<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Hayek : comment fonder une société de droit

6 octobre 2019

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Allégorie de la justice. (©) Pixabay

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Hayek : comment fonder une société de droit

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Friedrich Hayek (1899-1992) est connu pour l’obtention du prix de la Banque de Suède en sciences économiques (1974) et rapidement classé comme « ultralibéral » par ses adversaires. Le réduire à cela, c’est passer à côté d’un auteur majeur de la science politique, qui est d’abord un juriste et un penseur du droit et de la justice du droit. L’œuvre de Hayek apporte des réflexions utiles à la résolution de la guerre du droit.

Il réfléchit à l’articulation entre l’ordre spontané de société et l’ordre organisé de l’État. À ce titre, il distingue le droit de la législation. Le droit, au sens de règle de conduite, a existé dès les débuts des sociétés humaines. Ensuite, il y a eu la législation. Le droit est donc antérieur à la législation, et aucune société ne pourrait exister sans droit, c’est-à-dire sans règle commune partagée. En revanche, des sociétés peuvent exister sans législation : c’est le cas notamment des associations spontanées comme des liens interpersonnels, qu’ils soient familiaux ou amicaux.

Si le droit est antérieur à la législation, alors celle-ci ne peut pas partir de rien. Elle doit tenir compte du cadre de droit existant auparavant. Elle ne peut donc pas bâtir une société ex nihilo.

Le droit chez Hayek renvoie à la loi naturelle et la législation à la loi positive. Hayek récuse ainsi les théories du contrat social et du positivisme juridique. Le droit est intangible : il doit exister indépendamment des volontés humaines et il ne saurait varier en fonction des humeurs et des opinions des uns et des autres. Le droit est aussi cumulatif : le code de Justinien, par exemple, recense toutes les lois existantes et les écrits dans le marbre. Il ne vise pas à faire de nouvelles lois ni à réformer les lois existantes, mais seulement à faire une recension de la législation en vigueur. Or, on constate que dans l’Histoire, arrive un moment où le législateur veut créer du droit. Il ne se limite plus au cumulatif, mais il veut faire son propre droit. D’où vient cette rupture ?

L’inflation normative pour justifier son existence

Elle provient du fait que le législateur ne trouve plus la justification de son existence dans la conservation du droit existant, mais dans la production de nouvelles normes. L’inflation législative devient le signe, à ses yeux, d’une puissance politique décuplée. À cela s’ajoute le fait que le législateur comprend que cette inflation normative est non seulement l’illustration de son pouvoir, mais aussi un moyen de l’étendre et de le consolider. L’État change de nature : il n’est plus le garant de la loi naturelle, mais le producteur de la loi positive (la législation). L’administration devient ainsi de plus en plus présente dans la vie politique, jusqu’à prendre parfois le contrôle juridique des populations. Hayek fut évidemment marqué par l’Histoire. Il vécut l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, l’exil à Londres pour échapper aux nazis s’installant à Vienne, puis la mainmise communiste sur l’Europe de l’Est. L’essence des régimes totalitaires est de fonder leur violence sur l’inflation normative et de dissoudre les libertés fondamentales par cette inflation. Nombreux furent les martyrs du communisme assassinés ou tués par le droit, c’est-à-dire en respectant l’apparence de la légalité, grâce à l’établissement des procès truqués. Ces personnes étaient justement coupables, puisqu’elles avaient subi un procès et qu’elles étaient condamnées après avoir été reconnues contrefaisantes aux lois. C’était bien évidemment un détournement éhonté du droit, une distorsion de celui-ci pour permettre non l’épanouissement des hommes, mais leur servitude. Une barbarie à visage juridique en quelque sorte.

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Ce qui pose deux questions : qui doit détenir le pouvoir politique ? Et quelles doivent être les limites du pouvoir politique ? Pour Hayek, c’est le peuple qui détient le pouvoir politique et qui le délègue aux personnes pour qui il vote. Le pouvoir politique a pour légitimité de faire respecter un droit et un sens de la justice qui lui préexistent, qui sont le fruit d’une longue évolution historique et qui permettent la coopération humaine efficiente et sans conflit (ce que Hayek appelle la catallaxie). Le pouvoir politique est donc limité par cette justice objective. Il ne peut pas changer arbitrairement les règles du jeu, qu’il soit ou non désigné de façon démocratique. La majorité, tout comme les élus, n’est pas toujours capable de déterminer ce qu’est une bonne loi. Il peut arriver que s’établisse une dictature de la majorité, comme le prévoyait déjà Tocqueville.

Hayek, comme Tocqueville, dont il fut un grand lecteur, mettent à bas le dogme de la souveraineté illimitée. Il est faux de penser qu’au-dessus du peuple, il n’y a aucun pouvoir légitime. Il est faux de penser que le peuple a tous les pouvoirs et qu’il peut tout. Ce faisant, le penseur autrichien s’opposait au constructivisme rationaliste qui a émergé à partir du xvie siècle. D’où sa vision de l’État de droit qui a deux missions :

1) la sauvegarde de l’ordre spontané de société, c’est-à-dire la sanction des crimes et délits (justice), la formulation et l’amélioration du corps des règles juridiques (jurisprudence, législation), le maintien de l’ordre public, tant à l’intérieur (police) qu’à l’extérieur (défense, diplomatie) ;

2) la gestion des ressources mises à sa disposition par les citoyens pour la prestation de biens et services collectifs par nature. Le but des règles est de permettre le maintien de l’ordre public, qui est un bien négatif : l’ordre public, ce n’est pas apporter quelque chose, mais maintenir ce qui existe déjà, et en premier lieu la sécurité.

Le danger du positivisme juridique

Hayek dénonce la vision immanente du droit qui aboutit au positivisme juridique. Le droit positif ne peut pas être contraire au droit naturel. Le positivisme juridique, au contraire, refuse les droits naturels pour ne reconnaître que le droit positif. Pour les théoriciens du droit positif, l’existence d’une norme justifie sa validité. Cette idée est fausse : l’État valide le droit, mais il ne le crée pas. La loi ne crée pas le droit. La loi l’entérine, elle précise les règles et les normes, mais elle ne peut être son origine. D’où la reconnaissance de l’existence du droit privé, distinct du droit public. Le positivisme juridique tend au contraire à supprimer le droit privé et à l’englober dans le droit public.

Comme le faisait remarquer Hobbes : nulle loi ne peut être injuste. Une opinion qui n’est pas partagée par Hayek.

La doctrine du positivisme juridique professe que, puisque tout le droit légitime est thésis, tout État, quel qu’il soit, quoi qu’il fasse, et dès lors qu’il édicte formellement des lois, est un État de droit. Il n’y a plus de distinction possible entre un État où règne la rule of law et un autre, puisque tous ont pour droit celui que l’appareil d’État fabrique. En ce sens donc, même les régimes totalitaires sont des États de droit. C’est le relativisme juridique complet.

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Le droit doit évoluer bien sûr, mais à partir de lui-même. Il évolue à partir d’une critique immanente, c’est-à-dire d’une critique qui part de lui-même. La nouveauté juridique part de la tradition juridique.

Conséquences pour la guerre du droit

L’analyse d’Hayek est essentielle pour comprendre la situation actuelle. Tout d’abord son rappel de la distinction fondamentale entre droit privé et droit public. La tendance américaine à capter et à espionner les données est une suppression dangereuse de la propriété et de la vie privées. C’est dissoudre le droit privé dans le droit public. Il y a quarante ans, lors de l’existence de l’URSS, on trouvait scandaleux qu’un État puisse se livrer à des écoutes téléphoniques et à la lecture du courrier personnel. Aujourd’hui, rares sont ceux qui s’élèvent contre l’espionnage quotidien dont particuliers et entreprises sont victimes. L’anonymat des données est une nécessité absolue pour maintenir un état de liberté et pour ne pas dissoudre la personne dans l’autorité tutélaire de l’État. Cette liberté, c’est à chacun de la prendre, par exemple en utilisant des moteurs de recherche et des adresses de messagerie respectueux de la vie privée.

L’autre apport essentiel d’Hayek est que cette guerre du droit n’en est pas une. C’est l’utilisation d’une tyrannie législative par la prise en otage du droit. L’enjeu n’est pas industriel ou économique, il est d’abord moral et philosophique, dans le respect de la liberté des personnes. Il ne faudrait donc pas que, voulant échapper à la tyrannie d’une législation américaine, l’on se réfugiât sous le joug d’une tyrannie européenne qui, pour être « de chez nous », n’en serait pas moins un constructivisme dangereux pour le respect des personnes. La guerre du droit ne sera donc pas gagnée par l’établissement d’une muraille européenne qui fera passer la chaîne d’un côté à l’autre de l’Atlantique, mais par la reconnaissance de la primauté des personnes, de la vie privée, de penser, d’échanger, pour que les Européens retrouvent le sens premier et véritable d’une société de droit.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
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