Le château de la Bâtie d’Urfé

21 juillet 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : La bastie d'Urfé (c) Wikipédia Par lapin.lapin —

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Le château de la Bâtie d’Urfé

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Connaissez-vous le Forez ? Paysage bucolique et festonné, région historique entre Lyon et Saint-Étienne, le Forez est aujourd’hui quelque peu oublié. Conflits vous y amène, pour visiter la France et, pourquoi pas, donner des idées de vacances.

Auprès de l’ancienne ville de Lyon, du côté du soleil couchant, il y a un pays nommé Forez, qui en sa petitesse contient ce qu’il y a de plus rare au reste des Gaules… Ainsi commence l’œuvre considérée comme le premier roman français, L’Astrée, parue au début du XVIIe siècle. On a oublié aujourd’hui le succès phénoménal que connut dans toute l’Europe cette épopée bucolico-anachronique, et nul président ne l’ayant utilisée comme exemple de savoir inutile, les professeurs de lettres n’ont guère songé à l’exhumer comme ils ont pu le faire de la Princesse de Clèves – il faut dire que ses quelque 6000 pages ont de quoi les intimider, sans parler de leurs élèves !  

 

Le Game of Thrones des Temps modernes

 

L’auteur, Honoré d’Urfé, entrelace pour son épopée de multiples épisodes autour des amours du berger Céladon – qui laissera son nom à des plats en céramique et à une nuance de vert – et de la bergère Astrée. Amours contrariées, comme il se doit pour justifier un roman, et tumultueuses comme les flots de la rivière Lignon, qui traverse pourtant bien sagement la plaine du Forez (ne prononcez pas le « z » si vous ne voulez pas passer pour un journaliste, un Parisien ou pire, les deux à la fois) jusqu’à la Loire. Car Astrée, quoique bergère, est capricieuse comme une candidate des Marseillais à Ibiza et il faudra au berger toutes les ressources des druides – l’histoire a pour cadre la Gaule romanisée – et de la princesse Galathée, qui doit de son côté lutter contre l’usurpateur Polémas, pour convaincre la belle de son amour, après avoir parcouru maintes étapes géographiques préfigurant la carte de Tendre imaginée un demi-siècle plus tard par Mme de Scudéry.

Plaine et Monts du Forez (c) Wikipédia

Leur parcours, inspiré à l’auteur par ce Forez qu’il adore, vous pouvez aujourd’hui le suivre, car les responsables touristiques d’une vingtaine de « communes du pays de l’Astrée » ont créé un chemin de mémoire sur les pas des héros, jusqu’au lieu où un Céladon désespéré par la rupture avec sa belle tenta de mettre fin à ses jours en se jetant dans le Lignon. Ne tentez pas l’expérience cependant : vous vous écraseriez sur le bitume de la déviation qui contourne le centre-ville de Boën sur Lignon, car le « rocher de Céladon » n’a plus aujourd’hui les pieds dans l’eau ! Mais je peux témoigner, pour l’avoir fréquenté il y a plus d’un demi-siècle, qu’il était surnommé ainsi bien avant la préoccupation commerciale de fournir des lieux de mémoire aux touristes un tantinet cultivés.

Presque au centre géographique de l’écrin où s’ébattent Astrée et Céladon se situe le joyau où vivait la famille d’Urfé : le château dit « la Bastie » ou « la Bâtie » dans la région. Ce lieu retrace tous les bouleversements vécus en France à la fin du Moyen-Age et au début des Temps modernes : domaine monacal à l’origine, dépendant du prieuré voisin de Champdieu, il devient maison forte où s’installe au XIIIe siècle la famille d’Urfé, originaire du nord du Forez, une zone plus montagneuse, où se dressent encore les ruines majestueuses du château des « cornes d’Urfé », près de Saint Just en Chevalet. Au XVe siècle, la famille fait construire un manoir qui sera transformé au siècle suivant par Claude d’Urfé (1501-1558), le grand-père d’Honoré. Cet écuyer de François Ier participa à la funeste sixième guerre d’Italie (1521-1525) et devint logiquement gouverneur de son Forez natal quand ce dernier fut confisqué avec les autres possessions (Auvergne et Bourbonnais) de Charles de Bourbon, ancien connétable passé au service de Charles Quint et tué lors du siège de Rome qui se termina par un sac de sinistre mémoire (1527). À ce titre, il reçut la visite du roi de France à Montbrison, alors chef-lieu du Forez, en 1536.

François Ier nomma Claude ambassadeur auprès du Saint Empire, puis représentant au concile de Trente. Le fils de François, Henri II, en fit son ambassadeur à Rome et le chargea en 1551 de l’éducation de ses enfants, les futurs rois François II, Charles IX et Henri III. Cette carrière brillante, qui le mit plusieurs fois en contact avec l’Italie, en fit aussi un mécène et un humaniste, proche de Marguerite de Navarre et des poètes de la Pléiade, et l’inspira dans le réaménagement de son château, un des meilleurs témoignages que l’influence italienne sur l’architecture de la Renaissance française ne se limitait pas aux châteaux royaux. C’est aussi sous François Ier et Henri II que l’industrie de la soie s’implante à Lyon, toute proche (60 km à vol d’oiseau), sous l’impulsion de marchands piémontais fixés dans la ville depuis le développement de grandes foires dans l’ancienne « capitale des Gaules », idéalement placée au débouché des itinéraires transalpins.

Carte du Forez, avec les départements et les communes actuelles (c) Wikipédia

Le style « italianisant »

 

D’allure modeste, la Bâtie n’en renferme pas moins quelques trésors tout à fait inattendus : une galerie couverte, élégante extension de sa façade intérieure et bien utile dans une région au climat continental rugueux, galerie accessible par une rampe (et non un escalier) dont l’entrée est décorée d’une statue de sphinx ; de magnifiques plafonds à caissons ; un jardin « à la française », reconstitué d’après des plans de 1804, donc sans doute éloignés du premier parc de toute façon plus étendu, mais où a été réinstallée en 1998 la rotonde et sa fontaine « de la vérité d’amour » mentionnée dans L’Astrée ; et surtout une exceptionnelle (quoique petite) grotte de rocailles, ornée de statues mythologiques et de coquillages, galets et autres cailloux, et rafraîchie par plusieurs filets d’eau. Voulue par Claude d’Urfé, restaurée en 2008, cette grotte mérite à elle seule le voyage, car il n’existe aucun autre exemple en France de cette importation des mœurs italiennes, la pièce couverte s’ouvrant largement sur la cour pour permettre de vivre selon le principe du « dehors-dedans » peu habituel aussi au Nord – nous sommes sensiblement à la latitude de Lyon ou Clermont-Ferrand – mais bien agréable durant des étés qui peuvent être étouffants.

La chapelle, également du XVIe siècle, comporte un ensemble de tableaux du peintre maniériste Siciolante, que Claude rencontra sûrement à Rome où il contribua aussi au décor de Saint Louis des Français, mais l’ensemble de son aménagement, en particulier les boiseries murales, n’a pas été reconstitué. En effet, Prosper Mérimée ayant refusé de classer le château aux Monuments historiques, ses propriétaires du XIXe siècle le cédèrent à un marchand de biens qui démembra le domaine et dispersa une grande partie de sa décoration – les boiseries finirent aux États-Unis.

Fort heureusement, la Bâtie est rachetée en 1909 par la Société historique et archéologique du Forez, qui obtient son classement en 1912 et entreprend le travail de longue haleine de restauration. Cette société est aussi propriétaire de plusieurs autres sites remarquables des environs comme le château médiéval de Couzan, qui domine Sail (village natal du footballeur Aimé Jacquet) ou l’extraordinaire salle héraldique de son siège, à Montbrison, construite au XIIIe siècle et dont la voûte en bois est ornée de 1728 blasons. Cette salle, qui abrite une bibliothèque, lui a aussi donné son nom d’usage, la « Diana ».

Faites vos jeux

 

La Bâtie d’Urfé a longtemps été un foyer majeur d’animation culturelle pendant la saison estivale en proposant des représentations artistiques de différentes disciplines (musique et danse principalement). La concurrence se multipliant, un effort de coordination a été fait en 2019 pour fédérer autant que possible les initiatives et les énergies, et l’incertitude de la période actuelle ne permet évidemment pas de prévoir quel sera l’avenir de ces manifestations. C’est pourquoi un petit séjour dans la région ne peut manquer de soutenir une activité touristique qui est loin d’atteindre l’intensité de sites plus célèbres et plus… balnéaires.

Encore qu’il existe aussi des stations balnéaires dans le Forez, mais au sens thermal : Montrond les Bains et surtout Saint Galmier, d’où provient l’eau de Badoit dont les vertus, vantées par un des médecins de Louis XVI, étaient connues sans doute dès l’époque romaine. Grâce à sa géologie particulière, la plaine du Forez connaît d’autres sources pétillantes : la source de Sail, dont l’exploitation a été arrêtée, celle de Saint Romain le Puy commercialisée sous la marque Parot… Ces marques ont surtout une réputation locale, encore que les circuits de distribution du groupe Casino, créé à Saint Étienne, dont la métropole intègre désormais nombre de communes foréziennes, en ont répandu quelques-unes dans toute la France.

Depuis la IIIe République, les casinos et autres maisons de jeux sont interdits en France, à l’exception des villes balnéaires, thermales et touristiques et, plus récemment, des villes-centres d’une agglomération de plus de 500 000 habitants. Les amateurs de jeux d’argent trouveront donc de quoi assouvir leur passion à Montrond et Saint Galmier, dotées d’un casino depuis longtemps. Mais l’intérêt de la fréquentation limitée de la région est que vous n’y éprouverez jamais le sentiment d’oppression que génèrent les foules touristiques, et il sera plus facile d’y appliquer la distanciation sociale recommandée actuellement.

La grotte des fraîcheurs (c) Wikipédia

La France à vos pieds

 

Géologiquement, la plaine du Forez est un fossé tectonique, à l’image de l’Alsace ou de la Limagne voisine, quoique dans un format plus petit, coincée entre les monts du Forez à l’ouest et ceux du Lyonnais à l’est. À ceux qui cherchent de vastes horizons dégagés s’offrent précisément ces monts du Forez qui culminent sur la crête de Pierre-sur-Haute, reconnaissable aux antennes déployées depuis les années 1960 et qui servaient aux transmissions au sein de l’OTAN, avant d’être reprise par l’armée de l’Air française. Vous comprendrez aisément l’intérêt militaire du site en voyant à vos pieds (si le temps est clair) la moitié de la France, comme le disent les Foréziens en exagérant à peine puisqu’avec 1634 m d’altitude, Pierre sur Haute est le troisième plus haut sommet du Massif central, après la chaîne du Sancy (1886 m), visible à l’ouest, et le mont Lozère (1699 m).

Il est bien sûr assez pénible d’y monter pour les non-motorisés – la 14e étape du Tour de France 2020 doit y passer le 12 septembre pour pimenter le parcours Clermont-Lyon classé comme « plat » – mais on peut très facilement se promener pendant des heures sur les « Hautes Chaumes », ces pâturages d’altitude où est née la fourme (d’Ambert ou de Montbrison, c’est une autre histoire !) et où vous croiserez encore des troupeaux de vaches et des « jasseries » (qui s’appellent « burons » côté auvergnat). Ces dernières sont des fermes d’altitude où les paysans séjournaient l’été le temps de confectionner les fromages. Beaucoup ont été restaurées comme résidences secondaires, mais la jasserie du Coq noir, au col des Supeyres, a été réhabilitée « dans son jus », avec ses murs en granit rosé et son toit de chaume, et offre en saison, outre un mini-écomusée, une restauration typique (charcuterie et « patia », des pommes de terre à la crème), des produits du terroir et des animations culturelles pas forcément à orientation « folklorique ».

Les landes du Forez (c) Wikipédia

Redescendant dans la plaine, vous pourrez vous intéresser aux multiples quoique discrets vestiges d’une activité volcanique : piton correspondant à d’anciennes cheminées de laves, orgues basaltiques, etc. Vous apercevrez au loin la Loire, qui se prélasse après avoir bataillé en amont pour tracer ses gorges autour de Saint-Étienne, et qui serpente en déposant depuis des millénaires des limons et du sable. Cette nature de sol s’avère favorable à l’agriculture, mais a aussi permis la création d’étangs où l’observation de la faune, notamment des oiseaux, et la pêche sont des activités contemplatives tout à fait appropriées à un monde qui découvre les vertus du slow et du few.

Ainsi, après avoir inspiré à l’Europe entière la mode des histoires bucoliques de bergères et de princesses, le Forez a bien des atouts pour devenir une destination à la mode dans l’optique d’un tourisme qui ne serait plus « comme avant ». Au risque d’y perdre son âme, comme tant d’autres lieux avant lui ?

A lire aussi : Traditions et coutumes de la Corse

Article paru initialement le 8 mai 2020.

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À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

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