<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Géopolitique de la ruse

24 août 2020

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : La construction du cheval de Troie, symbole du tacticien rusé. Peinture de Giulio Romano (1492-1546) SUPERSTOCK45406943_000001 Auteur : SUPERSTOCK/SUPERSTOCK/SIPA

Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Géopolitique de la ruse

par


Que serait le résultat de la guerre sans la ruse ? Les plus grands tacticiens ont toujours été des adeptes de la tromperie, du camouflage, du mensonge, dans le but d’être victorieux. C’est là toute l’ambiguïté de la ruse, élément essentiel pour les stratèges et les tacticiens sur le terrain. La ruse ne doit pas être l’apanage du faible. Intelligence pratique et force doivent former le couple idéal en guerre, selon Jean-Vincent Holeindre.


 

Entretien avec Jean-Vincent Holeindre réalisé par Pascal Gauchon

Conflits : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au couple ruse/force ?

C’est un intérêt très ancien. J’ai été marqué, quand j’étais étudiant en histoire, par l’ouvrage de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant sur la Mètis des Grecs, un terme qu’ils traduisent par « intelligence rusée ». Ils y voient une forme d’intelligence pratique, une intelligence de l’homme d’action, qui aurait été un peu refoulée par la pensée théorique. Puis j’ai été amené à faire mon mémoire de maîtrise sur Thémistocle, stratège et homme politique athénien du ve siècle, qui a utilisé la ruse pour remporter la victoire grecque de Salamine contre les Perses, puis pour trahir au profit des Perses. C’est toute l’ambivalence de la ruse d’être à la fois un moyen efficace de remporter la victoire mais aussi de tromper. Ma thèse de doctorat, réalisée sous la direction de Pierre Manent et qui a débouché sur ce livre, m’a permis d’approfondir cette question qui fait tout l’intérêt de la ruse : d’un côté, elle évoque l’intelligence, l’ingéniosité et, de l’autre, elle renvoie à la dissimulation, à la tromperie, au mensonge.

 

Conflits : Comment définissez-vous force et ruse ?

La ruse, dans la guerre, désigne un procédé tactique qui combine la dissimulation et la tromperie pour provoquer la surprise. La surprise est un élément clef de la victoire, elle désorganise, elle peut provoquer la panique et la discorde chez l’ennemi. La force, au sens d’une « force ouverte », est l’utilisation de sa capacité physique et matérielle pour affronter l’ennemi en face.

À un niveau plus stratégique, la ruse est une forme d’intelligence pratique qui préside à l’usage des procédés, la fameuse mètis des Grecs ; quant à la force, c’est aussi une vertu morale à laquelle on associe le courage, le sens de l’honneur. Si la ruse est l’œuvre du stratège, qui conçoit le plan de guerre, la force est le propre du soldat, qui affronte l’ennemi et le risque de la mort. Cet idéal moral a traversé les siècles et imprègne encore les militaires aujourd’hui ; il explique sans doute le malaise que peut susciter l’usage de la ruse.

A lire aussi : Guerre civile. La guerre de la mondialisation

Conflits : Certes, mais la ruse est admirée pour son intelligence et son efficacité, voyez le cheval de Troie !

Oui, mais vaincre par ruse, c’est d’une certaine manière voler la victoire, à la manière d’un brigand qui subtilise un bien matériel. Si la victoire par force ouverte est digne du soldat, la victoire par ruse est contraire à son honneur. Ainsi, pour les Romains, la ruse n’est licite que si l’ennemi se montre déloyal, à l’image d’Hannibal le Carthaginois qualifié de « perfide ». Dans le discours de la guerre, le rusé, c’est souvent l’ennemi, et particulièrement le « barbare », contre lequel on emploie des moyens qui sont proscrits à l’égard des semblables. Au xixe siècle, le stratège britannique Callwell, dans Small Wars, justifie l’utilisation de la ruse contre les peuples non occidentaux, considérés comme des « sauvages », et la ruse apparaît légitime parce que l’ennemi lui-même situe le combat sur ce terrain.

Cette distinction entre « bonne » et « mauvaise » ruse remonte, dans l’aire occidentale, aux Romains, qui opposent le « stratagème », licite, à la « perfidie » qui est prohibée. Évidemment, le stratagème était le propre de Rome tandis que la perfidie était toujours le fait de l’ennemi… La mauvaise ruse est celle de l’autre, la bonne ruse est celle qu’on lui oppose. Voilà comment une civilisation qui admire la force en vient à introduire la ruse, tout en s’en défendant. De manière générale, l’expérience romaine montre qu’à la guerre il faut à la fois être efficace (la ruse l’est) et être légitime (la ruse peine à l’être).

 

Conflits : Comment expliquez-vous cette mauvaise réputation de la ruse ?

La ruse contredit l’idéal moral du guerrier fondé sur la force : le guerrier valeureux, comme Achille, regarde l’ennemi et la mort en face. De même, le stratège a besoin de la force pour assurer la cohésion des troupes et son efficacité autour de ses valeurs d’honneur, de courage, de sacrifice.

Victor David Hanson, dans son « modèle occidental de la guerre », insiste sur cet aspect qui remonterait au combat entre hoplites dans la Grèce antique : le choc brutal et bref de deux lignes de guerriers qui se repoussent et dont le plus fort emporte la décision, le plus faible cédant le terrain. Il n’y a pas de place ici pour la ruse. Pourtant, dans le mythe de Troie comme dans l’histoire réelle, les Grecs ont eu recours à la ruse car la force ne suffit pas toujours à emporter la décision. L’épisode du cheval de Troie est typique de la complémentarité entre la ruse et la force : c’est Ulysse qui imagine le procédé, mais ce sont les soldats d’élite qui mènent l’opération à l’intérieur de la structure en bois. Cela montre bien que, pour Homère, force et ruse ont besoin l’une de l’autre. J’irai même plus loin : la stratégie est mue par la dialectique ruse/force, depuis ses origines antiques et jusqu’à aujourd’hui, quelles que soient les cultures considérées.

 

Conflits : Qui admirez-vous le plus, Achille ou Ulysse ?

La ruse d’Ulysse m’intéresse plus que la force d’Achille, mais cela tient à l’intention de ce livre. La ruse a été beaucoup moins étudiée et prise au sérieux que la force. Cela s’explique par son ambivalence et par le fait qu’elle a vocation à demeurer dans l’ombre. Mais en réalité, ruse et force sont inséparables. La force sans la ruse est aveugle et la ruse sans la force est impuissante, dirais-je en paraphrasant Pascal.

Or ce qui me frappe, c’est que les forts ont tendance à négliger la ruse. De ce fait, la force devient aveugle à l’image de Pharaon face aux Hébreux dans la Bible. Après avoir été contraint de les laisser partir, il se ravise et décide de les poursuivre. Il ne peut pas accepter de céder face à des faibles. Il en perd toute prudence. Les grandes puissances occidentales sont aujourd’hui parfois soumises à ce complexe de Pharaon.

A lire aussi : Alexandre maître de guerre

Conflits : N’est-ce pas ce que Gérard Chaliand étudie dans Pourquoi perd-on la guerre ?

En effet, il insiste sur le fait que nous avons perdu la volonté de connaître et de comprendre l’autre. Je parlerais d’une incuriosité du fort à l’égard du faible.

 

Conflits : Cela rejoint la conclusion de votre livre : « La stratégie est une science de l’autre. »

Tout à fait. La stratégie des puissances occidentales est emphatique alors qu’elle devrait être empathique. Elle s’appuie sur des déclarations fortes peu suivies d’effets. Nous devrions plutôt nous s’efforcer de nous mettre dans la peau de l’autre pour mieux le combattre. L’empathie est une qualité nécessaire au stratège. C’est particulièrement important aujourd’hui face au terrorisme islamiste. Il faut cesser de voir en lui une forme de folie et prendre au sérieux la dimension stratégique du phénomène.

 

Conflits : Comment voyez-vous la relation entre le couple ruse/force et celui que forment hard power et soft power ?

Ce n’est pas tout à fait la même chose. Le hard et le soft power relèvent de la grande stratégie qui dépasse le cadre militaire tandis que la ruse et la force, dans mon travail, constituent deux moyens de faire la guerre. Je ne me suis pas situé au même niveau. Reste qu’il y a un point commun entre ces deux couples : d’un côté, la force et le hard power relèvent de la stratégie directe, tandis que la ruse et le soft power relèvent de l’approche indirecte.

Et puis dans la ruse il y a cette dimension de tromperie qui n’existe pas obligatoirement dans le soft power. Par exemple, dans le soft power américain tel que Joseph Nye le conçoit, il n’y a pas de connotation de tromperie. Les États-Unis cherchent à rendre leur modèle attractif. Ce faisant, ils sont assez proches des Romains. Ils dénoncent la ruse comme une forme de tromperie – ce qui ne les empêche pas de l’utiliser contre leurs adversaires décrits comme « perfides ».

 

Conflits : Machiavel n’est-il pas le théoricien de la ruse ?

Il sait qu’une ruse qui se voit est vouée à l’échec. Il prend comme modèle Ferdinand le Catholique qui met en avant sa piété et sa droiture pour dissimuler sa ruse. Tout est affaire d’apparence, d’image, de perception.

 

Conflits : Un bon escroc doit avoir un visage d’honnête homme…

La politique nécessite surtout que le dirigeant possède mille visages et masques. Dans la vie ordinaire, un homme ne peut pas posséder toutes les qualités, être à la fois charitable et économe, généreux et sévère, audacieux et prudent. Mais pour gouverner, il faut paraître les avoir toutes et mettre en avant, selon les circonstances, telle ou telle. Pour Machiavel, la ruse est à la fois une ressource et une protection qui permet au politique de dissimuler sa vraie nature et de garder ouvertes toutes les stratégies.

Pour Machiavel l’horizon du politique est la survie de la cité. La guerre est donc au centre de son art de gouverner, et avec elle la ruse.

 

Conflits : À l’inverse, Clausewitz ne croit guère en la ruse.

Pour lui, la ruse est d’abord un procédé tactique et non une qualité stratégique fondamentale. Elle peut être utile à l’occasion, mais peut aussi détourner l’attention et les moyens du stratège de l’essentiel, à savoir la concentration des forces à l’endroit opportun. Par ailleurs, Clausewitz écrit à l’époque de la « bataille décisive », une notion que je critique car elle est peu fréquente et rarement décisive. Le quotidien de la guerre, c’est davantage la ruse que la force. Du reste, beaucoup de batailles ont été gagnées par la ruse, voyez Napoléon à Austerlitz.

 

Conflits : Où est la ruse aujourd’hui ?

Le plus souvent, c’est l’arme du faible. Elle est ainsi utilisée par les djihadistes qui compensent la faiblesse de leurs moyens conventionnels par un surcroît d’ingéniosité. Je précise que ce choix n’a rien de culturel, il est d’abord tactique et stratégique. Voyez les auteurs des attentats du 11 septembre. Ils ont utilisé la force, mais aussi la ruse en se dissimulant dans la foule, en adoptant le mode de vie occidental, en trompant sur leurs intentions etc., de sorte à provoquer une exceptionnelle surprise.

Le terrorisme est l’arme des faibles, comme la ruse. C’est parce que les Grecs n’ont pas réussi à prendre Troie par la force qu’ils utilisent la tromperie du cheval. À l’inverse, quand on est fort on a tendance à négliger la ruse.

 

Conflits : Le but n’est-il pas aussi de provoquer des réactions maladroites de la part des gouvernements occidentaux ?

Celui qui utilise la ruse incite son ennemi à commettre des imprudences. Prenons les attentats en France de 2015-2016. Les politiques ont réagi avec emphase. Nous avions reproché à Bush d’avoir employé la formule « guerre au terrorisme », mais nous l’avons reprise presque mot pour mot. Cette forme donne de l’importance aux terroristes, sans affaiblir l’attrait qu’ils exercent sur une population croissante de jeunes à travers le monde, notamment en France.

 

Conflits : Il y a aussi la guerre asymétrique, la « petite guerre ».

La « petite guerre » a d’abord été pensée dans le cadre général de la stratégie, au xviiie siècle. Les petites unités détachées qui se consacrent à la reconnaissance, au renseignement, à l’embuscade, au harcèlement, sont utilisées parallèlement aux troupes régulières. C’est un partage des rôles entre la « guerre de partis » comme on l’appelait alors (d’où le terme de « partisan ») et la « grande guerre » structurée autour de la bataille. La petite guerre est pensée en complément de la « grande ». Elle prend son autonomie lors de la guerre d’Espagne sous la forme de la guérilla. Les moyens de la petite guerre sont alors adossés à des revendications politiques et idéologiques. Plus tard, on le voit lors des guerres de décolonisation.

 

Conflits : Dans ce contexte, la contre-insurrection relèverait de ce que vous appelez la contre-ruse.

Oui, sans que les deux termes se recoupent totalement. La contre-insurrection des Américains en Irak, par exemple, comporte une dimension autre, la volonté de « gagner les cœurs et les esprits », ce qui en principe exclut ou réduit la ruse. Disons que l’on est dans l’intelligence rusée, la volonté de s’adapter à un contexte politique et social particulier.

 

Conflits : Qui sont les plus rusés aujourd’hui ?

Les Britanniques ont été des précurseurs pendant les deux guerres mondiales, avec les Soviétiques. Ils ont été les premiers à institutionnaliser la ruse avec des généraux comme Allenby et Wavell. Churchill et Wavell ont suivi à Sandhurst les cours d’Henderson, le biographe de « Stonewall » Jackson (1), qui leur a appris l’importance de la ruse. Churchill, par la suite, a mis en place des organismes spécialisés comme la London Controlling Section qui coordonnait toutes les opérations d’intoxication. Les Britanniques deviennent ainsi des spécialistes de la deception, que l’on traduit généralement par tromperie.

Au niveau tactique, les militaires français sont conscients de l’importance de la ruse. Mais au niveau stratégique les états-majors s’en soucient moins. Il est frappant que cette dimension soit absente des livres blancs qui définissent la stratégie militaire, mais il est vrai qu’elle a vocation à rester dans l’ombre.

À l’inverse, les Américains ont publié un manuel officiel, la Joint Doctrine for Military Deception. Et ils l’ont appliqué lors des deux conflits en Irak. Ils ont aussi une réflexion originale sur la distinction entre ruse et perfidie à la manière des Romains. Comme eux, ils sont convaincus de la supériorité de leur système politique et militaire et ils sont soucieux de donner une bonne image de leur action. Mais ils sont pragmatiques et prouvent une grande capacité de s’adapter, une véritable faculté d’autocorrection. Ils sont plutôt rétifs à l’usage de la ruse, mais ils en comprennent la nécessité.

 

Conflits : Les Soviétiques ont aussi été particulièrement efficaces.

La notion de maskirovka, qui signifie « camouflage », apparaît dès les années 1920-1930, et elle a été mise en avant par des auteurs comme Svetchine ou des militaires comme Joukov. Dans la perspective révolutionnaire marxiste-léniniste, la guerre ne se limite pas à l’action militaire et aux batailles, elle intègre le politique et le social, et la ruse a une signification plus large.

Leur maîtrise a été démontrée lors de la crise de Cuba. Khrouchtchev décide d’envoyer des missiles à Cuba au printemps 1962. L’opération est ignorée de la plupart des responsables soviétiques, on multiplie les leurres en montant des manœuvres dans le grand Nord russe, on expédie à Cuba des experts camouflés en spécialistes agricoles, on transporte le matériel destiné à l’assemblage des missiles dans le fond des cales des bateaux où sont aussi parqués les militaires avec interdiction de sortir sauf quelques minutes par jour. À l’arrivée à Cuba, toute l’opération est présentée comme une livraison de matériel agricole (d’ailleurs présent dans les navires). L’URSS a ainsi transféré 42 000 hommes et tout le matériel nécessaire sans que les Américains s’en rendent compte. Il faut attendre le 14 octobre pour qu’un avion-espion détecte les missiles !

Avec cet héritage et un président comme Poutine, venu des milieux du renseignement, les Russes sont particulièrement versés dans ces manœuvres. Ils l’ont montré en Syrie où ils ont réussi à dissimuler les préparatifs et tromper sur leurs intentions. Ils ont ainsi créé la surprise en intervenant.

Il faut prendre au sérieux les Russes, comme tout autre acteur stratégique, qu’il soit allié ou ennemi. Voyez Trump. Les observateurs ne l’ont pas pris au sérieux pendant les primaires, ni pendant la campagne présidentielle. Et il a été élu ! On continue à le présenter comme un imbécile, voire comme un fou. Il me paraît imprudent de le sous-estimer. Souvent le rusé dissimule son intelligence derrière la bêtise, qui est feinte.

 

Conflits : Quelle est votre intention en publiant cet ouvrage ?

Mon objectif premier est scientifique, mais je souhaite également contribuer au débat public et alerter sur l’importance de la ruse que je trouve négligée. Nous nous reposons trop sur notre force, nous ne voyons pas l’arme de la ruse que d’autres utilisent. La ruse ne doit pas être l’apanage du faible.

 

Conflits : Mais justement la ruse, vous l’avez dit, est l’arme du faible. Il ne faut donc rien lui laisser ?

La ruse est l’arme du faible, mais comme le montre Machiavel, elle lui permet de gagner en puissance et de devenir fort. À l’inverse, si le fort se repose sur ses acquis, il cède au complexe de Pharaon et risque de tomber. Le propre du bon stratège, c’est d’être fort et rusé à la fois.

 

  1. L’un des généraux sudistes les plus subtils pendant la guerre de Sécession. Son mot d’ordre : « Toujours mystifier, tromper et surprendre l’ennemi».

Mots-clefs : ,

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : La construction du cheval de Troie, symbole du tacticien rusé. Peinture de Giulio Romano (1492-1546) SUPERSTOCK45406943_000001 Auteur : SUPERSTOCK/SUPERSTOCK/SIPA

À propos de l’auteur
Pascal Gauchon

Pascal Gauchon

La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest