La suppression de la taxe d’habitation sur la résidence principale permet de se repencher sur les notions de décentralisation, d’autonomie financière des collectivités locales et d’imposition locale. La menace qui pèse sur ces différents concepts met en lumière la crise de l’État providence. Irréversible ?
Pour mesurer l’incongruité de la suppression progressive (pour 80 % des contribuables entre 2018 et 2020) puis totale (d’ici à 2023) de la taxe d’habitation sur la résidence principale, et de ses conséquences sur le financement des collectivités territoriales, il faut en cette période d’élections municipales plonger aux sources de la décentralisation fiscale. On a trop vite oublié que la poussée décentralisatrice de la fin des années 1970 et du début des années 1980 était due à l’aggravation des déficits et des dettes publics, et plus généralement à ce qui fut qualifié à peu près partout en Occident de « crise de l’État providence ».
Pointant l’omnipotence de l’État, cette revanche du « local » sur le « central » fut résumée d’un trait par la formule small is beautiful, empruntée au titre de l’ouvrage de l’économiste britannique Ernst Friedrich Schumacher, paru en 1973. En l’espèce, le processus décentralisateur commandait d’attribuer une place essentielle à l’autonomie financière des collectivités locales, laquelle ne pouvait se concrétiser qu’en intégrant tout à la fois une autonomie de gestion budgétaire et une autonomie de décision fiscale. Pour les édiles locaux, l’autonomie financière exigeait de pouvoir desserrer l’étau budgétaire à la condition symétrique de pouvoir en assumer fiscalement la responsabilité politique devant les électeurs.
A lire aussi: La fiscalité : un enjeu local
Si l’on avait pu penser – de façon d’autant plus légitime que, par une loi du 10 janvier 1980, les conseils des collectivités s’étaient vu reconnaître le droit de voter les taux d’imposition des quatre grands impôts directs locaux – que l’autonomie de décision fiscale allait épouser cet élan décentralisateur, le flot montant des exonérations et dégrèvements législatifs en décida autrement, mettant rapidement en capilotade le système fiscal français local.
Car hélas, lorsque furent votées en France les lois de décentralisation (dites « lois Defferre », 1982 et 1983), le choix fut fait d’emblée d’inscrire un principe de compensation des charges résultant des transferts de compétences de l’État vers les collectivités décentralisées. C’est au point que la quasi-totalité des ressources locales représente aujourd’hui des compensations, accordées tantôt en contrepartie de transferts de compétences, tantôt en contrepartie d’exonérations partielles ou de suppressions totales d’impôts locaux.
C’est dans ce contexte de suppression d’une partie de la fiscalité locale et de son remplacement par des mécanismes centralisés de dotations budgétaires que s’est inscrite la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003. Mais, loin de freiner la décrépitude du système fiscal local, l’insertion dans la Constitution d’un nouvel article 72-2 dédié à l’autonomie financière des collectivités territoriales n’a fait que confirmer l’assimilation de la libre administration à une simple liberté de gestion, sans protéger aucunement ladite autonomie dans sa dimension fiscale.
La réforme de la fiscalité locale, voulue, après bien d’autres, par Emmanuel Macron, aurait pu combler tant soit peu cette faiblesse. Or, il est désolant que l’État ait préféré s’en remettre une fois de plus au centralisme jacobin. Du jeu des chaises fiscales prévu (transfert aux communes de la taxe foncière départementale sur les propriétés bâties, compensé pour les départements par l’affectation d’une fraction de TVA), le risque est réel de voir se substituer au contribuable local le contribuable national pour combler les pertes dans le budget de l’État.
A lire aussi: L’impôt, objet scientifique
La plus perverse des conséquences de la suppression de la taxe d’habitation pour les résidents principaux va résider dans la déconnexion presque totale de la fiscalité locale avec l’offre de services publics locaux. Pourquoi ? Parce que le choix du niveau de dépenses locales deviendra sans incidence sur la feuille d’impôts des électeurs locaux. Les impôts locaux seront en effet acquittés par les entreprises et les résidents secondaires, qui pour la plupart ne sont pas électeurs, et par les propriétaires, qui ne le sont pas toujours.
D’autres voies étaient à explorer, celle par exemple d’un partage du pouvoir fiscal entre l’État et les collectivités locales, qui impliquait toutefois que l’on se départisse de la vision erronée du jacobinisme, selon laquelle tout pouvoir fiscal concurrent à celui de l’État central mènerait inévitablement à sa dislocation…