Soulèvements populaires et mouvements d’indignation, de Beyrouth à Santiago du Chili, des Etats-Unis à Hong-Kong, déchirent le monde. Insurrections armées au long cours aux Philippines, en Colombie, et au Sahel, montée des populismes et résurgences nationalistes, reflux et consolidations autoritaires, haine de l’« autre », interminables guerres civiles et conflits gelés dans le Caucase. Partout, montent rancœurs sociétales, nouvelles comme plus archaïques, belligérances numériques inédites.
Une désillusion autour de la globalisation
Jamais peut- être la colère n’a semblé plus vive et liée aux transformations géopolitiques à l’œuvre qu’au cours des deux dernières décennies. Ce phénomène qui accompagne la quasi-disparition des guerres interétatiques qui mobilisaient et canalisaient les manifestations de violence apparaît nouveau, car on le mesure aujourd’hui de façon très précise. Cette vaste émotion collective, protéiforme et changeante, travaille territoires et espaces géographiques.
La globalisation qui s’est considérablement étendue au sortir de la guerre froide, avait été perçue de manière optimiste. N’était-elle pas tout entière articulée autour de la bienveillance envers autrui, d’un élan spontané vers l’avenir au sortir d’un XXe siècle marqué par un déchaînement d’animosités et de sentiments destructeurs ? Dans la continuité de la modernisation, lue comme une source de progrès, la globalisation représentait un processus planétaire vertueux, d’accroissement des richesses, de triomphe de la démocratie libérale de marché, de refonte des institutions politiques, de reconfiguration paisible des rapports entre les hommes, de promotion d’une diversité culturelle qui conduirait obligatoirement au bien commun et à un bonheur partagé. Autrement dit, elle inaugurait pour ses fervents défenseurs un « nouveau monde » ; est-elle à la fois réactive et motrice ? Quelles en sont enfin les répercussions et quels enjeux globaux ou plus déterminés s’y attèlent ?
La globalisation suscite des colères sous-jacentes
Aujourd’hui, force est de constater que cette globalisation supposément heureuse, selon l’expression d’Alain Minc, est loin de n’avoir fait que des satisfaits. Pour ses plus farouches détracteurs, altermondialistes, protectionnistes, nationalistes, l’ère globale des trente dernières années n’aurait conduit qu’au triomphe d’un système économique fondé sur la prédation, lequel, en supplantant la primauté des États-nations et leur souveraineté au bénéfice d’organisations et de corporations transnationales, n’aurait généré qu’ire et vengeance parmi les populations. Par l’érosion des cultures, des traditions et des solidarités, ce système aurait par ailleurs favorisé l’émergence d’oligarchies, au sommet desquelles on trouve les GAFAM, davantage préoccupées par le maintien de leurs privilèges que par la sauvegarde de l’intérêt du plus grand nombre ; notons pourtant qu’il existe d’heureuses exceptions comme Bill Gates. En ayant paradoxalement provoqué un morcellement accru de la géographie sous une apparente uniformisation, la globalisation aurait enfin causé une démultiplication sans précédent des conflits, jugement tout de même excessif. Un tel constat dressé avant le brusque déclenchement de la pandémie planétaire, doit être relativisé. D’un côté on a assisté au retour de l’Etat protecteur, du nationalisme économique, des frontières. Mais d’un autre côté la crise actuelle inédite en exacerbant inégalités de toutes sortes et de toutes natures, n’aura fait qu’attiser les colères sous-jacentes.
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La « colère du monde »
Passion politique et véritable mécanique de l’Histoire, la colère rebat donc les cartes des rapports de pouvoir sociopolitiques, économiques, identitaires et culturels en leur sein. La « colère du monde » s’exprime tantôt au grand jour, tantôt de façon plus discrète, dans les entrefilets d’une actualité bousculée. « Rage mondiale », « propagation du ressentiment », « généralisation de la haine » : les énoncés pour décrire ce grand tumulte ne manquent pas et se multiplient, pour tenter d’en saisir les contours précis et d’en discerner les aspects constitutifs, de même que les logiques et répercussions à court et long terme. Il y a trente ans, peu auraient anticipé un tel changement de paradigme. L’objectif de ce livre n’est pas de s’égarer dans le dédale infini des affects, de trancher tous les débats opposant de longue date psychologues, sociologues, politistes, historiens ou anthropologues sur le contenu de la colère elle-même. L’intention de Myriam Benraad est plutôt de tracer les contours géopolitiques d’une colère globalisée. Son propos ne se limite pas à l’actualité immédiate, mais tente de déchiffrer ce que certains événements récents disent aussi du passé et potentiellement de l’avenir.
Elle s’intéresse en priorité aux bouleversements majeurs caractéristiques du XXe siècle : en quoi le nouveau millénaire a-t-il inauguré une ère géopolitique de la colère, loin des marges où cette émotion était longtemps restée cantonnée ? Pourquoi cette colère, qui accompagne l’histoire humaine depuis des siècles, est-elle un état singulier de la modernité tardive, tant du fait de son intensité que de son retentissement ? Un bref panorama historique donne à voir certaines de ses propriétés intemporelles, sa dimension universelle, par-delà les époques et les lieux qui se ressemblent tout en se distinguant sur de nombreux points. La colère autrefois énoncée par les Anciens n’est ainsi pas assimilable à celle des Modernes. La trajectoire émotionnelle des sociétés occidentales n’est pas non plus identique à celle qu’ont connue d’autres peuples. La modernité semble avoir irrémédiablement fait converger l’humanité vers des « régimes émotionnels » à large échelle, des expériences communes dont la colère – comme d’autres émotions telles que la peur, la nostalgie ou la tristesse – est un exemple. Comment, dès lors, définir et donner tout son sens à la géopolitique de la colère qui se déploie sous nos yeux ?
La colère, puissance constructive dans la globalisation
Cet ouvrage montre que les émotions ont opéré leur grand retour dans le champ des sciences humaines et sociales, en suscitant une riche littérature interdisciplinaire. Mais la colère ne peut être analysée par le prisme unique de ses liens négatifs au monde, en d’autres termes comme une force agissante uniquement contre la globalisation. Elle est également une puissance constructive, dans la globalisation. Il importe donc d’identifier quels en sont les protagonistes, des États, acteurs primaux de la scène mondiale, aux diplomaties et sociétés civiles. Puis il faut en restituer les dynamiques, illustrant toutes combien une colère globale peut à la fois être une force profondément nuisible et une énergie éminemment positive. Une certaine tradition héritée des Lumières voulait que les émotions appartiennent au registre de l’irrationnel, de la biologie primaire, sans incidence sur les hommes, leurs comportements et leurs actions, sans conséquences non plus sur leur environnement. Or les émotions occupent une place centrale. La colère rythme toute la vie du monde dont elle constitue un élément clé. C’est à travers elle qu’États, gouvernements et citoyens s’affirment, se font entendre, qu’ils agissent ; c’est aussi par son biais que les rapports de force se font et se défont. Dans le domaine des relations internationales, les travaux portant sur la question des émotions poursuivent un double dessein : mettre en exergue leur primauté et rappeler leur caractère incontournable. On peut ainsi considérer qu’une sous-discipline s’est formée ces dernières années, autour de réseaux académiques plus structurés qu’auparavant, de conférences, de colloques ou de dossiers dédiés dans des revues spécialisées. À tel point que l’émotion de la colère est devenue presque un sujet obligatoire pour quiconque accorde un intérêt, aux affaires du monde.