L’expression Françafrique a mauvaise réputation. Elle a été forgée pour dénoncer la responsabilité de la France dans l’échec de la décolonisation de l’Afrique subsaharienne.
Selon les critiques, les liens officiels avec la France auraient empêché l’Afrique de voler de ses propres ailes, facilitant aussi le maintien de liens officieux, à mi-chemin entre la corruption et les opérations de services secrets. La Françafrique relevait de la diplomatie de l’ombre et de la « cellule africaine » de l’Élysée, éclatant sous forme de scandales plus ou moins étouffés, dont celui des diamants de Bokassa offerts à Giscard d’Estaing (1979).
Vers une autre gouvernance ?
Un tournant majeur intervint dans les années 1990, quand François Mitterrand prononça son discours de La Baule (20 juin 1990) : « Il n’y a pas de développement sans démocratie et il n’y a pas de démocratie sans développement. » Désormais, les aides seraient conditionnées à la démocratisation des régimes africains.
Il devint dès lors plus délicat pour les pouvoirs politiques de maintenir leurs réseaux, d’autant que les chevilles ouvrières de ces liens personnels mouraient les unes après les autres comme Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » depuis de Gaulle jusqu’à Jacques Chirac, ou tombaient sous le coup d’inculpations, ainsi Jean-Christophe Mitterrand. La cellule spéciale de l’Élysée fut fermée et la République enterra officiellement la Françafrique. Dans ce nouveau contexte, les discours hautains et maladroits, comme celui de Nicolas Sarkozy à Dakar en juillet 2007, devinrent aussi rares que dangereux.
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À la même période, les difficultés économiques de la France imposèrent une restriction des budgets : fermeture de centres culturels, réduction des effectifs militaires stationnés dans les pays partenaires, dévaluation du franc CFA en 1994. Une page était tournée.
L’opinion publique africaine favorisait le processus, les manifestations anti-françaises se faisant récurrentes dès les années 1990. Les souvenirs de la colonisation et leur manipulation par les médias et les responsables locaux jouaient contre la présence française. Comme en juin 2015 à Niamey, la rue africaine accuse fréquemment la France de capter ses richesses. Les djihadistes savent jouer sur ce ressentiment.
Les nouveaux concurrents
Les grandes entreprises (comme Total, Bolloré ou Bouygues) ont pris le relais de la Françafrique politique pour l’orienter dans une dimension commerciale. Les porteurs de valise privés remplacent les conseillers diplomatiques. Néanmoins, les contrats se négocient pied à pied et les cadeaux entre amis ne suffisent plus pour obtenir un marché. Face à la concurrence, Elf (reprise par Total depuis) s’est désengagée de l’exploitation du pétrole de Doba (Tchad) en 1999.
D’autres puissances concurrencent la France : les armées américaine et chinoise se sont installées à Djibouti ; la Russie soutient la compagnie Gazprom au Niger ; l’Algérie joue sur les divisions de la société malienne pour s’imposer comme négociateur entre les Touaregs et Bamako. Lors de l’occupation du Nord-Mali par les djihadistes en 2012, le Qatar aurait envoyé des humanitaires du Croissant Rouge à Gao pour soigner les islamistes…
Enfin, les contempteurs de la Françafrique ont développé leur propre ingérence, humanitaire celle-la, en s’appuyant sur les ONG internationales et sur les programmes de l’ONU.
Ainsi, la fin de la Françafrique ne fut en réalité que le début d’un Mondafrique, où chaque pays et chaque lobby tente de s’immiscer dans les affaires du continent.
La France toujours présente
La France reste néanmoins un acteur essentiel. Malgré des budgets resserrés, Paris soutient sur place le développement agricole, l’écologie, l’éducation, les efforts de démocratisation et les armées. En outre, l’influence française reste déterminante dans la politique intérieure de chaque pays. Le régime tchadien n’a dû son salut en 2008 qu’à l’intervention française, et il n’est pas question de se séparer du président Idriss Déby, personnage autoritaire mais indispensable pour la sécurité régionale. C’est encore Paris qui impose aux gouvernements malien et nigérien depuis vingt ans de négocier avec les Touaregs et donc, indirectement, de mettre en place un système fédéral.
Le réalisme a contraint Paris à discuter avec tous les régimes pour faire face aux trois priorités françaises : le terrorisme, le contrôle des migrations et l’approvisionnement en ressources naturelles. François Hollande lui-même a dû s’adapter à la réalité africaine. Après l’occupation du Nord-Mali par les groupes islamistes en 2012, l’appel désespéré du président malien a rencontré immédiatement le soutien de l’opinion publique et de l’Union européenne. Malgré une légitimité juridique tardive, Hollande a déclenché en janvier 2013 l’opération Serval, transformée en août 2014 en dispositif Barkhane. Jamais l’armée française n’a été aussi présente dans la région.
À compter de décembre 2013, la France s’est aussi déployée en République centrafricaine, à travers l’opération Sangaris. Mais, loin de se contenter de séparer les milices, Paris a voulu importer un calendrier démocratique en imposant comme chef de l’État Catherine Samba-Panza, qui n’a aucun soutien tribal ni ethnique dans le pays. La Françafrique a donc changé de visage, mais elle demeure.
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La Françafrique n’est plus celle des cabinets politiques, des pots-de-vin entre gouvernants, des dictateurs que l’on fait et défait, mais elle est devenue celle de l’humanitaire, de la démocratisation et des droits de l’homme. Dans les deux cas, la France a été jugée coupable par les contemporains : coupable d’être intervenue (au Tchad, en Libye), coupable de ne pas intervenir (au Nigeria, en Somalie), voire de mal intervenir (au Rwanda, en République centrafricaine), de maintenir des régimes non démocratiques (Issène Habré) ou de vouloir les renverser (Blaise Compaoré), coupable de réduire les aides ou au contraire de financer le développement et d’orienter les crédits.
La Françafrique est donc aussi un élément de langage. Pour les pays qui cherchent à renforcer leur position sur place, cette dénonciation est bien commode. L’Algérie s’en prend facilement à la France au Mali et en Mauritanie, pour mieux agir au Sahara Occidental au profit du Front Polisario.
Pourtant, les drames des réfugiés et du djihadisme ont, depuis 2012, provoqué un début de changement intellectuel majeur : la conviction que l’approche globale est dépassée. La diplomatie est à la recherche d’efficacité, et non plus d’idéal théorique comme celui de La Baule.
Les États du G5 Sahel[simple_tooltip content=’Regroupement de cinq pays (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad) coopérant avec la France depuis février 2015 pour améliorer la sécurité régionale’](1)[/simple_tooltip] ont affranchi la France de la question de la gouvernance pour se concentrer sur des objectifs de sécurité. Le pragmatisme et la cohérence sont les nouvelles alternatives qu’ont développées la France et le G5 Sahel. Quant à l’hypothétique démocratisation harmonieuse de l’Afrique, elle est laissée à l’Histoire et au temps long des peuples millénaires.