Frédéric Micheau : « Il faut considérer l’opinion comme un partenaire du pouvoir »

10 mai 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : ISA HARSIN/SIPA

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Frédéric Micheau : « Il faut considérer l’opinion comme un partenaire du pouvoir »

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Omniprésents dans les campagnes électorales, les sondages font l’objet de nombreux phantasmes et incompréhensions. Manipulation de l’opinion, destruction de la politique, outil indispensable, beaucoup les critiquent tout en en faisant usage. Analyse et décryptage de Frédéric Micheau.  

Directeur général adjoint d’OpinionWay et enseignant à Sciences Po, Frédéric Micheau est spécialiste des études d’opinion. Il est l’auteur, au Cerf, de La Prophétie électorale (2018), Le Sacre de l’opinion (2022) et Le gouffre démocratique : les gouvernants et l’opinion qui vient de paraître. 

Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux

Quelle différence faites-vous entre « sondage » et « étude d’opinion » ?

Les études d’opinion sont beaucoup plus larges que les sondages qui en sont une sous-catégorie. Au sein des études d’opinion, on distingue les études quantitatives qui visent à décrire la réalité grâce à des échantillons représentatifs, et les études qualitatives qui cherchent à comprendre comment s’articulent entre elles les représentations de la réalité. 

Des sous-catégories existent au sein de chacune de ces grandes méthodologies. Les études quantitatives regroupent les sondages d’opinion et les intentions de vote, les consultations (comme le Grand débat national), les études de potentiel électoral, les pronostics et les souhaits de victoire, les cotes de popularité, etc. Et dans les études qualitatives, les entretiens individuels et les réunions de groupe (focus groups) constituent les deux grandes méthodes. Il existe ainsi une grande variété d’outils à disposition de ceux qui souhaitent connaître l’opinion. 

Chaque méthode est donc adaptée à une problématique bien précise ?

Tout à fait. En fonction des besoins du commanditaire, telle ou telle méthodologie est mobilisée. Il nous arrive aussi de combiner les méthodologies. Par exemple, nous pouvons réaliser une étude qualitative exploratoire, dont les enseignements sont validés par une étude quantitative. 

Comment les études d’opinion se sont imposées dans l’univers politique ?

L’opinion publique est une notion relativement récente puisqu’elle est apparue au XVIIIe siècle. La Révolution française constitue un tournant qui fait prendre conscience aux gouvernants que l’opinion est une force qui peut les expulser du pouvoir. Par conséquent, il faut rechercher son soutien. La notion monte en puissance tout au long du XIXe. L’invention des sondages dans les années 1930 aux États-Unis constitue une véritable rupture, en permettant aux gouvernants de disposer d’un outil de connaissance efficace de l’opinion publique. 

L’inventeur de cette méthodologie, George Gallup, était-il dans une démarche purement scientifique ou avait-il un intérêt politique ?

Les deux. George Gallup était d’abord un universitaire, professeur de journalisme à Drake, Northwestern University et Columbia. Il travaillait sur la compréhension des médias et les comportements de consommation médiatique. Ses recherches l’ont conduit à établir une méthode de connaissance objective de l’opinion publique, fondée sur l’échantillonnage représentatif. C’est la première pierre des sondages modernes.

Au-delà de la connaissance intellectuelle de l’opinion, George Gallup inscrivait aussi son action dans un cadre démocratique. Il considérait que les sondages allaient permettre d’avoir une vision plus claire et plus rapide de l’opinion publique, et qu’ainsi informés précisément des attentes de l’opinion, les dirigeants politiques seraient mieux à même de gouverner, en élaborant et appliquant des politiques publiques conformes aux vœux de la population. Les sondages ont été conçus dès l’origine comme un facteur de fluidification de la communication entre les gouvernés et les gouvernants, donc comme un outil d’optimisation de la démocratie. 

Quand les sondages sont-ils apparus en France ?

Dès les années 1930, des Français se rendent aux États-Unis, observent ce que fait George Gallup et tentent d’importer sa méthode en France. Jean Stœtzel crée ainsi l’Institut français d’opinion publique (IFOP) en décembre 1938. Le fondateur de Publicis, Marcel Bleustein-Blanchet, cherche aussi à développer les sondages dans l’hexagone. Il faut attendre la IVe République et surtout la Ve République pour voir s’installer la pratique du sondage dans le monde politique.

Le premier à y faire appel est Pierre Mendès-France sur les conseils de son ami Marcel Bleustein-Blanchet. Le général de Gaulle est lui aussi très attentif à l’opinion publique. Il ne recourt pas aux instituts, car il dispose de son propre service gouvernemental d’étude de l’opinion rattaché au ministère de l’Intérieur. Le vrai changement intervient avec Valéry Giscard d’Estaing, premier président à créer un poste de conseiller opinion dans l’organigramme de l’Élysée. Il crée le Service d’information du gouvernement au milieu des années 1970, afin de gérer les commandes gouvernementales. 

Au fil des ans, les études d’opinion sont ainsi devenues un outil incontournable tant pour l’exercice que pour la conquête du pouvoir. Certaines, comme les intentions de vote, sont fortement médiatisées. Mais les sondages publiés ne représentent qu’une petite partie des études d’opinion réalisées pour les acteurs politiques, au pouvoir et dans l’opposition, au niveau national et local. Les politiques commandent peu ces études, qui sont accessibles gratuitement dans les médias. En revanche, ils consomment beaucoup d’études qualitatives, parce qu’elles fournissent un contenu à haute valeur stratégique pour piloter tant l’action gouvernementale que les campagnes électorales. 

Question plus terre à terre, quel est le prix d’un sondage ?

Cela dépend des études et des méthodologies. Pour le produit le plus connu, l’interrogation d’un échantillon national représentatif de 1 000 personnes, le coût est de 1000 euros HT pour une question. Le prix d’appel est extrêmement faible, ce qui fait la popularité de ce type d’outil. 

Toujours d’un point de vue pratique, comment les instituts ont connaissance des gens, de leur statut électoral, personnel, etc. ?

Nous leur posons la question, en leur reconnaissant le droit de ne pas nous répondre. Toute étude d’opinion repose sur le volontariat. Chaque personne peut refuser d’y participer, en totalité ou en partie : c’est une interrogation librement consentie, et non un interrogatoire. 

Question directement en rapport avec votre livre, les sondages sont-ils vraiment fiables ? Il existe une vraie défiance à l’égard des chiffres. Les politiques n’y croient qu’après les avoir falsifiées, pour paraphraser Churchill…

Les sondages ne sont pas infaillibles et ne peuvent l’être. La notion de « marge d’erreur » rappelle que , par nature, ils ne sont qu’une approximation de la réalité.

Quand on pense à la fiabilité des sondages, on pense surtout aux études d’intention de vote et à leurs échecs spectaculaires : la victoire de Donald Trump en 2016 ou la qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de la présidentielle le 21 avril 2002. Au-delà de ces fiascos retentissants, des universitaires ont analysé un gigantesque corpus d’études d’intentions de vote réalisées depuis plusieurs décennies, dans tous les types d’élections et dans tous les pays. Leurs conclusions indiquent clairement que la précision s’accroît et que les dernières prévisions électorales des sondages sont assez peu éloignées de la réalité des urnes. Parfois, des cas d’échec magistraux surviennent et décrédibilisent l’ensemble de la production. Mais la réalité est plus nuancée.

J’ajoute que les sondages sont un instrument. Et la valeur d’un instrument ne vaut que par l’usage qui en est fait. La façon dont les sondages sont intégrés dans un processus décisionnel, dont ils sont interprétés, dont ils alimentent une réflexion stratégique, … : tout cela ne dépend que des commanditaires. À cet égard, l’exemple de la dissolution de 1997 est édifiant. Plusieurs instituts de sondage avaient alerté le président Chirac : les Français ne comprendraient pas une éventuelle dissolution et pourraient sanctionner dans les urnes une telle décision hasardeuse. Jacques Chirac a préféré ne pas tenir compte de ses avertissements. 

Et puis dans une étude d’opinion, il y a la matière première. Vous expliquez justement dans votre livre que l’opinion n’est ni inconstante, ni incohérente, ni incompétente.

Oui, absolument. L’opinion subit depuis son apparition une série de préjugés qui visent à la dénigrer et véhicule l’idée qu’un homme d’État authentique doit la mépriser. 

Ces critiques se déploient toutes au sein de ce que j’appelle le « triangle dépréciatif de l’opinion », qui considère d’abord qu’elle est inconstante, instable et sujette à de brusques revirements. Mais, ce mythe d’une opinion capricieuse n’a pas de fondement. Comme tout corps social, elle évolue, mais les évolutions sont plutôt lentes et correspondent soit à l’évolution démographique naturelle, le renouvellement des générations, soit à des évènements marquants qui induisent un changement d’esprit général (crises, guerres, etc.). 

Incohérente ? 

C’est le deuxième axe de critique : l’opinion serait irrationnelle, strictement soumise à de basses pulsions et incapable d’élaborer une réflexion strcuturée. Là aussi, quand on regarde dans le détail ses positions, on observe que l’opinion suit une logique parfaitement explicable.

Incompétente ? 

C’est le dernier argument pour la disqualifier. L’opinion ne serait capable que d’émettre des jugements profanes, et donc sans aucune valeur. Il est intéressant de noter que cette thèse emprunte exactement les mêmes voies que la critique du suffrage universel. L’opinion des citoyens, quel que soit le niveau d’expertise de chacun, est une donnée qu’il faut impérativement prendre en compte dans une démocratie.

Vous expliquez que la pratique des sondages est difficilement assumée par les politiques alors qu’ils y font tous appel. Pourquoi ?

Pour plusieurs raisons. D’abord, il y a un risque d’image à reconnaître l’utilisation des sondages. Cela peut accréditer qu’ils ne connaissent pas les citoyens, qu’ils sont déconnectés de leur réalité quotidienne. Cela peut aussi laisser à penser que les politiques n’ont pas de stratégie, pas de programme. Enfin, ils craignent qu’on les soupçonne de faire des sondages une utilisation démagogique. Bien réelle, la pratique des sondages demeure donc difficilement admissible. Ne serait-il pas temps de mettre les discours en adéquation avec les actes ? 

Aujourd’hui, un sondage vaut pour un plébiscite. Comme le référendum est abandonné, on voudrait le remplacer par l’étude d’opinion. D’un côté il y a la « démocratie légale » et de l’autre la « démocratie sauvage ». Nos démocraties ont-elles accordé aux sondages trop d’importance ?

Je ne pense pas. Mais vous posez un problème de fond : comment faire coexister la démocratie représentative, seule légale, et la démocratie d’opinion, qui s’exprime par les médias et les sondages, qui est pleinement légitime ? Ou en d’autres termes, comment faire vivre la démocratie en dehors des élections, surtout quand l’usage du référendum est délaissé ? L’incapacité à trouver une articulation fonctionnelle entre ces deux types de démocraties, qui cohabitent maladroitement depuis une quarantaine d’années, est au cœur du problème politique actuel. La place de l’opinion publique dans l’architecture démocratique n’a pas encore été parfaitement définie et acceptée par tous les acteurs du jeu politique.

Une dernière question, très simple. Comment bien gouverner avec les sondages ?

D’abord, je dirais qu’il est nécessaire de multiplier les sources. Il ne faut pas se fier à une seule étude ni à un seul institut. Ensuite, il faut lire les études en tendance. Enfin, il faut tenir compte des limites techniques des études et ne pas attendre d’elles ce qu’elles ne peuvent pas dire. Ce n’est pas un outil magique. 

Plus généralement, la façon dont les hommes politiques se représentent l’opinion publique est aussi à changer. C’est pour moi le fond du sujet. Les perceptions sont encore marquées par des préjugés qui poussent le politique à s’en défier, à l’ignorer, à vouloir la manipuler, et non à la considérer rationnellement comme un partenaire du pouvoir. Les politiques cherchent à gouverner pour l’opinion, parfois contre l’opinion, mais rarement avec l’opinion. Ce qui est regrettable tant l’opinion peut constituer un allié puissant. 

Je plaide pour une perception adulte de l’opinion et la reconstitution d’un véritable échange, respectueux et authentique, avec elle. C’est la seule voie de sortie du dialogue de sourds qui s’est instauré et qui conduit l’opinion à se sentir incomprise, voire abandonnée par les dirigeants politiques. Ce gouffre démocratique qui s’est ouvert entre les gouvernants et l’opinion constitue une situation très périlleuse, dont il est impératif de s’extraire rapidement.

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Frédéric Micheau

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