<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> GAFA et coronavirus

12 juillet 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Bureau de Microsoft en Allemagne © Wikimedia

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GAFA et coronavirus

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« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre », écrivait Blaise Pascal[1]. Le malheur des hommes fait le bonheur des Gafam[2], ou encore de Netflix qui, comme ses grands frères, tire avantage de cette situation inédite, laquelle a forcé 3,4 milliards de personnes[3] à se calfeutrer chez elles. Le confinement, c’est par excellence le monde rêvé des tech companies. Un meilleur des mondes où la distanciation sociale et l’assignation à résidence font des réseaux sociaux la seule et unique agora, où les réunions de famille et les apéros se font en visioconférence et où Netflix et Amazon deviennent des services de première nécessité. Le 30 avril 2020, Apple a annoncé un revenu trimestriel de 58,3 milliards de dollars, soit 1 % d’augmentation par rapport à 2019, les actions Apple affichant un gain de 4 % et 62 % des revenus étant toujours assurés par les ventes à l’international.

« Dans cet environnement difficile, nos utilisateurs ont besoin de manière renouvelée des produits Apple pour rester connectés, informés, créatifs et productifs », a commenté le CEO d’Apple. Alphabet, maison mère de Google, annonçait dans le même temps 41,2 milliards de revenus trimestriels, 13 % de mieux que l’an passé. « Les gens ont besoin plus que jamais des services de Google », constatait avec satisfaction le PDG d’Alphabet Sundar Pichai, en dépit d’une baisse significative de la croissance du revenu (17 % de hausse en 2019). « Notre travail a toujours été de vous aider à rester connecté avec les gens auxquels vous tenez », pontifiait sans trop d’originalité Mark Zuckerberg en annonçant un revenu de 17,7 milliards (constitué à 99 % par les revenus publicitaires) bondissant de 18 % par rapport à 2019. « De la vente aux services en ligne en passant par Prime Video et Fire TV, la crise actuelle démontre plus que jamais l’adaptabilité et la durabilité du modèle commercial d’Amazon, mais c’est aussi la période la plus difficile que nous ayons jamais connue », admettait Jeff Bezos, seul à avoir le triomphe un peu plus modeste en annonçant 75,5 milliards de recettes pour les ventes en ligne, soit un gain de 27 % par rapport à 2019.

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Quant à Netflix, le cours de ses actions a grimpé de 22 % par rapport à 2019, avec un revenu trimestriel de 1,57 milliard. En comparaison de ce qu’ont enduré d’autres secteurs, comme celui de l’aviation, le Covid ressemble pour les grandes tech companies à un paradis. Airbus annonçait que ses revenus passaient de 12,5 à 10,6 milliards et Boeing publiait une chute de 22,9 à 16,9 milliards, soit 22 % de baisse. Mais Airbus et Boeing construisent des avions. Apple fabrique des ordinateurs, Netflix des séries, Amazon livre des colis et Facebook produit des like. La différence est cruciale et c’est l’une des figures les plus respectées et écoutées de la Silicon Valley qui l’affirme : « La Big Tech ne construit rien. Il y a peu de chance qu’elle nous apporte des vaccins ou des tests. Nous ne savons même pas fabriquer un coton-tige[4]. »

Marc Lowell Andreessen est le créateur de Mosaic, le premier navigateur de l’histoire d’internet et le cofondateur de Netscape. Il est considéré comme un pionnier d’internet et, en tant que cofondateur de la société Andreessen Horowitz, il est aussi l’un des principaux investisseurs de la Silicon Valley. Autant dire que son avis est pris au sérieux dans les cercles du messianisme technologique. Et ce jugement n’est pas tendre : « Beaucoup d’entre nous aimeraient faire porter le chapeau à un parti politique ou l’autre, à un gouvernement ou l’autre. Mais la dure réalité est que l’échec est général », assène Andreessen, et cet échec, ajoute-t-il, est celui « d’une faillite de l’imagination », d’une « inaptitude générale à construire ».

Pour le créateur de Mosaic, la Silicon Valley n’est plus capable que de décliner à l’infini les variantes et applications reposant sur les deux innovations phares du début du xxie siècle : les réseaux sociaux et le smartphone. Zoom – l’application à succès de la quarantaine que 300 millions de personnes utilisent désormais – a peut-être vu ses revenus grimper de 103 % entre le premier trimestre 2019 et 2020, mais il n’est pas certain que le « monde d’après » n’ait besoin que de visioconférences, d’applications de rencontre ou de gadgets en tous genres permettant à un smartphone de faire répéter tout ce que vous dites de façon mignonne par un chaton virtuel[5].

Le monopole empêche l’innovation

« Où sont les avions supersoniques ? Où sont les millions de drones de livraisons ? Où sont les trains à grande vitesse ? Les monorails qui fendent l’air ? Les hyperloops, et, oui, les voitures volantes ? » s’interroge avec amertume Andreessen. La high tech aurait-elle perdu le sens de l’innovation et la capacité de construire ? La faute, selon Andreessen, aux « oligopoles ossifiées » et aux investissements réalisés pour plaire aux investisseurs et non pour garantir l’innovation. Et Marc Andreessen n’est visiblement pas le seul à penser cela. Dans The Great Democracy, publié en décembre 2019, Ganesh Sitaraman, professeur de droit à la Vanderbilt University et ancien conseiller de la sénatrice démocrate Elizabeth Warren, appelle à démanteler les Gafa, afin non seulement de préserver la démocratie américaine, mais surtout de garantir à nouveau les conditions d’un marché libre et favorable à l’émulation et à la compétition technologique.

Tim Wu, autre professeur de droit, bien connu pour avoir popularisé l’expression et le concept de « neutralité du net[6] », rappelait déjà dans The Curse of Bigness, publié en novembre 2018, que dans les années 1980, les États-Unis avaient réussi à devenir une terre d’innovation informatique parce que le gouvernement américain avait brisé le monopole d’IBM grâce aux lois antitrust. Le maintien des positions monopolistiques des Gafa ne permet pas aujourd’hui de garantir la poursuite de progrès technologiques pour faire face à la montée en puissance chinoise dans les domaines les plus stratégiques, c’est-à-dire l’intelligence artificielle, et c’est Eric Schmidt, ancien PDG de Google qui l’admettait déjà dans Foreign Affairs en 2018 : « D’ici 2020, ils nous auront rattrapés. En 2025, ils seront meilleurs que nous. Et d’ici 2030, ils domineront le secteur de l’intelligence artificielle. »

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Alors même si la Maison-Blanche, ou même l’Élysée, ont appelé, au début de la crise du coronavirus les Gafa à la rescousse pour lutter contre les fausses informations, ou que le gouvernement britannique a choisi de faire confiance à Apple et Google pour développer son application de tracking viral, le piédestal virtuel de la Silicon Valley vacille peut-être dangereusement. À moins, proclamait déjà John van Renens, du MIT[7], en novembre 2019, que le gouvernement américain consente à relancer une véritable politique d’investissement non seulement dans le R&D mais surtout dans l’éducation afin de favoriser l’éclosion et la découverte de nouveaux talents, d’éviter de perdre les « futurs Einstein et Marie Curie » et d’éviter que la Silicon Valley ne finisse pas devenir une forteresse utopique et privilégiée, asséchée et stérile à force de fonctionner en circuit fermé.


[1]    Blaise Pascal, Pensées.

[2]    Google-Amazon-Facebook-Apple-Microsoft.

[3]    3,381 milliards de personnes. Chiffre calculé par l’AFP au 29 mars 2020, soit 43 % de la population terrestre évaluée par l’ONU à 7,79 milliards de personnes en 2020. 2,45 milliards ont fait l’objet de mesures de confinement obligatoires.

[4]    Marc Andreessen, « It’s time to build », Andreessen Horowitz. Software is eating the world. 10 mai 2020.

[5]    La première version de « Talking Tom », disponible sur Android et iOS, a été téléchargée 350 millions de fois, la deuxième 600 millions. Talking Tom a été rejoint par la chatte Talking Angela, le chaton Talking Ginger et, pour les amateurs de chiens, Talking Ben.

[6]    Principe garantissant l’égalité de traitement de tous les flux de données sur le réseau mondial.

[7]    John van Renens, « Can innovation Policy Restore Inclusive Prosperity in America ? », MIT Press. 21/11/2019.

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À propos de l’auteur
Laurent Gayard

Laurent Gayard

Docteur en études politiques du centre Raymond Aron de l’EHESS. Professeur à l’Institut Catholique de Paris.

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