Les Gafa vont-ils dominer le monde ? Quels sont leurs rapports avec les États, sont-ils leurs adversaires ou leurs alliés ? Éléments de réponse avec Laurent Gayard.
Cet entretien est la retranscription d’une partie de l’émission, qui peut être écoutée en intégralité à cette adresse.
Jean-Baptiste Noé : Les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) connaissent un essor grâce à internet, à l’heure où d’anciens géants des débuts d’internet comme OAL ou MSN se font oublier. Apple est la plus ancienne, pouvez-vous faire un retour historique sur ce sujet ?
Laurent Gayard : Il est peu probable que les mastodontes actuels se fassent oublier dans 20 ans comme ceux-là. Apple règne en partie sur le smartphone, et elle est la plus ancienne des GAFA, fondée par deux informaticiens pour développer le premier ordinateur personnel grand public commercialisé. L’histoire d’Apple débute quand on passe du réseau ARPANET au réseau Internet, né sous ce nom le 1erjanvier 1983, c’est un réseau mondial balbutiant. Dans les années 1990, son histoire épouse le développement de technologies encore utilisées aujourd’hui tous les jours : la messagerie électronique. Au début d’Apple, un divorce se fait jour entre ses fondateurs Steve Jobs et Steve Wozniak, le second étant un informaticien pur et dur et le premier qui perçoit tout de suite les enjeux commerciaux énormes liés à l’idée d’un ordinateur destiné aux particuliers. Jobs continue l’aventure seul. Par la suite intervient une seconde trahison, celle de Bill Gates : celui-ci avait été dans un premier temps embauché par Jobs pour développer des logiciels (pas encore « applications ») sur l’Apple 2 en 1984. En travaillant sur ces logiciels, Bill Gates œuvre pour lui-même en développant la première version de Windows, en secret, s’alliant avec IBM dans le dos de Steve Jobs. Ce dernier est écarté du marché par Bill Gates une dizaine d’années, Gates a gagné la première manche de la course au numérique, mais Apple revient sur le devant de la scène avec l’iPhone et l’iMac qui permettent une reconquête du marché du numérique (ordinateur, smartphone, baladeur…). Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’Apple reprend la tête de la course en termes de capitalisation boursière : elle en est à 700 ou 800 milliards aujourd’hui. Microsoft se fait alors doubler. Apple pose les bases de l’utilisation quotidienne des ordinateurs, mais se fait voler la vedette par Microsoft qui pose les bases de l’environnement quotidien que nous connaissons aujourd’hui.
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JBN :On a l’impression que les géants contournent les États voire les affaiblissent, mais dans le même temps ils ont besoin d’eux pour une sécurité physique, administrative et juridique… Ce n’est pas pour rien si les grandes entreprises du numérique sont aux États-Unis, première puissance mondiale…
LG : Et j’ajouterai des financements. Le cœur de cette industrie reste aujourd’hui la Silicon Valley et les grandes universités américaines. Or les projets de recherche qui ont permis le développement d’outils qu’on utilise tous aujourd’hui, celui de Google ou de Facebook monté par un étudiant inconnu, ou à Steve Jobs de concevoir le premier ordinateur domestique, ont bénéficié de financements publics : l’État américain participe à la bonne santé de ce secteur économique stratégique. Depuis quelques dizaines d’années aux États-Unis, il y a des liens forts entre le gouvernement américain et les grands acteurs du numérique. Le gouvernement américain permet également le développement d’ARPANET. Dans le même temps, le poids des GAFA face aux États repose la question de la mondialisation, du développement des flux matériels et immatériels sur lesquels l’État a un contrôle de plus en plus limité. Quelle est la capacité des États à les restreindre ? L’audition de Mark Zuckerberg après l’affaire Cambridge Analytica montre cela de manière intéressante : il produit des excuses et, à la fin de son audition, il s’adresse aux membres du Congrès en garantissant que Facebook va régler ses problèmes… mais il ne dit pas « le législateur va désormais intervenir pour régler les problèmes de Facebook » et personne ne le lui dit non plus. Il ne franchit pas une certaine limite, fondée par la puissance même de Facebook. Tim Wu, universitaire américain père du concept de neutralité du Net, a récemment publié un livre où il appelle l’État américain à recourir aux lois antitrust pour casser le monopole de ces très grandes entreprises… Mais l’État américain a-t-il vraiment intérêt à démanteler ces locomotives industrielles ?
JBN : Le Danemark a innové en nommant un ambassadeur auprès des GAFA dans la Silicon Valley, alors que la diplomatie se fait d’État à État…
LG : Oui, cela en dit long sur l’importance politique prise par les GAFA, qui ont tenu également en 2016 les instances de gouvernance d’internet, l’ICANN (Internet Corporation for Assign Names and Numbers, chargée d’attribuer les noms de domaine), l’IETF (Internet Engeneering Task Force, chargée de résoudre des problèmes techniques). La première a alors réformé son statut et son mode de gouvernance, mais ça n’a pas plu aux autres États, la France notamment disant que les USA reprenaient d’une main ce qu’ils lâchaient de l’autre : désormais, au haut conseil d’administration de l’ICANN, siègent des représentants des GAFA au même titre que des représentants des États, plus tout à fait d’égal à égal d’ailleurs.
JBN : Concernant la neutralité du net, que Donald Trump a dit vouloir supprimer, pouvez-vous rappeler ce que c’est et quels en sont les enjeux ?
LG :Cela se situe au niveau des fournisseurs d’accès, qui doivent s’engager à garantir de fournir la même bande passante et connectivité à tous les utilisateurs d’internet, quel que soit le site consulté. Comme tout utilisateur, que vous consultiez Facebook, SteamIt ou autre, vous devez avoir la même vitesse de connexion. Remettre cela en cause aurait tendance à favoriser la connectivité d’un utilisateur qui se connecterait à Facebook plutôt qu’à celui qui va chez un concurrent moins influent. Tout utilisateur d’internet est égal en droit.
JBN : Pourquoi vouloir la remettre en question ? Sont-ce des enjeux juridiques, économiques… ?
LG :Donald Trump a mis en avant la nécessité qu’il voyait de favoriser les acteurs les plus dynamiques de l’économie numérique, notamment ceux présents sur le sol américain. Concrètement, on favorise aux États-Unis l’accès aux plateformes développées par des acteurs américains.
JBN : C’est donc une forme de protectionnisme non pas juridique, mais technique, numérique ?La force publique protège les entreprises par rapport à des concurrents étrangers ?
LG : Oui. On peut voir les rapports de Trump avec les GAFA. On a parlé de lune de miel entre Obama et les acteurs de la Silicon Valley pendant la campagne de 2008, du « dîner des rois » avec Bill Gates, Mark Zuckerberg et des représentants de Google. Il obtient leur soutien et leur renvoie l’ascenseur pendant ses deux mandats. Trump ne ménage pas ses critiques vis-à-vis des GAFA en 2016, arguant de la nécessité de les contrôler, tout en prenant des décisions qui vont dans le sens du protectionnisme numérique et technologique, il y a là un double discours. Il a d’ailleurs su de manière précoce se servir de la puissance des réseaux sociaux, ayant créé son compte Twitter dès 2009, pour changer les règles de la compétition politique.
JBN : La Chine et la Russie ont développé leurs propres réseaux sociaux et empêchent les sites occidentaux d’opérer chez eux…
LG : Oui. On oublie souvent les BATX, les quatre plus grandes multinationales chinoises du numérique. La Chine c’est 750 millions d’internautes, et leurs réseaux sociaux rassemblent des centaines de millions d’utilisateurs comme les GAFA. Les Chinois vont plus loin que les Américains dans le soutien au secteur numérique : l’État reste autoritaire et le pare-feu numérique chinois a pour fonction d’empêcher l’accès des internautes chinois à YouTube, etc. Depuis, ça s’est complexifié : ce tout répressif a amené des internautes chinois à aller chercher des solutions de contournement, des VPN ou le réseau Tor… Ils ont alors lâché un peu le tout répressif au profit d’une politique consistant à compliquer la vie des internautes chinois : vous connecter à Facebook en Chine peut marcher, mais rarement, c’est aléatoire, de sorte qu’on les délaisse au profit d’outils nationaux avec une meilleure connexion.
JBN : Au sujet de la guerre économique ou du droit : l’utilisation d’une adresse Gmail permet au Département de la Justice américain, via l’extraterritorialité du droit, de lire ces messages et de faire des procès en conséquence, de même que pour l’usage du dollar. Le numérique est alors au service des États, et à l’inverse des outils permettent de les contourner comme les cryptomonnaies ou des messageries autres…
LG :Le développement de géants du numérique est conçu comme une menace pour les États, mais c’est aussi une arme géopolitique avec la question de la souveraineté du numérique. Les États-Unis et la Chine disposent de géants du numérique, Google est utilisé par 95% des internautes ce qui permet aux États-Unis de compléter son extraterritorialité juridique… La Chine a des acteurs nationaux qui servent d’alternatives, la Russie a développé des infrastructures physiques et tenté de développer son propre réseau concurrent d’internet pendant la guerre froide… Mais l’Europe utilise surtout des outils numériques américains, ce qui permet à des instances gouvernementales américaines d’intervenir dans la vie privée d’Européens.
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JBN :Protonmail est un exemple intéressant d’entreprise qui pose une réflexion géopolitique. Développé par le CERN en Suisse, ses serveurs sont basés dans des abris atomiques suisses…
LG :Absolument, ce sont des chercheurs du CERN, ceux-là mêmes qui avaient inventé le web dans les années 1990, qui l’ont développé. Protonmail propose une messagerie sécurisée, garantissant contre le piratage, et chiffrée, mais ce dernier aspect ne fonctionne qu’entre deux utilisateurs de Protonmail. Ces outils restent toutefois minoritaires, Protonmail compte maximum 20 millions d’utilisateurs, Qwant moins de 2% des parts de marché des navigateurs internet. Qwant a récemment dépassé les 10 milliards de requêtes, quand Google compte 3 milliards de requêtes… par jour. C’est David contre Goliath.
JBN : BlackBerry, de même, était quasiment monopolistique sur le réseau des smartphones et il s’est fait détrôner par Apple, Amazon a détrôné des sites de commerce en ligne… Ce qui est petit aujourd’hui balaiera peut-être les autres demain…
LG : Oui, on a vu des renversements de monopole depuis que l’informatique existe. Peut-être ces géants du net seront-ils renversés par de nouveaux acteurs un jour.