<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La géopolitique américaine, fondements et continuité

25 octobre 2020

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Photo : Portrait du président américain James Monroe, dont la doctrine est à l'origine de la tradition interventionniste © Cliff Owen/AP/SIPA AP22422906_000008

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La géopolitique américaine, fondements et continuité

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On pense parfois que la géopolitique est d’origine allemande, marquée par un esprit réaliste bismarckien. On dit aussi que cette méthode d’approche, qui analyse les politiques étrangères des États en les rapportant aux conditionnements de leur localisation géographique, serait au fond trop « cynique » et déterministe pour correspondre vraiment à la culture universaliste et idéaliste américaine. Ce sont sans doute des contresens.

À bien y regarder, il apparaît que c’est l’Amérique, plus que l’Allemagne, qui mériterait le titre de terre d’élection de la géopolitique. Pour le comprendre, il est intéressant de prendre en compte deux éléments. Le premier concerne les échanges géopolitiques théoriques entre Allemagne et Amérique qui furent beaucoup plus profonds et surtout plus anciens qu’on ne le dit généralement, et durant lesquels l’imitateur ne fut pas celui qu’on pense. Le deuxième élément, lui, renvoie à la stratégie internationale de Washington, caractérisée par un « pragmatisme » revendiqué que l’on pourrait être tenté d’assimiler à un opportunisme absolu, mais qui, en réalité, suit les lignes de force simplifiées d’une construction géopolitique cohérente. Sur le long terme, il est dès lors possible d’aboutir au constat de la remarquable et implacable constance que présentent depuis deux siècles les orientations américaines en matière de politique étrangère.

L’Allemagne à l’école des États-Unis

On distingue généralement deux canaux d’« éducation géopolitique » dans l’histoire intellectuelle des États-Unis. Le premier est la diffusion des travaux de Friedrich Ratzel par la géographe Ellen Semple, à la fin du xixe siècle. Le deuxième se joue dans les années 1940 : il s’agit de la réception sensationnaliste, puis du rejet de l’œuvre de Karl Haushofer qui, plus que tout autre, a personnifié pour les Américains la géopolitique allemande au xxe siècle.

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À quelles sources, néanmoins, Haushofer avait-il lui-même puisé ? Un fond germanique, naturellement : il avait lu Ernst Kapp[1], et il est indéniable que sa reprise des travaux de Ratzel et surtout de Kjellen lui fournit les bases de sa Geopolitik. Néanmoins, il faut toujours rappeler qu’à ce fond se greffait aussi chez le général-docteur une appropriation assumée des schémas anglo-saxons. C’est le Britannique Mackinder, théoricien du Heartland et de l’opposition terre-mer, qui a inspiré en majeure partie la géopolitique allemande de l’entre-deux guerres – à son corps défendant. Il n’est pas le seul : le livre de son disciple écossais James Fairgrieve, Geography and World Power (1917), qui oppose « le parallélogramme du Vieux Monde et les Amériques, placées dans le grand océan », tout en distinguant une « Crush zone » où les puissances côtières se heurtent au Heartland terrestre, a été assez rapidement traduit en allemand par l’épouse de Karl Haushofer, Martha, avec une préface de Haushofer lui-même.

Ce qui est moins dit, c’est que les géopoliticiens allemands ont aussi lu les auteurs américains. Lors de son interrogatoire à Nuremberg en juin 1946, Haushofer se plaindra ainsi à Edmund Walsh, de l’université de Georgetown, qui le questionne sur les objectifs de sa Geopolitik : « Pourquoi votre gouvernement ne peut-il envoyer des hommes expérimentés pour m’interroger, comme Isaiah Bowman ou Owen Lattimore ? […] Ces hommes comprendraient ce que j’ai voulu dire et ce que j’ai ambitionné de bâtir à travers ma géopolitique. » Bowman ? Chef de file des géographes politiques du Nouveau Monde, conseiller de Wilson puis de Roosevelt, auteur de The New World en 1921, celui-ci était considéré par Haushofer comme son alter ego américain, de la même façon que Mackinder fut le double anglais du général allemand. En 1936, Otto Maull, collaborateur de Haushofer,  présentait l’ouvrage collectif Macht und Erde comme « l’analyse pratique de la puissance globale […] culminant dans une vision géopolitique de la planète […] » construite comme « le contrepoids allemand à The New World d’Isaiah Bowman ». Dans sa première étude géopolitique sur le phénomène des frontières (Grenzen in ihrer geographischen und politischen Bedeutung, 1927), Haushofer prend pour référence ses compatriotes Ratzel, Albrecht Penck, Robert Sieger et Berthold Volz, l’Anglais Thomas Holdich (dont il aime à citer la formule fustigeant « l’incommensurable coût de l’ignorance géographique »), mais aussi les Américains Homer Lea, Brooks Adams et Nathaniel Peffer[2].

Les États-Unis, une « géopolitique appliquée »

Entre les pensées géopolitiques américaine et allemande, le « modèle » n’est donc pas forcément celui qu’on croit. Un siècle avant que la presse américaine ne se focalise un peu hystériquement sur la Geopolitik entre 1940 et 1942, ce sont les théoriciens de la politique étrangère du jeune Empire allemand qui étudient avec envie le potentiel de puissance découlant de l’espace disponible et de la localisation de la jeune république des États-Unis. L’équilibre de la puissance, la profondeur stratégique, l’offshore balancing et la conscience géopolitique de l’unité de l’échiquier de puissance mondial sont des sujets qui ont été pensés activement par les hommes les plus éminents de l’histoire américaine.

En se penchant sur les choix de politique étrangère des « Pères fondateurs » Jefferson ou Hamilton, on vérifie effectivement de quelle manière pragmatique les premiers hommes d’État américains n’hésitèrent pas, dès après la guerre d’Indépendance, à considérer la possibilité de contrebalancer l’influence de l’allié – ou plutôt du sauveur – français par une alliance utilitariste avec le colonisateur anglais évincé. C’est en se référant d’ailleurs à cette pensée « géopolitique » originelle, même si le terme est bien évidemment anachronique, que le politiste Nicholas Spykman proposera dans les années 1940, comme il l’énoncera lui-même,  « […] un retour à la sagesse de nos fondateurs, l’acceptation de la réalité de notre positionnement géographique, et de la nature de la société internationale […], le principe que la préservation d’un équilibre de la puissance en Europe et en Asie est le prérequis de notre sécurité à long terme ». En concluant « […] Je demande un retour à Jefferson, un retour à Monroe. »

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Dès 1823, l’énoncé de la doctrine Monroe a exercé une réelle fascination sur les auteurs allemands, qui l’interpréteront comme la première formulation d’une théorie exclusiviste des grands espaces. Il est d’ailleurs frappant de constater que trois des plus importants fondateurs de la géographie politique puis de la géopolitique allemandes ont puisé une partie de leur inspiration dans l’étude du potentiel de puissance spatiale des États-Unis.

C’est le cas de Friedrich List (1789-1846), émigré aux États-Unis en 1825, journaliste à New York, spécialiste d’économie politique, écrivant aussi bien en anglais qu’en allemand, ami du secrétaire d’État américain Henry Clay, admirateur des doctrines protectionnistes d’Alexander Hamilton et inspirateur, à son retour en Europe, du Zollverein allemand. Friedrich Ratzel, quant à lui, voyage en 1873 aux États-Unis comme correspondant de presse pour le Kölnische Zeitung ;  il s’y documentera pour publier Städte-und Kulturbilder aus Nordamerika (1876), et surtout Die Vereinigten Staaten von Nordamerika (1878-80). Sa Politische Geographie (1897) révèle aussi l’influence du darwinisme social de Herbert Spencer. Haushofer, inspiré par les réalités américaines, dévore les auteurs du Nouveau  Monde. Il est également possible de mentionner le cas plus ancien d’Adam Heinrich Dietrich von Bülow (1757-1807), qui parcourt les États-Unis à la fin du xviiie siècle, et publie en 1799 Geist des neuren Kriegssystems, application géopolitique des logiques spatiales du Nouveau Monde au cadre divisé de l’Europe des princes.

Selon Robert Strausz-Hupé, la politique étrangère des États-Unis dans la première moitié du xixe siècle peut ainsi être considérée comme une « géographie politique appliquée » et elle a bien influencé les Allemands, d’autant plus profondément que ces derniers avaient attendu 1870 avant de réaliser leur propre unité, et qu’ils voulurent rattraper le temps perdu en comparant les modèles de développement d’autres puissances pour en appliquer les meilleures leçons.

De la Destinée manifeste…

Si l’on cherche à établir une chaîne causale entre les différentes pensées « géopolitiques » nationales apparues au cours des années 1900-1940 (processus au sein duquel le cas allemand est généralement décrit comme central), il semble au final possible de poser l’hypothèse que les théories allemandes, inspirées par la doctrine Monroe, se construisaient déjà depuis le début du xixe siècle en fonction des données de la politique étrangère américaine.

Dès le xixe siècle, un Ratzel ou un List, frappés par l’énergie et le dynamisme que les Américains tiraient de leur profondeur territoriale providentielle, y trouvèrent un argument pour se faire – en miroir – les avocats d’une expansion territoriale wilhelmienne assumée, dans l’espace de la Mitteleuropa voisine, ou sur le plan colonial. Dans la diplomatie impériale et extravertie de la présidence de Theodore Roosevelt (1901-1909), le deuxième Reich observait déjà la manifestation de vitalité d’une puissance jeune et ambitieuse, dont il s’inspirera dans une certaine mesure. Le mythe de la frontière s’est en quelque sorte retrouvé transposé du Nouveau vers l’Ancien Continent, où il a pu réactiver d’anciens schèmes géodynamiques (au premier rang desquels le Drang nach Osten germanique initié au xiiie siècle[3]).

Ajoutons que l’école allemande de géopolitique semble moins caractérisée par la notion de « déterminisme » géographique que par celle de vocation, plus spirituelle. Un terme qui résonne tout aussi puissamment dans l’histoire américaine. Si l’on examine de nouveau la politique étrangère des Pères fondateurs des États-Unis, on remarque ainsi une formalisation géo-identitaire très précoce, moins portée par l’idée de nécessité que par  celle de destinée, que leurs successeurs approfondiront avec une constance dont les étapes les plus frappantes seront l’achat de la Louisiane (1803), celui de la Floride (1819), les conquêtes aux dépens de la puissance mexicaine (annexion du Texas en 1845, cession « forcée » de la Californie, du Nevada, de l’Arizona, de l’Utah en 1848) ou l’achat de l’Alaska aux Russes (1897), le point culminant de cet acharnement géo-spatial exclusiviste quasi-capétien étant la politique « proto-impériale » des années 1870-1890, qui culmine avec la « splendide petite guerre » de 1898 permettant à Washington d’arracher de nombreux territoires à une Espagne agonisante, et de faire des Caraïbes et du Pacifique des lacs américains.

Accompagnant cette expansion géopolitique déterminée de la puissance américaine en dehors même de son berceau insulaire protégé par deux océans, les travaux de l’amiral Alfred T. Mahan et de Frederick J. Turner, très connus, ou ceux de Homer Lea ou de Brooks Adams, qui le sont moins, symbolisent l’importance de cette recherche d’une profondeur géostratégique destinée à protéger la nouvelle Jérusalem. En 1885, le triomphalisme géoculturel de Josiah Strong dans le chapitre XIII de son Our Country (« The Anglo-Saxon and the World Future ») est un exemple en la matière, tout comme l’est la prophétie formulée dès 1903 dans la conclusion fascinante de The New Empire, de Brooks Adams, historien théoricien de l’expansionnisme américain descendant de deux des premiers présidents des États-Unis[4] : « […] Les États-Unis surpasseront chaque empire individuellement, si ce n’est tous les empires réunis. Le monde entier paiera tribut. Le commerce affluera vers eux de l’Est et de l’Ouest, et l’ordre qui avait existé depuis l’aube des temps sera renversé[5]. »

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… au « Nouvel Ordre mondial »

Lorsque l’on examine la question de l’évolution géopolitique des États-Unis, il faut par ailleurs revenir au terme si structurant de « destinée manifeste », utilisé pour la première fois en 1846 par le journaliste John O’Sullivan dans un article du Morning News, au sujet de la domination « naturelle » des États-Unis sur tout le continent américain. O’Sullivan, partisan convaincu d’une expansion territoriale de son pays, évoque à ce moment « notre destinée manifeste d’occuper et de posséder la totalité du continent que la Providence nous a donné ». Au départ, cette notion proto-géopolitique correspondait donc, on le voit, à un décret de la Providence destinant le peuple américain à dominer le Nouveau Monde, et non, en apparence du moins, le reste du monde.

Ce sont les guerres de 1898, puis de 1917-1918 et de 1941-1945 qui auraient élargi le sens originellement confiné de cette destinée manifeste : peu à peu émerge l’idée que l’Amérique est également destinée à « éduquer » le monde, l’Amérique latine naturellement, mais aussi et bientôt l’Eurasie sénescente. Le président Wilson et son conseiller Isaiah Bowman à Versailles en 1919, puis Henry Luce et son concept de « Siècle américain » en 1945, offrent des exemples d’une théorisation de cette extension moralisante et bienveillamment orgueilleuse de la mission américaine. Ce n’est pas un accident si, dans le wilsonisme de 1919, au-delà d’une ambition diplomatique et commerciale américaine élargie aux dimensions du globe, un Haushofer discernait déjà, avec quelque raison, le déploiement d’une géo-morale coercitive et utilitariste, prenant la forme d’un universalisme sur le point de déborder de son hémisphère propre en se faisant le relais de la puissance britannique déclinante.

Après 1945, cet agenda fusionnant géopolitique et géo-morale ne se cachera plus, comme le montre ce jugement de 1957, signé du réfugié Robert Strausz-Hupé, qui inspirera une partie du courant néoconservateur : « La mission du peuple américain consiste à enterrer les États-nations, guider leurs peuples endeuillés vers des unions plus larges, et intimider par sa puissance les velléités de sabotage du nouvel ordre mondial qui n’ont rien d’autre à offrir à l’humanité que de l’idéologie putréfiée et de la force brute… Pour la cinquantaine d’années à venir le futur appartient à l’Amérique. L’empire américain et l’humanité ne seront pas opposés, mais simplement deux noms pour un même ordre universel sous le signe de la paix et du bonheur. Novus orbis terranum. Nouvel ordre mondial[6]. »

Un pays imprégné de géopolitique

On pourra objecter que cet idéal n’était pas géopolitique au sens propre, et qu’il a relevé plus simplement et classiquement d’une diplomatie institutionnaliste et libérale patiemment poursuivie et promue. Peter Taylor note ainsi que « de 1945 à 1975, aucun texte en langue anglaise ayant dans son titre les mots “geopolitics” ou “geopolitical” ne fut publié ».

Effectivement, il a souvent été dit que la méthode d’approche géopolitique, plombée par ses origines « allemandes » avait disparu aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Il faut néanmoins nuancer très fortement : non seulement la géographie politique existait aux États-Unis avant les années 1940, comme on l’a vu, mais, contrairement à ce que semble suggérer ce constat de Taylor, elle ne cessa jamais d’exister dans ce pays après 1945. L’influence des théories de Mahan, d’Adams, de Strong, d’Homer Lea, de Mackinder, de Bowman ou de Spykman ne s’efface pas dans l’inconscient géostratégique américain entre 1945 et 1975. Les travaux des politistes Harold et Margaret Sprout, par exemple Man-Milieu Relationship Hypotheses in the Context of International Politics, publié en 1956, relèvent d’une forme de géopolitique. En 1957, Edgar S. Furniss, Jr, un politiste de premier plan, élève de Spykman, publie American Military Policy: Strategic Aspects of World Political Geography. En 1968, l’historien John Spanier note à propos des deux « formules » du Heartland et du Rimland  que d’autres expressions « n’auraient pu résumer plus efficacement l’histoire du monde de l’après-Seconde Guerre mondiale ». En 1970, c’est William T.R. Fox – politiste inventeur du terme de « superpuissance » – qui exprimera peut-être le mieux le statut réel de la géopolitique aux États-Unis durant cette période : « Notre habitude consistant à penser en termes géopolitiques est tellement assimilée dans les schémas de pensée de l’étudiant contemporain typique des relations internationales que le mot « géopolitique » lui-même semble avoir perdu de sa visibilité, et l’on parle en termes géopolitiques tout en pensant assez incorrectement que la géopolitique est morte avec Mackinder et Haushofer. »

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Les États-Unis n’ont donc pas attendu 1942 pour posséder une pensée stratégique spatialisée. 1919 et 1945 ne sont pas des ruptures, ou des moments de choix, au seuil desquels l’Amérique aurait hésité entre l’isolement idéaliste correspondant à sa nature profonde, et la plongée contre-nature dans les affres de la géopolitique mondiale, au nom des responsabilités que lui conférait sa puissance nouvelle. En réalité, il n’y a pas eu de « Fin de l’Innocence[7] » américaine : 1919, puis 1945, devraient plutôt être vues comme de simples étapes logiques sur le chemin d’une ascension de puissance qui aura suivi un schéma directeur géopolitique plongeant ses racines dans les origines mêmes de la République du Nouveau Monde.

Souci constant : la profondeur stratégique

Cette remarquable continuité explique pourquoi la politique étrangère américaine a pu être la matrice unique de modèles diplomatiques aussi divers que ceux qui ont dominé successivement l’entre-deux guerres (le wilsonisme), la guerre froide (le réalisme de « sécurité nationale»), et l’après-guerre froide (la diplomatie des droits de l’homme, la notion de « communauté internationale »). Tous ces modèles, idéalistes ou réalistes, ne sont contradictoires qu’en apparence. Ils peuvent fusionner et se succéder harmonieusement parce qu’ils s’articulent tous à un schéma géopolitique qui demeure stable. De la Frontier de l’Ouest sauvage au xixe siècle, jusqu’aux fronts géopolitiques de la masse terrestre eurasiatique aux xxe et xxie siècles, de son hémisphère natif à son hémisphère de projection, à travers les vicissitudes de l’histoire, la logique stratégique de ce schéma d’expansion et d’influence est restée fondamentalement la même pour les États-Unis, dans ses grandes lignes : elle consiste à contenir les forts dans le Heartland (hier l’URSS, puis la Russie, désormais la Chine) ; à diviser et parrainer les faibles sur le Rimland (Europe, monde arabe, cordon insulaire est-asiatique) ; enfin, à intégrer culturellement et économiquement les uns et des autres par un patient travail d’influence et de rayonnement.

Cette fusion des discours moraux dans un canevas de puissance unique explique la profonde unité de la politique étrangère américaine, malgré les différences accessoires qui peuvent séparer démocrates et républicains. Même les plus idéalistes des dirigeants et diplomates américains, de Wilson à Carter et à Hillary Clinton aujourd’hui, n’ont jamais cessé de modeler leur vision du monde sur un schéma géopolitique commun consistant à préserver la profondeur stratégique du sanctuaire insulaire américain, de manière à conserver pour soi une liberté d’action pleine et entière tout en restreignant commercialement et politiquement l’autonomie du reste du monde, avec pour objectif de ne laisser émerger aucun système d’organisation politique, culturelle et idéologique qui puisse concurrencer le modèle civilisationnel américain. Une feuille de route suivie avec un indéniable succès durant 60 ans.

Reste à savoir si un magistère moral bien écorné par l’échec irako-afghan, la crise du modèle financier dérégulé et les initiatives de concurrents multipolaires de plus en plus entreprenants, ne viendront pas gripper l’application de ce schéma géopolitique américain, lequel a profité jusqu’ici avec succès d’un triptyque gagnant qui combine une sanctuarisation océanique libéralement conférée par la Providence, une domination thalassocratique patiemment acquise et jalousement préservée, et un containment eurasiatique tenacement poursuivi.


  1. Ernst Kapp, Vergleichende allgemeine Erdkunde in wissenschaftlicher Darstellung der Erdverhältnisse und des Menschenlebens, Braunschweig, G. Westermann, 1868 [1845]. Les deux premières parties de ce livre pionnier s’intitulent « Politische Geographie».
  2. Cf. Olivier Zajec, Nicholas John Spykman, l’invention de la géopolitique américaine, Paris, Pups, 2016.
  3. Il trouve ses racines avec la bulle d’or de Rimini de mars 1226 promulguée par Frédéric II de Hohenstaufen, qui confirme les possessions de l’Ordre teutonique en Prusse.
  4. En l’occurrence John Adams (1735-1826), deuxième président après Washington et John Quincy Adams (1767-1848), sixième président.
  5. Henry Brooks Adams, The New Empire, New York, The MacMillan company, 1903, p. 209.
  6. Manifeste paru dans le premier numéro de la revue Orbis, fondée par Robert Strausz-Hupé en 1957.
  7. Denise Arthaud, La Fin de l’innocence. Les États-Unis de Wilson à Reagan, Paris, Armand Colin, 1985.
À propos de l’auteur
Olivier Zajec

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