Dans le même temps, au nom du Big is beautiful – plus les régions seraient grandes, plus elles seraient dynamiques –, une loi de 2015 a créé les grandes régions d’où il résulte que la France est le seul pays démocratique qui n’a que des grandes régions.

Cette recentralisation forcée à tous les étages interroge doublement. D’une part, il est étonnant que le Conseil constitutionnel ne se soit pas prononcé contre ces dérives, alors que l’article 72 reconnaît implicitement le principe de subsidiarité en précisant que les collectivités territoriales « ont vocation à prendre des décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être prises à leur échelon ». D’autre part, dans nombre de domaines, elle se traduit par des coûts administratifs supplémentaires, et est souvent ressentie comme n’apportant guère d’avantages aux populations. Enfin, elle nuit à la citoyenneté puisque l’habitant se voit éloigné des décideurs.

Compte tenu de la complexité administrative accrue, les collectivités locales sont devenues en réalité davantage des technostructures que des représentations du peuple.

Il serait temps de retrouver les sources de la démocratie locale qu’avait enseignées Alexis de Tocqueville.

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Gérard-François Dumont

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