La réputation de Frédéric II, roi de Prusse, n’est plus à faire. Née de son vivant (« Frédéric le Grand »), elle a survécu à son règne (1740-1786), et elle fut cultivée ensuite par les écrivains, les artistes, les hommes politiques et les historiens, et même les cinéastes (surtout de 1896 à 1942), au point de faire du roi-connétable, du roi-philosophe, du sauveur de la Prusse et du fondateur de sa puissance, un mythe, qui s’est établi dès la première année de son règne.
En 1740, à peine devenu roi, Frédéric II a conquis la Silésie, province autrichienne, et l’a gardée, au prix de trois guerres (1740-1742, 1744-1745 et 1756-1763) contre la principale puissance de l’Empire germanique. En 1756, au début de la guerre de Sept Ans, la Prusse (5 millions d’habitants) affronte une coalition d’États qui en regroupe 90 millions. Après sa défaite de Kunersdorf (1759), le sort de la Prusse paraît scellé. Il redresse la situation. C’est le « miracle de la Maison de Brandebourg ». À sa mort en 1786, la Prusse s’est considérablement agrandie. Cinquième puissance en Europe, après la France, l’Autriche, l’Angleterre et la Russie, elle est un partenaire incontournable des relations internationales. En Allemagne, elle est devenue la rivale de l’Autriche, avant de la supplanter moins d’un siècle plus tard à Sadowa.
Un petit pays, une grande armée
À son avènement en 1740, Frédéric II n’est pas parti de rien. Il hérite de ses ancêtres Hohenzollern un pays pauvre encore peu peuplé (2,2 millions d’habitants) et peu développé, un État de taille modeste (119 000 km²) qui est un ensemble de territoires dispersés et très différents, situé au nord de l’Allemagne, allant du Niémen à la Meuse, difficile à défendre, sans liaison territoriale ni unité économique (mais de population germanique, protestante à 90 %), qui est encore « une puissance secondaire » dans le Saint-Empire.
Mais avec deux pôles, un noyau central, la Marche de Brandebourg, où la dynastie Hohenzollern originaire du sud de l’Allemagne règne par la grâce de l’empereur comme Électeur depuis le début du xve siècle, et une annexe particulière tout à l’est, le royaume de Prusse, extérieur au Saint-Empire, hérité des chevaliers teutoniques en 1618, où le grand-père de Frédéric II s’est fait couronner « roi en Prusse » en 1701.
L’héritage comprend aussi la fierté dynastique (Frédéric II a dû apprendre, sur les ordres de son père, et écrira plus tard, de son plein gré, l’histoire de la Maison de Brandebourg), la conception de l’absolutisme comme service de l’État identifié à la dynastie, et la volonté obstinée de maintenir, agrandir et renforcer la Prusse perpétuellement menacée par des voisins plus puissants : la Suède et la Pologne encore (Frédéric II profitera de leur déclin), le Hanovre dont le Prince-Électeur est devenu roi d’Angleterre en 1714 (George II est l’oncle de Frédéric II), la Saxe dont l’Électeur est aussi roi de Pologne jusqu’en 1763, et surtout la Maison d’Autriche (les Habsbourg) qui s’efforce de rendre héréditaire la Couronne impériale et d’établir son hégémonie sur toute l’Allemagne.
Aussi longtemps que je vivrai, je me battrai pour l’État, comme c’est mon devoir
En 1785, un an avant sa mort, Frédéric II mobilise une Ligue des Princes, appuyée par les protestants, pour défendre les « libertés germaniques » inscrites dans les traités de Westphalie.
Surtout, le père de Frédéric II, le « roi-sergent », lui lègue des finances en ordre, une administration honnête et efficace et une armée surdimensionnée par rapport à la taille du pays (80 000 hommes en 1740, 195 000 sous Frédéric II). C’est la priorité de l’État, entraînée, disciplinée, mais peu utilisée dans des guerres du temps de son père.
L’apport du génie
L’apport personnel de Frédéric II est toutefois décisif. Il ajoute son génie politique et militaire, quelles que soient les erreurs stratégiques ou diplomatiques qu’il ait pu commettre au cours de son long règne de 46 ans (il croit que la France est l’alliée naturelle de la Prusse et n’a pas prévu le renversement des alliances de la guerre de Sept Ans). La première partie de son règne, de 1740 à 1763, est occupée par trois guerres qui ont pour objet la conquête et la défense de la Silésie, la deuxième partie est plus pacifique et plus diplomatique avec un seul conflit, en 1778-1779, encore contre l’Autriche.
Il met en pratique l’effet de surprise (« saisir l’occasion »), la « guerre de précaution » (préventive) et la tactique de l’ordre oblique (1). Il améliore la cavalerie et l’artillerie, cherche finalement à nationaliser la troupe (il a constaté que les recrues non prussiennes, qui constituaient en 1740 la moitié des effectifs, désertaient davantage). Il soigne la formation et le moral des officiers (corps réservé à la noblesse). Il assure le financement régulier de son armée (au besoin par des manipulations monétaires). Il est doué d’une ténacité rare et surmonte la dépression après la défaite : « Aussi longtemps que je vivrai, je me battrai pour l’État, comme c’est mon devoir. » Il assure après chaque campagne la reconstitution rapide de ses forces, veille aux finances (il vit simplement, la Cour est réduite), à la bonne administration et à l’économie.
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Il a l’avantage sur ses pairs (surtout membres des coalitions) d’être le souverain absolu qui contrôle tout dans les détails et décide seul, y compris sur le champ de bataille (où il cumule l’autorité politique et le commandement militaire), assurant la rapidité des décisions et le suivi de leur exécution alors que ses adversaires doivent en référer à des gouvernements éloignés du théâtre des opérations.
Roi-philosophe, esprit pratique
Il a aussi une réflexion politique, fondée sur la raison, mais aussi sur l’orgueil dynastique (comme en témoignent ses testaments politiques de 1752 et 1768). Il a en même temps le goût de l’action et l’amour de la guerre pour la gloire. Il lit tout au long de sa vie, au début en cachette contre les directives formelles de son père, qui l’a obligé à apprendre seulement des disciplines « utiles » à un souverain et à un chef militaire, telles que l’économie et les mathématiques.
Il lit des philosophes, mais aussi des historiens (Voltaire sur Louis XIV et Charles XII de Suède, qu’il tient pour un exemple de fougue irraisonnée à éviter). Il a aussi beaucoup écrit, des essais et des testaments politiques pour son successeur, des lettres en masse, à côté de poèmes et de la musique.
Sa réfutation du Prince de Machiavel en 1739, influencée par Voltaire, est une défense sincère d’une certaine morale en politique, avec laquelle il prendra ses distances sous son règne, à la lumière de ses expériences et « dans l’intérêt de son peuple », en recourant au besoin à la feinte, à la ruse et à la dissimulation car la Prusse vit dans un monde d’ennemis (l’Autriche est le principal, la France est instable, l’Angleterre manipulatrice, la Russie « barbare » et à terme dangereuse). Les alliances sont vues comme des instruments, la force crée le droit. Son devoir est d’accroître la puissance de ses États.
Arrondir et élever la Prusse
Frédéric II vise l’agrandissement de ses États afin d’en augmenter la population et les revenus, c’est-à-dire les effectifs de son armée (en 1786, ils atteignent 180 000 hommes, autant que la France ou l’Autriche, soit 1 soldat pour 29 habitants, contre 1 pour 245 en France).
Depuis la fin du Moyen Âge, les Hohenzollern possèdent l’espace situé entre l’Elbe et l’Oder, avec la Nouvelle Marche à l’est de ce fleuve. Aux xviie-xviiie siècles s’ajoutent (par des achats, des mariages ou des successions plus ou moins forcées) une partie de la Poméranie sur la côte baltique (sans grand port) et le duché de Prusse à l’est, séparé par la Prusse polonaise, ainsi que de petits territoires épars à l’ouest.
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À la mort de Frédéric II en 1786, les territoires prussiens représentent 195 000 km², grâce à une extension en Europe centrale par la conquête de la Silésie, une autre sur la Baltique avec la Prusse occidentale, qui assure la continuité territoriale avec la province de l’est (mais pas encore le port de Dantzig, qui permettrait de contrôler le commerce de la Pologne), et, par une succession à l’ancienne en 1744, un débouché sur la mer du Nord avec le port alors important d’Emden (qui ouvre des perspectives à terme sur une nouvelle politique outre-mer, mais pas sous Frédéric II qui préconise « une forte armée et point de flotte »).
L’acquisition de la Silésie sera le résultat de trois guerres contre l’Autriche (1740-1742, 1744-1745 et 1756-1763), l’extension au nord-est celui d’un accord avec les deux puissances de l’Est (Russie et Autriche) lors du premier partage de la Pologne en 1772, sans que les deux puissances occidentales s’en soient mêlées. Frédéric II convoitait aussi le reste de la Poméranie (suédoise), le Mecklembourg, la Saxe, le Hanovre qui ferait la jonction avec ses terres de l’ouest, et même la Bohême et la Moravie autrichiennes, pour diminuer les Habsbourg et tenir la Saxe. Il ne pourra aller jusque-là.
Pourquoi la Silésie ? Frédéric II a réfléchi sur les objectifs possibles. Ils sont dictés par la géographie du royaume et l’occasion. C’est une des plus riches provinces des Habsbourg, bien peuplée et plus développée économiquement que le Brandebourg, et la puissance aux yeux de Frédéric II se mesure à la taille de ses États, aux revenus de ses provinces et au nombre supplémentaire de sujets et de recrues pour son armée. À cela s’ajoute qu’elle est traversée par l’Oder, dont la Prusse possède le débouché sur la Baltique, et qu’elle jouxte le cœur des États prussiens et peut donc constituer une menace de la part de l’Autriche.
Elle peut aussi susciter la convoitise de la Saxe, trop proche de Berlin (30 km), dont l’Électeur est roi de Pologne et pourrait être tenté de réunir ses possessions personnelles en annexant cette province, ce qui changerait le rapport de force avec la Prusse. Enfin elle sera une bonne protection pour la Prusse et une menace permanente sur l’Autriche (jusqu’à Sadowa en 1866).
Les guerres que la Prusse va mener contre cette puissance et ses alliés (Saxe, Bavière, France, Russie) auront pour théâtre la région centre-européenne proche du noyau central de l’État prussien vers le sud, c’est-à-dire la Silésie, la Bohême et la Moravie, la Saxe, et même le Brandebourg. Les Prussiens ont l’avantage des distances plus courtes pour leurs attaques-surprises, leurs approvisionnements et leurs replis. Le contraire de la Russie : un espace réduit et vulnérable, qui cependant autorise la mobilité et la rapidité à partir du noyau central (le Brandebourg et Berlin). Frédéric II bénéficie aussi de l’argent anglais, des hésitations et des divergences de ses adversaires et des capacités militaires de ses généraux.
Le rattachement de la Prusse royale polonaise (en gros la Prusse occidentale) était un objectif avant Frédéric II. Il eut lieu sans coup férir en 1772. Les trois puissances de l’Est annexèrent ainsi des territoires. La Prusse reçut la plus petite part (36 000 km², 600 000 habitants) : la Prusse royale, la Warmie et le district de la Netze, mais à la liaison territoriale et au gain démographique s’ajoutait l’intérêt stratégique : « Cela fait un petit objet pour nous, principalement utile si jamais la guerre se fait de ce côté-là. » Frédéric II a finalement presque doublé la taille du royaume (195 000 km2) et plus que doublé sa population (5,8 millions). Dixième puissance par le territoire, treizième par la population, mais troisième armée d’Europe.
Cette dernière extension sous Frédéric II entraîne-t-elle une transformation radicale de la Prusse ? Pas encore (l’acquisition en 1815 de la Rhénanie et de la Posnanie fortement peuplées sera plus décisive), car les pays acquis sont en grande partie peuplés d’Allemands même dans les territoires pris à la Pologne (54 %), dans les villes surtout, et la colonisation de ces terres peu peuplées vient principalement du Brandebourg, de la Saxe, du Mecklenbourg, du Palatinat, du Wurtemberg et de Salzbourg.
Des centaines de villages sont créés. Les Français huguenots, utiles à l’industrie et au commerce, confortent la majorité protestante et s’établissent principalement dans la capitale, Berlin. Les provinces orientales sont rapidement assimilées. Frédéric II développe les liaisons est-ouest entre ses territoires centraux par la construction de canaux entre l’Elbe, l’Oder et la Netze, il accentue la centralisation de l’État, il nationalise le recrutement de la troupe (cantonnée dans tous les territoires), et, grâce aux guerres aussi, il fait émerger dans cet État artificiel une sorte de patriotisme prussien fait de fierté militaire et d’attachement au roi. Le nom de « Prussien » devient une identité.
Soft power à double tranchant
Dès son temps, Frédéric II fascine. On lui reconnaît « un esprit de premier ordre ». Il se sert auprès de l’opinion publique européenne (à l’époque le petit monde des écrivains et des philosophes dont il veut faire le relais de sa politique) de son image de souverain éclairé, de roi-philosophe, de penseur politique et d’écrivain francophone, d’« allié du genre humain » soucieux du bonheur de son peuple, de poète et de musicien. Il n’aime pas particulièrement la France mais il y est populaire. Il compte que Voltaire influence la Cour de Versailles en faveur de la Prusse. Il abolit la torture (avec quelques restrictions), qui est une cause à la mode à l’époque des Lumières.
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Sa réputation de tolérance a des origines diverses : son indifférence religieuse, l’existence de minorités dans ses États, l’utilité des talents industriels des huguenots et de l’aide financière des juifs. Il déclare même (en privé) qu’il construirait des mosquées en Prusse si des mahométans venaient à s’y établir. Mais il est aussi le champion de la cause protestante en Allemagne et en Europe pour nuire à l’influence de l’Autriche. Il déteste (en privé) l’Église de Rome et suscite la sympathie aussi bien des États et des opinions des protestants que des philosophes « éclairés ».
À l’inverse, il est détesté par les catholiques de l’Empire et nombre de souverains de l’Europe qui s’affrontent avec lui, et s’indignent de ses procédés hors normes (attaques préventives, invasions-surprises de la Silésie en 1740 et de la Saxe en 1756, politique du fait accompli, droit du plus fort, double jeu). Marie-Thérèse d’Autriche, « furieuse » du rapt de la Silésie, veut « anéantir ce monstre » (mais son fils Joseph II l’admire, comme le tsar éphémère Pierre III), et son ministre Kaunitz veut réduire « la Maison de Brandebourg à son état primitif de petites puissances très secondaire ». Frédéric II est haï par la tsarine Elisabeth (dont la mort en 1762, entraînant le retrait de la Russie de la coalition antiprussienne, est comptée comme une cause du « miracle de la Maison de Brandebourg » et fera espérer à Hitler un retournement comparable à la fin de la Seconde Guerre mondiale), et détesté personnellement par son oncle britannique, qui craint pour sa possession du Hanovre.
En France, on a constaté qu’« il est dévoré de la plus prodigieuse ambition », et qu’il est « un voisin dangereux et un allié suspect et incommode ». La coalition de la guerre de Sept Ans veut « la destruction totale de la Prusse », de son « régime militaire » et de son « esprit belliqueux ». Des intellectuels critiquent la militarisation de la société prussienne et les énormes pertes civiles et militaires liées à cette guerre.
Postérité
Frédéric II n’est pas un nationaliste allemand, même si la puissance prussienne qu’il a établie en sera plus tard une référence. Il n’a pas de vision ethnique, mais il souhaite « tenir les nations étrangères hors d’Allemagne ». Il est même responsable du dualisme austro-prussien qui a empêché longtemps l’unité de toute l’Allemagne, en favorisant l’émergence d’un nationalisme à base protestante. Il a poursuivi l’expansion à l’est entamée par ses aïeux, mais ne conçoit aucun plan de « Drang nach Osten ».
Après 1945, pour avoir été récupéré par un nationalisme désormais banni, son royaume n’existe plus. Ses provinces sont dispersées entre la Russie (Königsberg-Kaliningrad), la Pologne (le reste des Prusses, la Poméranie orientale, la Silésie), et les deux États allemands (le noyau central du Brandebourg et la Poméranie occidentale à l’Est, plusieurs Länder à l’Ouest), et sa capitale Berlin est divisée par le Mur. Puis, dans les années 1980, les deux États allemands rivalisent dans les commémorations du « Vieux Fritz » et des « traditions prussiennes », mais seulement pour mettre en avant son « esprit de tolérance » et ses « tendances progressistes ».
Hitler s’en est-il inspiré ? Sans doute, dans la concentration absolutiste des pouvoirs politiques et militaires, le cynisme des décisions, la guerre préventive, l’idée de « Blitzkrieg », l’« arrondissement » du Reich, le précédent du partage de la Pologne. Mais dans l’esprit d’une autre époque, il a compromis son héritage, qui avait duré et prospéré jusqu’à lui.
- Inventée par le Grec Épaminondas, elle consiste à renforcer une aile que l’on avance plus vite que le reste de l’armée pour enfoncer les lignes plus faibles de l’ennemi puis se retourner contre le centre.