<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Conflit frontalier sino-indien : la faute à la colonisation britannique ?

23 juillet 2021

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Conflit frontalier sino-indien : la faute à la colonisation britannique ?

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Inde et Chine ne cessent de s’attaquer le long de leur frontière commune. Des escarmouches qui comptent déjà plusieurs dizaines de morts. Le dernier livre de Kyle Gardner, The Frontier Complex : Geopolitics and the Making of the India-China Border, 1846-1962  tente de comprendre les causes de ce conflit et ce qu’il pourrait advenir de cette région.

Kyle J. Gardner, The Frontier Complex : Geopolitics and the Making of the India-China Border, 1846-1962(Cambridge University Press, 2021)

Un article paru sur le site War on the Rocks le 13 juillet 2021. Traduction de Conflits.

Au début du XIXesiècle, le premier Anglais à poser le pied sur le sol de Leh, capitale de la région du Ladakh dans le nord-ouest de l’Inde, a rapidement saisi l’importance stratégique de la région. Non seulement elle constituait une voie majeure pour le commerce avec l’Asie centrale, mais sa position à la frontière de l’Inde en faisait potentiellement un « solide rempart contre un ennemi venu du nord ».William Moorcroft, un vétérinaire travaillant pour la Compagnie des Indes orientales, signa un accord avec le souverain du Ladakh, par lequel ce dernier s’engageait à prêter allégeance à la Grande-Bretagne en échange de sa protection. Toutefois, les supérieurs britanniques de Moorcroft rejetèrent l’accord. Ils ne souhaitaient pas s’aliéner le puissant empire sikh de l’époque, à la tête du Cachemire voisin et revendiquant des droits sur le Ladakh. Ainsi débuta un long siècle d’ambivalence britannique concernant le Ladakh. Pendant cette période, la Grande-Bretagne impériale exerça un immense pouvoir, tout en souffrant de ce que Moorcroft qualifiait de « délicatesse malvenue »et de « vaine timidité »au sujet des mesures décisives à prendre pour régler le statut du Ladakh.

Frictions le long de la frontière

Comprendre les frictions qui se font jour à l’heure actuelle le long de la frontière sino-indienne implique d’en connaître la toile de fond essentielle : l’imbroglio britannique au Ladakh, de la visite de Moorcroft en 1820 au départ des Britanniques de l’Inde en 1947. Les fonctionnaires britanniques ont été les premiers à tenter de définir des frontières linéaires pour la région, et ce à un moment où la Chine impériale battait en retraite. Ils ne sont pas parvenus à leurs fins, laissant au contraire derrière eux un héritage confus dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui, le différend sur la frontière sino-indienne n’étant pas résolu. L’année dernière a vu se dérouler, en périphérie du Ladakh, les affrontements les plus meurtriers en plus de cinq décennies. Les tensions restent vives le long de la ligne de contrôle réel, ou Line of Actual Control (LAC), la frontière contestée dont a accouché la guerre frontalière de 1962, défaite humiliante de l’Inde face à la Chine. Le Ladakh étant situé entre la frontière sino-indienne et la « Line of Control » qui divise le Cachemire contesté, l’Inde redoute une guerre qu’elle aurait à mener sur deux fronts, contre la Chine et son allié le Pakistan.

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À mesure que les États-Unis se rapprochent de l’Inde et cherchent à prendre la Chine en étau, ils courent le risque d’être entraînés dans le conflit frontalier sino-indien. Ils devront alors se heurter à l’histoire coloniale britannique, ce sans quoi il est impossible de naviguer entre les revendications frontalières concurrentes des deux pays. Cette connaissance est une condition nécessaire, mais pas pour autant suffisante, à la compréhension de la frontière contestée. Il importe de constater que ce savoir ne prend pas en compte les choix faits par la Chine comme par l’Inde au lendemain de la domination britannique sur l’Asie du Sud. Cela peut même s’avérer trompeur : elle amplifie l’historiographie traditionnelle de la contestation au lien de la remettre en question. Les historiens du sujet ont longtemps cherché des explications du côté de l’impérialisme britannique, en partie à cause du pouvoir hégémonique du Raj, mais aussi étant donné la meilleure accessibilité des sources écrites en anglais.

Au vu des enjeux, il y a de bonnes raisons de réexaminer rigoureusement l’histoire et l’historiographie du conflit. Cette réévaluation ne sera pas forcément radicale, bien qu’elle doive sans doute se concentrer sur les motivations et intentions de la Chine, puissance aujourd’hui dominante dans la région, que sur le rôle historique du Raj britannique. Mais elle devrait constituer une occasion de remettre en question toutes les suppositions. Il y a vingt ans, les États-Unis sont entrés en Afghanistan sans comprendre pleinement ce à quoi ils s’attaquaient, les fondements de leur intervention étant faibles et ne s’étant jamais véritablement améliorés. À l’heure où ils écrivent un nouveau chapitre de leur politique étrangère, fondée sur la concurrence avec la Chine, ils ne doivent pas refaire la même erreur, d’autant plus que la rivalité de l’Inde avec la Chine y jouera sans doute un rôle.

« Le complexe frontalier »

Le dernier ouvrage d’histoire paru sur l’héritage impérial britannique est le nouveau livre de Kyle J. Gardner, The Frontier Complex : Geopolitics and the Making of the India-China Border, 1846-1962. À l’aide d’un large éventail de sources archivistiques, et en se concentrant sur le Ladakh, K.J. Gardner documente les méthodes qui ont été celles des dirigeants impériaux britanniques pour définir les frontières linéaires dans les montagnes et les déserts hauts et froids séparant Asie du Sud et Asie centrale. Même s’ils ont fini par se heurter à l’immensité et à la complexité géologique de la région, les fonctionnaires britanniques ont cependant transformé la manière de comprendre l’espace politique, selon Gardner. Dans un recueil des catégorisations dont se sont servis les dirigeants impériaux britanniques, allant de la géographie et de la cartographie aux récits de voyages et aux répertoires géographiques, il soutient qu’ils y ont créé un « complexe frontalier » selon un remodelage « westphalien » des frontières dans une région où elles ne sont pas adaptées. Le Ladakh, par sa situation entre le Xinjiang, le Tibet et le Cachemire, était par le passé un carrefour commercial le long des affluents de la route de la soie. En faisant la démarche de délimité le Ladakh comme un territoire clos aux frontières linéaires, les fonctionnaires britanniques ont commencé à faire de ce carrefour une frontière. Selon l’auteur, c’est cet héritage de l’empire britannique qui façonne aujourd’hui encore les attitudes indiennes et chinoises à l’égard de la frontière.

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Ce livre minutieusement documenté mérite d’être lu avec attention. L’accent mis par Gardner sur le Ladakh, partie la plus grande, mais la moins peuplée de l’ancien État princier du Jammu-et-Cachemire, est particulièrement bienvenu. Il vient compléter les histoires déjà établies du conflit frontalier, notamment les livres d’Alastair Lamb et de Neville Maxwell, qui se sont également intéressés à la création de frontières par les Britanniques au XIXe siècle. Il s’agit à coup sûr d’un ouvrage d’histoire universitaire, et ceux qui cherchent des réponses politiques immédiates sur le tracé de la frontière contestée risquent d’être déçus. Ce livre confirme les conclusions de recherches antérieures, selon lesquelles rien dans les archives historiques ne permet d’étayer les revendications chinoises ou indiennes sur l’Aksai Chin, ce désert froid et désertique, à peine habité, situé à la périphérie du Ladakh, qui alimente les tensions frontalières depuis les années 1950. La valeur de ce livre réside toutefois dans le fait qu’il met en lumière certaines des hypothèses les moins évidentes de la vision britannique de la région, hypothèses dont l’influence a encore une certaine importance aujourd’hui.

C’est cependant précisément la documentation minutieuse de cet ouvrage qui en rend la critique plus facile. Son exactitude historique n’est nullement contestable, mais il fournit de solides bases à un réexamen historiographique du conflit frontalier. Par moments, le besoin du livre de maintenir un fil narratif sur l’influence de la géopolitique impériale britannique suggère une cohérence historique surestimée par rapport à la réalité. Comme indiqué plus haut, il ne tient pas compte des choix qu’a faits l’Inde indépendante. Il occulte aussi le rôle de la Chine qui, en affirmant son contrôle sur sa périphérie, en partie sur la base des revendications impériales chinoises, a préparé le terrain pour le conflit frontalier.

Le principe de la ligne de partage des eaux

 Une partie des éléments historiques dont il est question dans le livre de Gardner est bien établie. Après la création en 1846 de l’État princier du Jammu-et-Cachemire, sous suzeraineté britannique, les fonctionnaires de la puissance coloniale ont tenté de définir des frontières claires pour le Ladakh, pour la première fois. Auparavant, les traités précoloniaux prévoyaient des postes de douane visant à prélever des droits sur le commerce, mais non sans accepter une notion de souveraineté plus multiple, à plusieurs niveaux, mettant l’accent sur les liens commerciaux et d’autres natures, sans frontières linéaires. Au départ, les fonctionnaires impériaux pensaient être en mesure d’adopter ce qui semblait alors être un système logique pour délimiter les frontières. Elles suivraient la ligne de partage des eaux, les hautes chaînes de montagnes qui séparent les eaux s’écoulant dans différents systèmes fluviaux. Mais ce principe de ligne de partage des eaux était trop simpliste au vu de l’immensité de l’enchevêtrement de montagnes et de déserts entre l’Asie du Sud et l’Asie centrale, enchevêtrement dont on savait peu de choses. On supposait que les chaînes de montagnes étaient parfaitement alignées, tout en ignorant les éperons perpendiculaires de la chaîne centrale, celle de l’Himalaya. Mais surtout, le tracé d’une frontière linéaire pour l’Aksai Chin se heurte à l’absence d’une chaîne de montagnes assez nette. Plusieurs options furent envisagées par la métropole, dont la ligne Ardagh-Johnson, qui remontait à 1865 et rattachait l’Aksai Chin au Ladakh, et la ligne Macartney-MacDonald, plus modestes, de 1899. Jamais ces lignes n’ont fait l’objet d’un accord international et, à la fin de leur domination sur cet endroit, les Britanniques n’avaient pas de carte y indiquant une frontière, se contentant d’une bande jaune qui s’effaçait vers le nord et l’est. Avec l’effondrement de l’hégémonie britannique, l’Inde comme la Chine ont revendiqué l’Aksai Chin, qui était alors un no man’s land, et en sont arrivées à se faire la guerre en 1962. Victorieuse, la Chine a pu occuper l’Aksai Chin et créer la première frontière effective dans la région, la Line of Actual Control.

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Cette histoire avérée sert de fondement à la réflexion de Gardner sur la création de frontières britanniques, qui apparaît comme un ensemble cohérent dans lequel une forme hybride de géographie et de politique impériale, la géopolitique, a remodelé la manière d’imaginer le Ladakh et la région environnante. Ce remodelage comprenait aussi bien les tentatives britanniques d’introduire des « frontières scientifiques » en utilisant l’arpentage et la cartographie, que des statistiques ou la classification des personnes dans des catégories définies d’ethnographie et de linguistique. Il ne prenait pas en compte les mouvements transfrontaliers traditionnels des personnes, parmi lesquelles les commerçants caravaniers, les nomades et les pèlerins, tout en donnant la priorité à la sécurité impériale. « Si l’Empire britannique a finalement échoué à définir ses frontières territoriales dans le nord-ouest de l’Himalaya, il a légué aux États-nations qui lui ont succédé une conception de l’espace politique qui faisait des frontières des objets dont la signification est existentielle », écrit Gardner.

Je diffère toutefois de Gardner sur un point, et c’est en partie en raison de l’accent qu’il met sur ce sujet : dans quelle mesure l’influence britannique sur les frontières a-t-elle marqué une rupture nette avec le passé ? Comme dans le reste de leur empire, les décideurs britanniques ont tâché de tenir compte des traditions indigènes tout en introduisant leurs propres pratiques. À titre d’exemple, la circulation des personnes entre les régions s’est poursuivie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et les lignes frontalières provisoires n’ont jamais été délimitées ou militarisée, restant à l’état de lignes sur des cartes. Les responsables impériaux ont aussi décidé de ne pas mettre un terme à la « mission Lopchak », une caravane qui apportait des cadeaux au Dalaï-Lama dans le cadre d’un hommage bisannuel du Ladakh au Tibet, convenu depuis le XVIIe siècle. Même si les responsables britanniques craignaient que cette mission, qui reflétait le système impérial Qing des tributs des États inférieurs, ne compromette la suprématie britannique, ils l’ont laissée se poursuivre jusqu’en 1950.

Les histoires de l’impérialisme britannique peuvent également prêter aux politiques et approchent de cette métropole une cohérence qu’elles n’avaient pas. En dépit de l’incontestable puissance du pays, le tracé des frontières britanniques au Ladakh était marqué par la confusion et l’incertitude, tant concernant la nature du terrain qu’au sujet des intentions de la Russie tsariste, pays expansionniste, au nord. Les changements de dirigeants et de personnalités ont également eu leur importance, entraînant régulièrement des révisions de la politique. A lire les mémoires écrits à l’époque, il apparaît que les fonctionnaires britanniques étaient parfois si zélés qu’ils tombaient dans le ridicule, et d’autres fois pleinement conscients de leurs limites. Toutefois, cela a eu pour conséquence de laisser les frontières souples jusqu’à la fin de la domination britannique en Inde. Contrairement à ses successeurs, l’État britannique impérial avait l’avantage de pouvoir se permettre une ambiguïté sur les frontières. Il avait en effet la puissance diplomatique, économique et militaire suffisante pour imposer son autorité sans frontières fixes. Revers de la médaille, la vie et la circulation des personnes entre les régions restaient les mêmes que par le passé. Lorsque j’ai commencé à visiter le Ladakh il y a vingt ans à peine, on trouvait encore des vieillards parler avec nostalgie du temps où il n’y avait pas de frontières.

Une rupture bien plus importante

Ce n’est sans doute pas avec l’Empire britannique qu’est survenue la rupture la plus importante entre le Ladakh et ses voisins : il s’agit du triomphe des communistes dans la guerre civile chinoise en 1949. Cet événement a conduit à une réaffirmation du pouvoir central et à la prise de contrôle du Tibet par les Chinois, culminant avec un soulèvement contre la domination chinoise en 1959 et la fuite du Dalaï-Lama en Inde. Les années 1950 ont également vu le début de la construction d’une route à travers l’Aksai Chin, pour faciliter le déplacement des troupes du Xinjiang vers le Tibet, ce qui a déclenché l’alarme en Inde, cette dernière tentant en vain d’affirmer ses propres revendications sur la région avant la guerre de 1962.

On a traditionnellement porté un jugement historique selon lequel l’Inde était fautive, responsable d’avoir précipité cette guerre en revendiquant l’Aksai Chin sur la base de la ligne impériale britannique Ardahg-Johnson, une ligne bien floue. Cette vision de l’histoire n’a été remise en question que récemment. Par exemple, le journaliste suédois Bertil Lintner a publié il y a trois ans un livre dans lequel il désignait la Chine comme responsable de la guerre, affirmant que Mao voulait une diversion intérieure après le désastre de la famine provoquée par le « Grand Bond en avant » et cherchait un prétexte pour réduire l’Inde à sa plus simple expression. Le propos n’est pas ici de se prononcer sur cette histoire contestée et, pour être honnête, le sujet du livre de Gardner n’est pas la guerre de 1962 en elle-même. Mais cela constituerait sans doute un point de départ d’importance pour repenser l’historiographie du conflit frontalier sino-indien. La guerre de 1962 a été l’un des plus importants tournants historiques du XXe siècle. Avant la guerre, l’Inde aspirait à hériter de la Grande-Bretagne le rôle de première puissance de la région, mais, après sa défaite, elle a été reléguée au second rang par la Chine. Il faut également noter que, quelle que soit l’explication de la guerre, ce n’est pas pendant la période impériale britannique, mais après sa fin en 1947, que la fermeture des frontières du Ladakh a eu lieu. Dans sa détermination à affirmer son contrôle sur le Xinjiang et le Tibet, la Chine a fermé les deux régions non seulement au Ladakh voisin, mais aussi à une grande partie du monde extérieur.

L’Inde indépendante a également fait des choix qui ne découlent pas directement de l’héritage impérial britannique. Nouvellement indépendante et nouvellement divisée, il était raisonnable pour l’Inde de se montrer beaucoup moins sûre de ses frontières que ne l’avait été le Raj britannique. Pourtant, elle a également choisi d’associer ses revendications frontalières à l’honneur national – en décrivant la revendication de l’Inde sur l’Aksai Chin, le Premier ministre de l’époque, Jawaharlal Nehru, a insisté sur le fait que la fierté nationale et le respect de soi du pays étaient en jeu. Cet amalgame entre fierté nationale et frontière persiste encore aujourd’hui dans un état d’esprit selon lequel « pas un pouce de terre » ne doit être cédé à l’autre partie, compliquant la recherche de compromis pragmatiques visant à obtenir des frontières militairement défendables.

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De même, l’Inde a abandonné la stratégie héritée de l’Empire britannique qui consistait à laisser délibérément les chemins de terre menant à la frontière dans un état imparfait, de manière à ne pas faciliter le passage à la moindre armée d’invasion. Vers 2006, l’Inde a commencé à construire des routes militaires et d’autres infrastructures jusqu’à la ligne de contrôle réel. Comme je l’ai moi-même écrit dans mon livre, on ne saurait dire si cette construction d’infrastructures qui, dit-on, a alarmé la Chine a réellement rendu les frontières indiennes plus sûres ou si elle a plutôt donné à une armée indienne débordée davantage de choses à défendre. Puis, en 2019, le gouvernement indien a fait ce que Moorcroft avait suggéré deux siècles plus tôt : il a pris le contrôle direct du Ladakh, le séparant du Cachemire voisin après avoir effectivement annulé l’autonomie de l’État de Jammu-et-Cachemire. Gardner écrit que la Grande-Bretagne impériale a régulièrement envisagé de prendre le Ladakh sous contrôle direct en raison de son statut anormal, étant donné ses liens traditionnels avec le Tibet et le Cachemire. En fin de compte, elle a laissé le Ladakh tranquille. La décision indienne a suscité de vives critiques de la part de Pékin et a probablement joué un rôle dans l’approche qu’a adoptée la Chine l’année dernière à l’égard de la frontière contestée.

Ambiguïté accidentelle

À moins de faire de l’histoire contrefactuelle, il est difficile de déterminer avec certitude à quel point le rôle joué par les Britanniques a compté dans l’élaboration du statu quo actuel. Explorer le sujet en vaut sans conteste la peine : on pourra de nouveau vérifier les hypothèses qui contribuent à la volatilité de la frontière et de tirer des leçons pour tout règlement frontalier futur. Sans doute l’histoire suggère-t-elle que les fonctionnaires britanniques qui pensaient parvenir à la paix par la recherche de frontières fixes et linéaires avaient tort. Le risque de conflit dans la région s’est trouvé augmenté plutôt que diminué par le traçage de lignes sur des cartes. Au contraire, l’ambigüité accidentelle qui fut celle de la Grande-Bretagne impériale, qui a permis la circulation transfrontalière des personnes tout en évitant de bâtir un solide réseau routier frontalier et des frontières militarisées, pourrait constituer un modèle plus utile à imiter.

Dans le même temps, à trop porter notre attention sur le rôle de l’Empire britannique, on risque d’arriver à une vision trop déterministe de l’histoire qui risquerait de faire de l’Inde et de la Chine modernes des victimes de machinations impériales plutôt que des acteurs à part entière. L’historiographie s’en est également trouvée faussée : la prise en compte du côté indien de la frontière a éclipsé les actions et décisions chinoises. Il est, à coup sûr, parfaitement sensé de se concentrer sur l’acteur le plus puissant de la région, à savoir, avant 1947, la Grande-Bretagne impériale. Mais tel n’est plus le cas. Maintenant que la Chine est la puissance prééminente en Asie, il est temps de repenser les historiographies ancrées dans la Grande-Bretagne impériale et d’examiner plutôt comment Pékin remodèle aujourd’hui la carte politique de la région, avec sa propre géopolitique.

Un tel examen ne produira pas de solutions politiques du jour au lendemain, et ne devrait pas y viser de toute manière. Il peut au contraire s’agir de passer au crible les leçons de l’histoire et d’y distinguer les bonnes des mauvaises. L’héritage britannique, qui a tenté sans succès de tracer des frontières linéaires, est certainement en partie responsable du conflit frontalier. Mais les fonctionnaires britanniques ont également réussi certaines choses, accidentellement ou délibérément. Ils ont permis aux commerçants, aux nomades et à d’autres personnes de circuler librement entre le Ladakh et ses voisins. Une telle liberté de mouvement peut sembler utopique dans les circonstances actuelles, mais pourrait servir d’idéal auquel il faudrait aspirer à très long terme. Leur volonté de compter sur le terrain difficile pour faire le travail de défense, par exemple en laissant intentionnellement les routes frontalières dans leur état imparfait, mérite d’être prise en considération pour déterminer le façonnement de frontières défendables aujourd’hui. Enfin, lorsqu’on examine l’héritage impérial britannique, il faut se garder de sous-estimer le point de vue du côté chinois de la frontière ou d’ignorer le rôle de Pékin qui a préparé le terrain pour le conflit frontalier avec son occupation du Tibet et la construction d’une route militaire à travers l’Aksai Chin dans les années 1950.

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Myra MacDonald est spécialiste de l’Asie du Sud, ancienne journaliste et auteur de trois ouvrages sur l’Inde et le Pakistan. Son dernier ouvrage, White as the Shroud : India, Pakistan and War on the Frontiers of Kashmir, porte sur les frontières contestées entre l’Inde et le Pakistan et entre l’Inde et la Chine à la périphérie du Ladakh. Elle vit en Écosse et peut être suivie sur Twitter à @myraemacdonald.

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À propos de l’auteur
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