Entretien avec Jacques Deyirmendjian. Propos recueillis par Tigrane Yégavian.
Jacques Deyirmendjian a réalisé l’essentiel de sa carrière à Gaz de France où il a occupé plusieurs postes à responsabilité. En 2000, il est nommé directeur général délégué à l’international et aux partenariats industriels, et en 2002 délégué général du groupe Gaz de France et président directeur général de GDF International. En 2005, il fonde Deynergies, cabinet de conseil dans le domaine de l’énergie, et il intervient également comme expert dans des litiges concernant principalement des affaires gazières.
Depuis la découverte d’importants gisements de gaz au large d’Israël, de Chypre, de l’Égypte ou encore du Liban, la Méditerranée orientale est appelée à jouer un rôle majeur dans la géopolitique de l’énergie. À combien de milliards de mètres cubes de gaz a-t-on estimé les réserves du bassin levantin et qu’est-ce que cela représente concrètement ?
L’activité de production de gaz ou de pétrole en offshore profond n’est rentable que sur le long terme et présente des défis technico-économiques considérables. C’est pourquoi les opérateurs choisissent les prospects dont le contexte juridique et politique est simple et stable sur le long terme. Or, le pouvoir politique régissant cette zone de Méditerranée orientale relève de trois autorités avec lesquelles il faut traiter, dont les intérêts économiques peuvent diverger au cours du temps. Cette réalité grève les perspectives d’avenir de cette zone, du moins tant que la dimension politique n’aura pas été réglée de façon sécurisée.
D’importants gisements de gaz naturel ont été découverts dans les ZEE d’Égypte, d’Israël et de Chypre. Les ZEE moins étendues de Syrie et du Liban restent à explorer ou à confirmer. Ces découvertes en Méditerranée orientale auraient des réserves potentielles de l’ordre de 3 500 milliards de mètres cubes de gaz, dont environ la moitié sont des réserves prouvées équivalentes à celles dont dispose encore la Norvège après trente années d’approvisionnement de l’Union européenne. En particulier, presque à égale distance des côtes de leur pays, se trouvent les trois gisements de Zohr (Égypte), Léviathan (Israël) et Aphrodite (Chypre) respectivement avec des réserves prouvées de 850, 450 et 140, soit au total 1 440 milliards de mètres cubes. Les dirigeants de ces trois pays se sont rapprochés pour envisager une solution commune afin de commercialiser ce gaz à l’export. La construction d’un gazoduc sous-marin allant en Grèce et en Italie a été évoquée, qui serait un concurrent direct au gaz azerbaïdjanais transitant par la Turquie.
Parallèlement, les gouvernements turc et libyen ont délimité leurs frontières de ZEE, empiétant sur les ZEE des pays cités ci-dessus, créant des sources d’incertitudes et de complications juridiques supplémentaires. Enfin, la démonstration de force de la Turquie par l’envoi de navires sismiques en préparation d’opérations d’exploration dans la ZEE de la Grèce n’a fait qu’alourdir un climat géopolitique déjà très tendu. Tous ces facteurs d’incertitudes et de conflits potentiels ne sont pas favorables au développement de la production de gaz dans cette zone de Méditerranée orientale. Cette situation n’empêche pas l’Égypte et Israël de produire, consommer et exporter du gaz à partir de gisements proches de leurs côtes, et dont la propriété n’est pas contestée.
Certains experts estiment que la facture du forage et de l’exploitation du gaz par la Turquie est bien plus élevée que le coût de ses importations à court et moyen terme. Qu’en est-il ?
Il est exact que les coûts d’exploration en eaux profondes suivis de ceux de production se chiffrent en milliards de dollars. Cependant, un gisement de bonne taille sur le territoire national représente une grande valeur pour un pays. Ce fut le cas de la France avec le gaz de Lacq aujourd’hui épuisé.
La « grande découverte » annoncée le 21 août 2020 par le président Erdogan se situe non pas en Méditerranée, mais en mer Noire. Il s’agit du gisement Sakarya situé à environ 170 kilomètres au nord des côtes turques par une profondeur d’eau de 2 110 mètres et une profondeur totale de 4 775 mètres. Selon les informations publiques, il a été découvert par le forage d’un seul puits, le Tuna-1, effectué par le navire d’exploration Fatih (« le conquérant », en turc), sur les lieux depuis juin 2020. Les réserves, dont il n’est pas précisé s’il s’agit de gaz en place ou de réserves récupérables, initialement annoncées à 800 milliards de mètres cubes, ont été réévaluées par l’opérateur TPAO (Turkish Petroleum Corporation) à 320 puis à 405 milliards de mètres cubes le 17 octobre 2020. Un deuxième forage Turkali 1 est programmé en novembre. Un second navire d’exploration, le Kanuni (« le législateur », en turc) s’apprête à rejoindre la mer Noire.
Les campagnes d’exploration dans des zones nouvelles sont souvent le fait de sociétés de taille moyenne, aux faibles coûts de structure. La conception des installations de production en eau profonde est beaucoup plus délicate et nécessite l’expérience que les sociétés internationales ont accumulée à travers le monde. Il s’agit en effet de construire de façon optimisée des installations qui devront fonctionner pendant deux ou trois décennies en milieu maritime distant de la côte. Dans le cas présent, c’est la société d’État TPAO qui a pris le risque de l’exploration. La Turquie, ne disposant pas de l’expérience en eaux profondes, prendrait un risque important à développer Sakarya avec le seul concours de sous-traitants spécialisés ; elle changera probablement d’avis le jour venu.
Sakarya présente l’avantage de la proximité du marché turc, dont la taille est semblable au marché français. S’il est produit, son gaz alimentera le marché turc, renforcera la sécurité d’approvisionnement du pays tout en améliorant sa balance commerciale. Avec un investissement autour de 4 ou 5 milliards de dollars, il n’est pas possible que son prix de revient soit compétitif avec les prix spots du GNL actuels, mais il devrait l’être avec les approvisionnements à long terme du marché turc. S’il est plus cher, les consommateurs ou les contribuables turcs en paieront le surcoût sous une forme ou une autre.
Cependant, une mise en production en 2023 de Sakarya est un objectif qui méconnaît la temporalité de l’industrie du gaz. Il faudra d’abord confirmer cette découverte à l’aide de plusieurs autres forages avant de passer à la conception puis à la construction des installations de la phase production du projet. Il faut donner du temps au temps…
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Pourquoi cette temporalité ?
Au milieu du siècle dernier, le pétrole a été préféré au gaz naturel en raison de sa forte densité énergétique et de sa forme liquide qui en réduisent fortement le coût par unité d’énergie. En cas de découverte de gaz, il était de bon ton de déclarer le puits sec et de le reboucher. L’industrie gazière s’est développée progressivement grâce à des technologies mises au point en tant que besoin et à un système commercial adapté à ses fondamentaux.
Compte tenu des montants à investir pour la partie amont – production et transport –, dont la rentabilité n’est envisageable que sur la durée, le commerce gazier international s’est développé sur la base de contrats de vente/achat à long terme (quinze à vingt ans et plus), comportant l’engagement de l’acheteur de paiements minimaux – la clause de take or pay – en contrepartie d’un prix contractuel compétitif avec les solutions concurrentes sur le marché de l’acheteur. Ces concepts ont permis de justifier et financer les infrastructures en amont, mais aussi en aval, le réseau de gaz étant un monopole naturel. Ainsi, le long terme est la référence temporelle pour l’installation d’une industrie du gaz naturel.
Les réserves offshores suscitent la convoitise des pays du bassin du Levant. Avec Chypre au centre, qui se rêve en carrefour gazier, et la Turquie en embuscade, qui multiplie les provocations en Libye, au large des eaux territoriales grecques et chypriotes, etc. La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?
Pour que les rêves deviennent réalité, il faut beaucoup de chance et de travail, sans pour autant être assuré du succès. Dans la période actuelle, les ambitions de la Turquie sont multidimensionnelles et multiformes. Elles impactent directement l’Europe de l’Atlantique au Caucase en passant par la Méditerranée et le Moyen-Orient. À l’évidence, les dimensions géopolitiques et religieuses priment sur les autres dont on ne sait plus si elles ont leur propre dimension stratégique ou sont simplement tactiques. Cela étant dit, les ambitions énergétiques sont tout à fait légitimes pour tout pays, en particulier quand il s’agit de sécurité d’approvisionnement en gaz.
L’approvisionnement en gaz de la Turquie est de 45 à 50 milliards de mètres cubes par an ; il est bien diversifié. Le gaz arrive à l’ouest par le Turk Stream, qui va remplacer progressivement la route historique via l’Ukraine, la Roumanie et la Bulgarie, au nord par le Blue Stream à travers la mer Noire par 2 000 mètres de fond, à l’est par la frontière avec l’Iran, et au nord-est par la frontière avec la Géorgie pour le gaz d’Azerbaïdjan. De plus, deux terminaux méthaniers terrestres (Izmir Aliaga, Marmara Ereglesi) et deux flottants (Etki et Dörtyol) ont une capacité totale de réception d’environ 25 milliards de mètres cubes dont seulement la moitié est utilisée, ce qui laisse une souplesse considérable ; ils reçoivent du gaz naturel liquéfié (GNL) d’Algérie, du Nigeria, du Qatar et d’autres origines, récemment du gaz de schistes des États-Unis. Le système de réception turc est nettement surcapacitaire.
La Turquie, dont le territoire héberge plusieurs gazoducs en provenance de Russie et d’Azerbaïdjan, n’est-elle pas un hub pétrolier et gazier ?
Le mot hub désigne un lieu où arrivent et d’où repartent plusieurs flux permettant des échanges entre les participants. Un lieu de simple transit n’est pas un hub. La Turquie assure le transit de pétrole d’Azerbaïdjan par la partie du BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) située sur son territoire sans que l’on puisse y déceler une fonction de hub.
De même pour le gaz, le TANAP (Trans Anatolian Pipeline) mis en service très récemment va transiter dans une première étape 6 milliards de mètres cubes par an de gaz azerbaïdjanais vers la Grèce, ce qui représente un peu plus de 1 % des besoins de l’Union européenne. C’est ce qui reste du projet « Corridor sud », un temps étudié sous le nom « Nabucco », promu par l’Union européenne pour réduire l’influence russe dans son approvisionnement gazier. Là aussi, ce n’est pas un hub.
En revanche, le système gazier de la Turquie pourrait donner naissance à un hub national en raison de ses multiples sources d’approvisionnement et des surcapacités de réception existantes, mais en est empêché par l’organisation du marché intérieur et la règlementation en vigueur. Un rôle de plaque tournante pour alimenter en gaz l’Union européenne évoqué de temps à autre n’est pas crédible.
Les plus grands pétroliers ont répondu aux appels d’offres internationaux lancés par Nicosie pour des forages en eaux profondes (dits deep offshore). Des blocs (zones) d’exploration ont été délimités et le français Total, ainsi que des compagnies italiennes et américaines, notamment, sondent à 1 700 mètres sous la mer. Mais si le potentiel est là, les opérations semblent à la fois coûteuses et risquées. Pourquoi ?
Ces opérations sont coûteuses et risquées, car elles se font en mer profonde et utilisent des technologies de pointe ; elles présentent une prise de risque financier important déjà au niveau de l’exploration. Prendre ce risque n’a de sens que si le titulaire du permis a confiance dans sa capacité à valoriser l’éventuelle découverte qu’il pourra faire. À défaut, il reproduirait l’une des erreurs figurant dans le « bêtisier du gazier », qu’ont expérimenté ceux qui ont œuvré pendant les décennies du développement de l’industrie gazière. Voilà la raison première des hésitations constatées, en plus du contexte juridique chypriote qu’il conviendrait de clarifier et garantir.
Dans le contexte actuel, la seule solution pour commercialiser les éventuelles découvertes est la liquéfaction du gaz et la vente de GNL, ce qui nécessite des investissements encore plus importants, mais donne accès à des marchés plus diversifiés, au demeurant très concurrentiels. Or, les sociétés pétrogazières internationales ont annoncé récemment un « verdissement » de leur stratégie d’investissement les conduisant à décaler, voire abandonner certains de leurs projets, à commencer par les plus capitalistiques, parmi lesquels des projets en offshore profond. Raison de plus pour ne pas prendre le risque d’exploration sur de nouveaux prospects.
Israël, qui était entouré de pays producteurs de pétrole, a vu soudainement sa politique énergétique bouleversée. Ses centrales électriques au charbon vont être remplacées par des centrales au gaz. Cette nouvelle donne n’a-t-elle pas un lien avec la normalisation des relations de l’État hébreu avec les Émirats arabes unis ?
Il est peu probable que la normalisation des relations entre Israël et les Émirats arabes unis et Bahreïn ait un quelconque motif gazier. Les centrales électriques au charbon importé seront remplacées par des centrales au gaz produit en Israël. En revanche un troc pétrole contre technologie avec ces pays comme Israël l’a fait avec l’Azerbaïdjan est dans le domaine du possible.
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Dans quelle mesure le gaz naturel constitue une énergie recherchée. S’agit-il d’une énergie peu polluante pour l’atmosphère ?
Le gaz naturel, l’énergie la moins carbonée parmi les énergies fossiles et abondamment disponible à un prix compétitif, est incontournable pour réussir la transition énergétique qui prendra encore une génération, voire plus. Très récemment, à quelques exceptions près, les grandes compagnies pétro-gazières se sont engagées à « verdir » leurs investissements sous la poussée de leurs actionnaires et des banques relayant les orientations politiques en faveur de l’environnement et contre le réchauffement climatique.
La transition passera d’abord par le remplacement des centrales à charbon par des centrales à gaz, à l’instar de l’Allemagne, pays très soucieux d’écologie, qui a décidé en parallèle de sortir du nucléaire. A contrario, nécessité oblige, tout en développant les énergies renouvelables et en augmentant l’utilisation du gaz naturel, la Chine et l’Inde continuent de construire des centrales au charbon. Quant aux États-Unis, la nouvelle présidence devrait revenir à une politique favorable à l’environnement. À noter que la politique de Donald Trump de soutien à l’industrie charbonnière n’a pas été suivie d’effet, au contraire ; les facilités accordées parallèlement à la production du pétrole de schiste et du gaz associé ont conduit à de bas prix du gaz sur le marché américain, entraînant la fermeture de nombreuses centrales au charbon… ce qui a amélioré la performance du pays concernant la réduction d’émissions de CO2.
Pour combler l’intermittence du solaire et de l’éolien, l’industrie de l’hydrogène a le vent en poupe grâce aux milliards d’euros investis en Europe et dans le monde pour son développement. Ce gaz, s’il a notamment comme qualité de ne pas rejeter du CO2 à la combustion, a comme principal handicap d’être inexistant à l’état naturel. À ce jour, malgré toutes les explorations faites dans le monde, seul un petit gisement d’hydrogène naturel a été découvert au Mali, utilisé pour alimenter une petite centrale électrique de village. On distingue l’hydrogène vert ou jaune, produit par électrolyse de l’eau avec respectivement de l’électricité renouvelable ou nucléaire, et l’hydrogène bleu ou gris produit par vaporeformage, respectivement avec ou sans stockage du CO2 produit dans l’opération. De plus, des recherches sont proches d’aboutir pour le craquage de la molécule de méthane (CH4), de très loin le premier composant du gaz naturel, à l’aide de plasma, réaction qui libère l’hydrogène, et produit du carbone solide utilisable dans l’industrie ou stockable beaucoup plus facilement que le CO2. La mise au point de ces technologies à des prix sinon compétitifs, du moins acceptables, sont en cours, mettant le gaz naturel en pole position pour la production d’hydrogène. L’industrie du gaz naturel s’adapte au contexte d’aujourd’hui comme il l’a fait durant les décennies passées, en compétition avec les solutions alternatives.
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