<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Forces et faiblesses de la France d’outre-mer

23 mai 2022

Temps de lecture : 7 minutes

Photo :

Abonnement Conflits

Forces et faiblesses de la France d’outre-mer

par

Le 12 décembre, la Nouvelle-Calédonie a procédé à sa troisième consultation référendaire au sujet de son indépendance dans un climat d’indifférence quasi général en métropole. Si les statuts des collectivités d’outre-mer témoignent d’une constante évolution, cette autre France demeure largement méconnue. On se rappelle du nom de ces terres lointaines à chaque élection présidentielle, ou lorsqu’un cyclone ou un mouvement social dans les Antilles abîment l’image reluisante d’un paradis exotique qui se gondole avec le temps. 

La France d’outre-mer est encore une notion abstraite qui ne renvoie à aucune identité commune, constate sans détour Jean-Christophe Gay dans un livre de référence récemment paru[1]. Il n’existe pas en effet un sentiment de solidarité suffisamment fort – en dépit de la mémoire de l’esclavage dans les Antilles et en Guyane – pour forger une conscience nationale d’outre-mer. En témoigne la méfiance traditionnelle des Kanaks de Nouvelle-Calédonie à l’égard des immigrés de Wallis-et-Futuna, qui y sont plus nombreux que sur leur archipel d’origine, ou encore de la crainte de se faire envahir par des Réunionnais lors de la création d’une desserte d’Air Austral reliant Saint-Denis à Nouméa via Sidney.

Depuis la disparition de l’Union de transports aériens (1963-1990) et de l’éphémère Air outre-mer en 1991, il n’existe pas de compagnie nationale aérienne en mesure d’effectuer des dessertes dans toutes nos possessions ultramarines. Le 2 septembre 2020, la chaîne du service public France O a coupé définitivement son signal après avoir mis fin à ses programmes une semaine auparavant. En guise de compensation, le service public propose un « portail des Outre-mer » hébergé par le site de France Info avec un contenu riche sur l’actualité et la diversité de la France d’outre-mer (FOM). Initiative bienvenue, mais encore insuffisante pour forger un sentiment d’appartenance commune.

De quoi la France d’outre-mer est-elle le nom ?

On l’ignore trop souvent, de nombreuses villes ou régions métropolitaines sont devenues françaises plus tardivement que certaines colonies : Saint-Pierre-et-Miquelon (1536), la Martinique et la Guadeloupe (1635), La Réunion (1642), la Guyane (1664)… soit bien avant la Franche-Comté (1678), la Corse, (1768) ou encore la Savoie et le comté de Nice (1860). La France est le pays d’Europe qui a gardé la proportion la plus élevée de son empire colonial, à l’exception du Danemark avec le Groenland. En superficie, il ne reste plus que 0,05 % de l’Empire britannique, 00,4 % de l’Empire néerlandais, 0,1 % de l’Empire portugais… Des 12 millions de km² de l’empire colonial français, au moment de son apogée dans les années 1930, il en reste 1 % aujourd’hui. Paris a du reste renoncé à revendiquer la terre Adélie (390 000km²) en acceptant le gel de ses revendications sur cette portion du continent austral depuis la signature en 1959 du traité de l’Antarctique.

À lire également

La puissance et le territoire. Entretien avec Jean-Robert Pitte #8

Mais tandis que le déclinisme est devenu une mode au sein de l’intelligentsia hexagonale, on omet de mentionner que la France possède le deuxième plus grand domaine maritime au monde avec plus de 10 911 823 millions de km² (avec les extensions du plateau continental en vigueur). Nous détenons aussi le record international de fuseaux horaires avec 13 fuseaux, dont trois pour la seule Polynésie, contre 11 pour la Russie.

Mais la France d’outre-mer c’est aussi un territoire émergé non négligeable, riche par son immense biodiversité et qui totalise 120 000 km², soit l’équivalent de la région Bourgogne-Franche-Comté pour une population de 2,9 millions d’habitants. Mis à part certains litiges territoriaux plus ou moins mineurs, avec le Vanuatu pour le contrôle des îles Matthew et Hunter, Maurice, qui revendique l’îlot de Tromelin – 1 km² et une station météo – et les Comores sur Mayotte, le domaine de la FOM semble stabilisé.

Une et indivisible, la République française accorde aux 13 entités qui forment la FOM à peu près autant de statuts et deux monnaies en circulation : l’euro, monnaie commune à la plupart des départements et territoires de l’outre-mer français de l’Atlantique et de l’océan Indien, et le franc pacifique français (CFP), devise locale en circulation en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les îles Wallis-et-Futuna.

Des statuts à la carte depuis 1946

La FOM se décline de nos jours en 13 entités aux statuts différents. À l’origine, nous avons les « quatre vieilles colonies » (Guadeloupe, Martinique, Réunion et Guyane), devenues des départements d’outre-mer (DOM) en 1946, puis des régions d’outre-mer (ROM) en 1982. Aujourd’hui, l’acronyme DOM-TOM (départements et territoires d’outre-mer) fait figure d’anachronisme.

Autrefois la distinction entre les DOM et les TOM qui remonte à 1946 avait une incidence directe dans la gestion par l’État de l’outre-mer. D’un côté, l’assimilation et la départementalisation étaient appliquées, de l’autre un lien plus lâche, du fait de l’éloignement géographique, de la présence de peuples autochtones et de l’influence des missions catholiques et protestantes locales, rendait la relation plus complexe et plus composite à l’égard de la métropole.

À lire également

Les îles Éparses, un enjeu stratégique pour la France

Cette autre France, dont les statuts ont divergé récemment, est complétée par une série de collectivités diverses à l’autonomie variable, dont Mayotte, devenue un DOM en 2011 et d’autres appelées collectivités d’outre-mer (COM) depuis la révision constitutionnelle de 2003, à l’exception de la Nouvelle-Calédonie qui, par l’accord de Nouméa (1998), est une collectivité au statut dérogatoire et transitoire à nul autre pareil. Des îles inhabitées ou sans population permanente, telles les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) ou Clipperton dans le Pacifique, complètent cet ensemble hétéroclite et dispersé.

L’abolition de l’esclavage en 1848, l’assimilation votée en 1946 et la départementalisation au sortir de la Seconde Guerre mondiale ont contribué à forger un marqueur d’identité commun à certaines entités. Certains élus de gauche radicale, telle Françoise Verges, veulent voir dans la FOM une sorte de « postcolonie ». Et de dénoncer l’arrogance de la métropole. Mais retenons surtout que le processus de décolonisation ne s’est pas accompagné d’une indépendance politique ni économique, comme l’atteste la permanence de transferts importants résultant des politiques dites « de rattrapages ».

La dernière phase du processus de transfert de compétences s’est déroulée en Nouvelle-Calédonie. Conformément à l’accord de Nouméa de 1998, Paris accorde des gages aux indépendantistes à travers la tenue de plusieurs consultations référendaires, après l’échec du oui en 2014 et 2018. Ce débat ne devrait pourtant pas masquer les difficultés économiques auxquelles fait face la Nouvelle-Calédonie, territoire de 18 575 km² et peuplé de 271 960 habitants.

Des faiblesses structurelles

Si la richesse de ses sols et de ses fonds marins a été maintes fois vantée, il n’empêche que l’État peine à valoriser ses territoires d’outre-mer par manque de moyens, mais aussi de volonté. La France n’a pas les moyens de surveiller étroitement sa ZEE. L’îlot désert de Clipperton est situé à onze jours de navigation et 5 000 km de Papeete. De sorte que la FOM a les allures d’une France en convalescence permanente. Elle accuse un retard économique flagrant et des statuts et des contextes socioculturels très différents. Sa biodiversité est menacée. Les coraux se dégradent, la forêt amazonienne est affectée par l’orpaillage illégal en Guyane, la Nouvelle-Calédonie souffre des dégâts miniers causés par l’exploitation du nickel, la Polynésie accuse des problèmes sanitaires inquiétants causés par les essais nucléaires. À cela s’ajoutent des problèmes d’obésité, de diabète, d’addiction à l’alcool et aux drogues, de violences et d’insécurité. Cayenne et le département de la Guyane ainsi que les îles de la Nouvelle-Calédonie se classent respectivement au 13e et 14e rang des départements les plus dangereux de France en 2021.

À lire également

Commerce extérieur : un décrochage made in France

Sur le plan démographique, de fortes disparités sont à noter. D’une part, des collectivités enregistrent une très forte croissance démographique (Guyane et Mayotte) générant des difficultés de tout ordre, dont l’accueil des élèves dans les écoles, tandis que d’autres perdent des habitants du fait de la chute de la natalité ou de l’émigration. C’est surtout le cas de la Martinique, Guadeloupe et Wallis-et-Futuna.

Quant à l’économie, force est de constater que la FOM souffre de maux communs récurrents et fort semblables, liés à ce que l’on pourrait comparer à un syndrome néerlandais : chômage chronique, faible compétitivité, tourisme peu internationalisé, cherté de la vie, faible concurrence dans le secteur de l’import et de la distribution, fuite des cerveaux, fortes inégalités salariales… Derrière le masque apparent d’une fiscalité optimale et de diverses barrières protectionnistes, nous avons affaire à des « économies assistées ».

Contenir la menace chinoise

Présente dans tous les océans du globe, la France reconsidère l’importance stratégique de sa présence en Océanie et dans le Pacifique afin de contenir la montée en puissance de la Chine continentale. La Polynésie française est de fait devenue un élément clé de notre stratégie régionale visant à promouvoir l’Indopacifisme en réponse au défi chinois. Le gouvernement polynésien demeure dans un état de dépendance vis-à-vis des transferts financiers en provenance de la métropole (1,5 milliard d’euros par an). Isolé économiquement, il voit dans l’activisme chinois une perspective de croissance. Un cas que partage La Réunion également concernée par la stratégie indopacifique élaborée par Paris et qui entretient des relations avec la Chine populaire.

C’était tout l’enjeu de la visite du président Macron en juillet 2021 en Polynésie française que de rappeler l’importance de notre présence dans le Pacifique. L’article 74 de la Constitution française et la loi organique de 2004 rappellent que la Polynésie française dispose de compétences suffisamment étendues pour entretenir des relations extérieures. La collectivité participe à plusieurs organisations internationales et forums multilatéraux (Conférence des dirigeants des îles du Pacifique, Forum des îles du Pacifique, Communauté du Pacifique, Polynesian Leaders Group…). L’exécutif polynésien rencontre régulièrement des dirigeants de grandes puissances et entretient des relations bilatérales avec la Chine populaire qui a ouvert un consulat à Tahiti en 2007 suivi d’un institut Confucius en 2013. Et les navires de l’Armée populaire de libération y font régulièrement escale. Pékin développe une intense activité diplomatique économique et culturelle dans l’archipel et soutient des projets d’infrastructures de grande ampleur (digue de protection et d’une route de contournement, ferme aquacole à Hao…). Des investissements tous azimuts qui nourrissent l’inquiétude de Paris, en témoigne la récente sortie du président Macron : « On ne peut pas être français un jour et chinois le lendemain. » Le multilatéralisme et la protection de l’environnement prônés par la France se heurtent aux ambitions de la Chine. On l’aura compris, l’outre-mer français demeure l’objet d’âpres luttes d’influence dans lesquelles les acteurs ont des vues sur plusieurs échelles. L’ambivalence des relations entre l’État et la collectivité peut dans certains cas s’avérer un signe de faiblesse dans la mesure où elle crée un décalage entre la stratégie nationale et un contexte géopolitique local de plus en plus dangereux.

À lire également

Les métropoles vont-elles gouverner le monde ?

[1] Jean-Christophe Gay, La France d’outre-mer – Terres éparses, sociétés vivantes, Armand Colin, 2021.

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

Voir aussi