La France va mal. Difficile de nier l’évidence. Le pouvoir politique français s’avère pour l’instant incapable de rentrer dans le monde du XXIe siècle.
La France a du mal à se positionner de manière constructive dans un monde multipolaire dangereux, dominé par des affrontements économiques dont la portée dépasse largement la focalisation sur la lutte contre le terrorisme. Les élites françaises protègent une relation sociologique au pouvoir mais ont perdu tout sens de la puissance afin de garantir à notre pays les capacités d’assurer durablement son avenir.
L’impasse sur l’accroissement de puissance
En 2014, la France a oublié la signification du mot puissance longtemps décrit comme l’incarnation du mal absolu. Seuls les États-Unis, garants autoproclamés de la démocratie et de la liberté des échanges, étaient absous de cette contrainte de se justifier sur leur recherche constante de puissance.
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La notion de puissance a une connotation souvent négative dans l’opinion publique qui assimile ce terme à l’ambition démesurée de Louis XIV, à l’aventurisme militaire de Napoléon Ier ou encore à l’horreur des combats de la Première Guerre mondiale. En revanche dans l’inconscient collectif d’un certain nombre de peuples, la puissance d’un pays est une valeur refuge quasi ancestrale pour se tenir à l’abri des agresseurs potentiels et envisager sans crainte la perspective d’un développement en phase avec leur potentiel démographique, économique et culturel. Force est de constater que la France est en perte de puissance depuis des décennies.
Si la Ve République a consolidé temporairement les institutions, ses fondateurs ont manqué de pédagogie pour expliquer leur volonté de ne pas se dissoudre dans la politique des Blocs. De Gaulle avait une vision de la puissance dans les domaines régaliens, y compris par rapport à l’économie, mais il ne formula jamais un corps de doctrine sur la nécessité d’accroître la puissance comme condition sine qua non du maintien de la souveraineté. Cette carence a été préjudiciable à la réflexion collective sur le devenir de la France. Après lui, les élites françaises ont eu encore moins de retenue pour confier cette tâche aux relais d’influence de la puissance dominante dans le camp occidental.
La fin du mirage européen
Depuis 1945, nos élites (politiques, économiques, financière etc.) se reposent sur la force des États-Unis. La France s’est progressivement dessaisie de sa propre vision stratégique de la puissance au profit d’un projet de construction de l’Europe sous le contrôle et l’influence indirecte des États-Unis. Mais cette logique de défausse a atteint ses limites. Contrairement aux espoirs de ceux qui continuent à présenter la mondialisation comme un monde fini en voie de régulation, le xxie siècle s’ouvre sur l’affaiblissement de la superpuissance américaine. Comment pouvons-nous encore en nier les symptômes les plus visibles : l’abandon du dollar comme monnaie d’échange par la Russie et la Chine en septembre 2014, l’échec de l’exportation du modèle démocratique américain dans plusieurs parties du monde et la fragilisation de zones géographiques vitales (marches de l’empire russe, zones maritimes de l’Asie, pays africains riches en matières premières, pays en crise au Proche et Moyen-Orient) ?
L’Union européenne n’est pas le « plan B » que chacun s’évertuait à imaginer. Les multiples discours et prises de position concernant la construction européenne ont un point commun : l’absence de réflexion sur l’idée de puissance. Dans l’état actuel des rapports de force internationaux, l’Europe se bat sur deux fronts. Le premier est déjà pratiquement perdu (la nouvelle Commission de Bruxelles est encore plus atlantique que la précédente et l’opacité qui entoure les négociations sur le traité transatlantique ne permet pas de penser à une réduction de notre dépendance). Le second front ne se porte guère mieux. L’Union européenne est un faible écran protecteur face aux offensives commerciales de la Chine et des autres économies conquérantes.
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Au-delà de ces deux fronts, la question principale reste l’avenir de la cohésion du monde occidental. Les États-Unis sont loin de lui accorder une attention prioritaire. Comme l’a rappelé Erik Reinert (1), le monde occidental s’est enlisé dans ses certitudes en pensant que le libéralisme était une fin en soi. La réalité du monde actuel est bien différente. Les « champions nationaux » sont de nouveau le fer de lance des économies les plus performantes. L’accroissement de puissance par l’expansion économique est un paramètre qui est au cœur de la dynamique chinoise, indienne et brésilienne. Cette nouvelle dialectique modifie la donne. Les intérêts stratégiques des puissances se diversifient et deviennent plus complexes. Un intérêt militaire ou géopolitique peut entrer en contradiction avec un intérêt économique et vice versa. Un pays peut être allié militairement avec un autre tout en l’affrontant épisodiquement sur le terrain économique. Ainsi prend forme un rapport de force allié/adversaire qui bouscule les habitudes de solidarité de Bloc acquises durant la guerre froide.
La nécessité d’une grille de lecture sur la guerre économique
La question de l’accroissement de puissance par l’économie bouscule les postulats libéraux de bon nombre d’économistes. Les démonstrations répétitives de l’usage de l’arme économique par la Chine ou la Russie légitiment une réflexion nouvelle. On attendait des élites anglo-saxonnes un changement de posture sur le sujet. À l’exception de quelques théoriciens comme Edward Luttwak (2), les penseurs nord-américains se sont abstenus de soutenir ou d’officialiser une théorie sur leur domaine d’excellence, en l’occurrence la manière de vaincre l’adversaire dans les affrontements commerciaux.
À la différence du monde anglo-saxon, la France s’efforça de rattraper son retard dans ce domaine. Les initiateurs du concept français d’intelligence économique se sont attelés à bâtir une grille de lecture des rapports de force économiques à partir d’une étude comparée des économies les plus performantes (États-Unis, Japon, Allemagne). À la différence des auteurs anglo-saxons focalisés sur une exportation épurée de leur propre matrice, les Français insistèrent sur l’importance des critères historiques et culturels en matière de conquête et de défense économique. Cette approche soulignait l’importance des cultures informationnelles des économies dominantes.
L’incapacité des Français à faire bloc autour d’une stratégie commune
Cette ébauche de grille de lecture sur la guerre économique n’eut pas d’incidence réelle sur le mode de pensée politique. Les deux rapports Carayon rédigés après le rapport Martre aboutirent à des mesures très en deçà des enjeux géoéconomiques soulevés par les nouvelles politiques de puissance. Certains (3) en firent un produit éphémère de communication en exploitant de manière très opportuniste le terme de patriotisme économique. Moqué par les médias et rejeté par les libéraux, le patriotisme économique est resté un slogan qu’Arnaud Montebourg a tenté de relancer sans grand succès avec le made in France. Il n’est pourtant pas si difficile de lui donner un contenu. Il suffit de lire les priorités des pays qui sont à l’offensive : limiter les dépendances, relocaliser l’activité industrielle, créer des synergies pour conquérir des marchés, mais aussi se positionner sur les nouveaux territoires informationnels du web. Ces axes d’attaque sont connus, encore faut-il être capable d’en tirer les conséquences qui s’imposent.
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Soyons lucides. Il n’existe pas pour l’instant de personnalité susceptible d’être élue aux plus hautes fonctions de la République incarnant ce besoin d’autonomie stratégique. Nous sommes toujours sous l’emprise de l’influence des Américains et de leur discours adroit qui dissimule une pratique efficace en matière économique. Nous prenons au sérieux ce que disent les États-Unis, mais pas ce qu’ils font. C’est notre principal point faible. Il appartient désormais aux citoyens de ce pays de réinventer un processus d’unité nationale afin de ne pas subir la loi du plus fort. C’est le message de Sabordage pour que la France retrouve le chemin de la puissance.
Notes
- Erik Reinert, Comment les pays riches sont devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent pauvres, Éditions du Rocher, France, 2012.
- Edward Luttwak, Le Rêve américain en danger, Éditions Odile Jacob, 1995.
- Le terme a été utilisé par Dominique de Villepin lorsqu’il était Premier ministre.