Après presque trois ans de conflit naval en mer Noire, quels sont les véritables résultats de la stratégie du faible au fort mise en œuvre avec une incroyable ingéniosité par l’Ukraine contre la marine russe ?
Article paru dans la Revue Conflits n°54, dont le dossier est consacré aux ONG.
D’un côté, l’Ukraine a réussi à détruire ou endommager un tiers de la flotte russe de la mer Noire et a repoussé les zones d’action et les ports d’attache des unités survivantes dans l’est du bassin pontique. Il en résulte que le corridor d’exportation de ses céréales a pu rester ouvert et que toute tentative de manœuvre amphibie ou logistique russe par la mer est fortement compromise. Surtout, l’Ukraine a accompagné ses attaques audacieuses d’une brillante manœuvre médiatique qui donne l’impression que la flotte russe, obsolète, passive et résignée, sera progressivement anéantie par une marine qui ne possède paradoxalement plus aucun navire, et n’a donc plus rien à perdre.
De l’autre côté, la Russie a réussi à limiter l’impact des attaques ukrainiennes. D’une part, celles-ci ont globalement épargné les navires dotés de moyens de frappe contre la terre, permettant à Moscou de continuer à utiliser ses vecteurs navals pour frapper le territoire ukrainien. D’autre part, elles ont majoritairement touché des navires vieillissants : l’âge moyen des dix principaux navires russes détruits ou fortement endommagés par l’Ukraine est de 31 ans, c’est-à-dire proche de la péremption selon les standards occidentaux. Enfin, la Russie conserve la maîtrise des espaces maritimes prioritaires pour ses approvisionnements, comme la mer d’Azov.
En fin de compte, le tonnage de navires russes détruits ou fortement endommagés par les Ukrainiens – 12 000 tonnes environ – égale à peine le tonnage de navires militaires ukrainiens détruit par la Russie depuis 2014. Le match est donc nul, en quelque sorte. Ou du moins son issue est-elle moins inégale que l’on voudrait nous le faire croire, et nous oblige à questionner l’efficacité de la stratégie ukrainienne.
Historiquement, il est difficile de dénicher une stratégie navale du faible au fort couronnée de succès. Les corsaires français ne rivalisèrent jamais avec la Royal Navy, la guerre sous-marine allemande se solda par un échec et même la remarquable guérilla navale des Tigres tamouls ne leur permit pas de remporter la victoire.
Lors de la guerre de Sécession, les confédérés tentèrent bien de combler le fossé qui les séparait de la puissance nordiste en se lançant dans une guerre de course tous azimuts ponctuée de brillants succès, comme l’extraordinaire odyssée du vapeur Alabama. Comme les Ukrainiens, ils s’appuyèrent sur une cascade d’innovations rendues notamment possibles par la généralisation de la propulsion à vapeur : navires cuirassés, forceurs de blocus, premiers sous-marins, mines… Certes, le cuirassé Merrimack neutralisa par surprise l’escadre nordiste, les ports furent protégés par des mines révolutionnaires tandis que les vedettes semi-submersibles David profitèrent de la nuit pour faire exploser, sous la ligne de flottaison des navires adverses, des charges de poudre fixées au bout d’un espar. Cependant, faute d’industrie, les bâtiments du Sud ne furent jamais que des bâtiments de fortune, blindés au mieux avec des rails de chemin de fer laminés, et ces armes innovantes ne suffirent pas à faire infléchir le Nord qui s’appuyait, comme la Russie, sur des ressources humaines, matérielles et industrielles plus importantes.
Finalement, rares furent les grandes campagnes navales gagnées au moyen d’expédients. Les innovations technologiques débridées sont souvent autant le signe d’un formidable élan créatif que le témoignage de difficultés à concevoir des plateformes plus élaborées : ainsi, convertir un Jet-Ski de loisirs en drone de surface est certes une formidable idée, mais reste aussi un pis-aller.
De Mahan à Castex, les stratèges navals sont unanimes : la guerre de course n’a jusqu’à présent fonctionné qu’en appui d’une guerre d’escadre. Si le progrès technologique a considérablement rehaussé l’efficacité de la guérilla navale, il n’est pas encore certain qu’il lui permette de vaincre seule.
L’Ukraine a indubitablement réussi à couler l’ego russe. Mais il est trop tôt pour garantir qu’elle a remporté la bataille navale de la mer Noire.
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