La tentation de l’Empire universel a été portée par Scipion, César et Auguste. Mais avant eux, c’est Alexandre qui en fut le précurseur et le modèle ; Alexandre l’inspirateur de la politique romaine.
Introduction
À sa mort en 323 avant notre ère, l’empire d’Alexandre le Grand s’étend sur une grande partie du monde connu des Grecs. À l’Est, Alexandre n’a pu franchir l’Hyphase mais peu de terres restent à conquérir avant l’Océan oriental qui, pour les Grecs, marque la fin du monde. Vers le septentrion, il y a le pays des Scythes, barbares par excellence, qui n’est que steppe aride et inculte ; un lieu sans vie, un non-lieu, qui ne fait pas partie du monde connu. Au Sud, on ne sait à vrai dire pas jusqu’où s’étend l’Afrique et cette question fait l’objet de l’un des projets d’expédition pré-mortem d’Alexandre. Mais le point cardinal qui, semble-t-il, attire le regard d’Alexandre avant sa mort est l’Ouest : si l’on en croit Diodore de Sicile[1], Alexandre avait pris des dispositions et transmis des ordres écrits afin de mener une expédition qui, passant par Carthage, devait s’achever aux colonnes d’Hercule.
La volonté de conquérir le monde connu
Cette volonté de conquérir le monde connu, l’oikouménê, et de poser les jalons d’un empire universel fera des émules. Trois siècles après la mort d’Alexandre, Auguste revendiquera pour soi la conquête du monde connu, et donc l’achèvement de l’œuvre d’Alexandre, dans son testament politique, les Res gestae diui Augusti. Le titre même de ce texte, qui a été gravé dans la roche ou le métal dans toutes les provinciae de l’Empire romain, est à évocateur :
« Copie présentée ci-dessous des hauts faits du divin Auguste, par lesquels il a soumis le monde entier à l’empire du Peuple romain, ainsi que les dépenses qu’il a faites pour la République et pour le Peuple romain, dont l’original a été gravé sur deux piliers de bronze dressés à Rome. »
Dès les premiers mots, le texte légué par Auguste annonce sa conclusion : Auguste a « soumis le monde entier ».
Dans cette conquête du monde revendiquée par Auguste, nous pouvons distinguer trois types d’actions présentées dans les Res gestae diui Augusti ; l’exploration des confins du monde[2], les conquêtes militaires[3] et la diplomatie :
« Vers moi ont été souvent envoyées des ambassades des rois de l’Inde, que l’on n’avait jamais vues avant ce temps auprès d’aucun chef romain. Les Bastarnes, les Scythes et les rois des Sarmates qui habitent de part et d’autre du Tanaïs, le roi des Albaniens ainsi que ceux des Ibères et des Mèdes ont demandé notre amitié par des ambassadeurs. »[4]
L’aspect diplomatique est d’un grand intérêt, puisqu’il est partie prenante d’une dialectique de la puissance géographique, mais aussi parce qu’il tend à présenter Auguste comme un « meilleur Alexandre » : tout au long des Res gestae, les Parthes sont présentés comme soumis par la diplomatie d’Auguste, notamment par le biais de la récupération des enseignes perdues par Crassus à Carrhe[5] et la désignation de leur roi par Auguste, qui tient donc son pouvoir de ce dernier.
Le rapport d’Auguste à Alexandre a été densément exploité par les anciens[6] et a fait l’objet de nombreuses études de nos contemporains[7].
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La politique d’Auguste dans la tradition romaine
Mais si cette politique d’Auguste est indéniablement une évolution de la tradition romaine, elle ne constitue pas pour autant une révolution ; nous souhaitons démontrer que l’on peut remonter relativement haut dans l’histoire romaine et, d’une part trouver les prémices de l’empire universel revendiqué par Auguste, d’autre part associer une part de ces prémices à l’image d’Alexandre.
Né à une époque où la République romaine ne recouvre de ses armes que péniblement la péninsule italique, Scipion l’Africain sera le premier parmi les Romains à s’imposer sur les trois continents connus des anciens. En Espagne, Scipion l’Africain fait découvrir un monde nouveau aux Romains : il franchit l’Ebre, et atteint même Gadès, limite du monde[8], sanctuaire d’Hercule. En Afrique, il remporte une victoire décisive et totale contre une importante minorité conservatrice au sénat qui aurait souhaité qu’il se maintienne dans la péninsule pour la défendre.
Il est déterminant de noter que si Scipion n’use pas lui-même du thème de l’empire universel, Silius Italicus, contemporain d’Auguste, le fait pour lui : ce pourrait être la trace d’une tentative des auteurs augustéens d’inscrire la geste d’Auguste dans une tradition.
En effet, Silius fait se rencontrer Scipion et Alexandre le Grand autour de ce thème dans l’Hadès :
« L’Enéade lui parle le premier : « Authentique descendant de l’Hammon libyen, puisque ta renommée éclipse sans conteste celle de tous les chefs de guerre, et que brûle en mon cœur une semblable ambition, par quelle voie, parle, as-tu pu atteindre cet éclatant renom et ce faîte suprême de la gloire ? » L’autre lui répond : « Honte à qui, par la ruse, fait traîner les travaux de Mars. C’est l’audace qui te permettrait d’en finir. S’il demeure inactif, jamais le courage ne se tire des mauvais pas. Hâte le moment des grandes entreprises ; la sombre mort te guette en pleine action. »[9]
Dans sa reconstitution poétique du triomphe de Scipion, Silius Italicus n’omet point de rappeler le statut de « bout du monde » de Gadès[10] et associe à Scipion Liber Pater[11], dont le cortège est associé à celui d’Alexandre rentrant des Indes : « Scipion, lui, debout sur son char, resplendissant d’or et de pourpre, offrait à la vue des Quirites une physionomie martiale, pareil à Liber descendant des Indes parfumées et conduisant son char orné de pampres et tiré par des tigres. »[12]
La thématique de l’empire à vocation universelle sera en tous cas assurée avec certitude par Flamininus. Il proclamera après sa victoire sur Philippe V la « liberté des Grecs »[13]. La vocation universelle de cette proclamation ne fait aucun doute, et Plutarque mentionne fort à propos le silence « universel »[14] qui se fit dans l’assemblée des jeux isthmiques de Corinthe pour écouter la proclamation du héraut. Flamininus se fera et sera représenté en kosmocrator : il fera frapper une statère d’or ressemblant en tous points aux monnaies d’Alexandre[15], et sera représenté avec les attributs d’un monarque hellénistique[16].
Si l’on avance dans les temps par volonté de concision, les relations des imperatores avec les monarques hellénistiques et orientaux sont d’un grand intérêt et s’il est un épisode qui a particulièrement attiré l’attention des anciens, c’est celui du « re-couronnement » de Tigrane par Pompée :
« Le voyant s’avancer à pied, rejeter son diadème et se jeter à terre en se prosternant, il le prit en pitié, d’un bond, il le releva, lui fit ceindre le diadème et le fit asseoir sur un siège à ses côtés. Pour le réconforter, il lui dit en particulier qu’il n’avait pas perdu son royaume d’Arménie et qu’il avait en plus gagné l’amitié des Romains. »[17]
Pompée se situe donc en droite ligne du positionnement de ses prédécesseurs en Orient : il est faiseur de rois.
Dans le sillage d’Alexandre, Pompée fondera une Nicopolis[18] et prendra le surnom de Grand. Pour ses campagnes en Orient, il sera célébré comme un véritable kosmacrator par les anciens : Pline dira de lui qu’il surpassé les exploits d’Alexandre, de Bacchus et d’Hercule[19], Dion Cassius louera la durabilité de son œuvre[20], Florus dira de lui qu’il « parcourait d’un vol les extrémités des nations et des terres » et avait « dompté ou écrasée toute la partie de l’Asie qui était située entre la mer Rouge, la Caspienne et l’Océan à l’exception des Parthes, qui préférèrent signer un traité »[21].
César et Alexandre
Pour finir, César nous impose un retour à Gadès, lieu éminemment important pour son temple d’Hercule et son statut de bout du monde. C’est à cet endroit que, si l’on suit Dion Cassius[22], Plutarque[23] et Suétone[24], César préteur se serait lamenté de ne rien avoir accompli d’important alors qu’il était arrivé au même âge qu’Alexandre à sa mort. Dans la continuité, Suétone nous livre le contenu et l’interprétation d’un songe de César qui le prédestine à l’empire du monde[25].
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César ne décevra pas ce présage. En franchissant le Rhin[26] et la Manche[27], il affirme l’universalité de Rome. En effet, Germanie et Bretagne sont pour les Romains comparables à ce qu’était le pays des Scythes pour Alexandre : des lieux hors du monde connu et peuplé de sauvages, forêts obscures pour le premier, île brumeuse et mystérieuse pour le second qui sera qualifié par Florus d’alterum orbis[28].
Dans une véritable dialectique de la puissance géographique, César n’hésite pas à mettre en avant l’exploit technique du franchissement du Rhin avec la construction d’un pont en dix jours, ainsi que la celeritas caesariana puisqu’il passera en Bretagne seulement un mois après avoir couvert de ses armes la rive Est du Rhin[29].
César s’impose non seulement comme le conquérant, mais aussi comme le découvreur, l’explorateur de ce nouveau monde, en faisant part d’un certain nombre d’observations d’ordre démographiques, économiques, ethnographiques, climatologiques ou encore géographiques. Dans sa description de son triomphe, Florus nous indique que César y fera figurer « le Rhin et le Rhône, et l’Océan captif, représenté en or. »[30] Il est donc conscient que ces moments sont d’une importance capitale dans ses campagnes, et qu’il a tout intérêt à les représenter ou les personnifier lors de son triomphe
Si l’on en croit Plutarque, après son triomphe et avant son assassinat, César projetait ce qu’il convient d’appeler une expédition œcuménique, comme l’était celle projetée par Alexandre avant sa mort :
« Il projetait et préparait une expédition contre les Parthes, et il envisageait, après les avoir soumis, de traverser l’Hyrcanie le long de la mer Caspienne et du Caucase pour contourner le Pont-Euxin et envahir la Scythie, puis de marcher contre les pays voisins de la Germanie et contre la Germanie elle-même, de revenir enfin en Italie par la Gaule et de boucler ainsi le cercle de l’empire, borné de tous côtés par l’Océan. »[31]
Ces ressemblances de César à Alexandre, qu’il s’agisse des tentatives de leur vivant ou de leurs projets inachevés, ne manqueront pas de susciter les commentaires des anciens[32] et, probablement d’inspirer le fils adoptif de César : Auguste.
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Notes
[1] XVIII, 4.
[2] Voir notamment 26, 4-5.
[3] Voir notamment 30.
[4] 31. Pour une comparaison directe entre les ambassades reçues par Auguste et celles qui l’ont été par Alexandre, voir Orose, Contre les païens, 6, 21, 19-20.
[5] Suétone, Auguste, 21.
[6] Voir par exemple Suétone, Vie d’Auguste, 94 ; Dion Cassius, 45, 1-2 ; Aurélius Victor, 1, 6, 7-11 sur le thème de la diplomatie en particulier ; Orose, Contre les païens, 6, 21, 19-20 ; Strabon, 13, 1, 27.
[7] Pour une synthèse sur les rapports entre Auguste, Alexandre et la notion d’empire universel, voir Cresci Marrone, G. (1993). Ecumene Augustea : Una politica per il consenso. Roma : L’Erma di Bretschneider.
[8] Sur ce thème, voir Florus, 1, 22 et Silius Italicus, 17, 635-342.
[9] Silius Italicus, 13, 762-775.
[10] Silius Italicus, 17, 635-642.
[11] Sur cette association, voir notamment Plutarque, Alexandre, 67, 1-2.
[12] Silius Italicus, 17, 645-648.
[13] Tite-Live, 33, 32, 5-6. Sur le même thème de la libération des peuples, voir également Tite-Live, 45, 18, 1-3.
[14] Plutarque, Flamininus, 10, 7.
[15] Botrè, C. (1994). Lo statere d’oro di Tito Quinzio Flaminino : Una coniazione straordinaria. RIN, 96, 47-52.
[16] Balty, J. C. (1978). La statue de bronze de T. Quinctius Flamininus ad Apollinis in circo. Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 2(90), 669-686.
[17] Dion Cassius, 36, 52, 4. Sur cet épisode, voir également Valère Maxime, 5, 1, 9 et Eutrope, 6, 13.
[18] Orose, Contre les païens, 6, 4, 7.
[19] Pline l’Ancien, N.H., 7, 27, 1.
[20] Dion Cassius, 37, 20, 2.
[21] Florus, 1, 40.
[22] Dion Cassius, 37, 52, 1-2.
[23] Plutarque, César, 11, 5-6.
[24] Suétone, César, 7.
[25] Suétone, César, 7.
[26] César, Guerre des Gaules, 4, 17-18.
[27] César, Guerre des Gaules, 4, 20.
[28] Florus, 1, 45.
[29] César, Guerre des Gaules, 4, 20.
[30] Florus, 2, 13.
[31] Plutarque, César, 58, 4-7. Appien, B.C., 2, 111 mentionne également ce projet mais n’évoque pas les suites de la campagne parthique.
[32] Voir par exemple Velleius Paterculus, 2, 41 ; Plutarque, Antoine, 3, 6 ; Plutarque, Crassus, 37, 2-4 ;