En Iran, les manifestations mettent à mal le régime. Mais celui-ci tient encore, disposant de solides atouts pour assurer sa pérennité.
Chronique parue dans notre dernier numéro, Le retour des mercenaires, disponible en kiosque et sur notre site
Entre 300 et 400 morts depuis le début du mouvement de colère, à la mi-septembre : les troubles qui ont secoué l’Iran après la mort suspecte d’une jeune Iranienne dans une prison ont enflammé une partie du pays, rallumant des braises mal éteintes. Mahsa Amini, une Kurde de 22 ans, avait été arrêtée après avoir jeté son foulard aux orties et contesté les stricts codes vestimentaires en vigueur depuis 1979 dans la République islamique.
Partie de province (une cinquantaine de villes ont été touchées), la fronde a gagné Téhéran. Elle a confirmé le rejet du régime et de ses valeurs dans de larges pans de la société, notamment parmi la jeunesse et les élites urbanisées, chez les femmes comme chez les hommes. Les chiffres de la répression prouvent l’ampleur du mouvement : des centaines de morts, des milliers d’arrestations, une dizaine de condamnations à mort.
En Iran, les conditions de vie se sont beaucoup dégradées depuis 2017 et les manifestants ont autant crié leur colère pour la liberté d’enlever le voile, que contre le coût de la vie, le manque d’eau et d’électricité, la hausse des prix de l’essence, le chômage. Le pouvoir a aussitôt parlé de l’implication d’étrangers (une quarantaine a été arrêtée), pour ressouder sa population contre une hypothétique « main diabolique étrangère ».
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Aux yeux de nombreux cadres de la société, l’amorce de l’incendie (le rejet du voile) semble une peccadille et des doutes apparaissent alors que la brutalité de la répression révèle la faiblesse du régime : sa mauvaise évaluation de la situation, ses difficultés à rétablir l’ordre et la radicalisation des responsables de l’appareil sécuritaire, les Gardiens de la Révolution, n’encouragent pas à la confiance. À bas bruit, des analyses divergentes sur la situation se diffusent, à la veille de la succession de l’ayatollah Ali Khamenei, 83 ans. Au pouvoir depuis trente-trois ans, le guide suprême serait malade.
Cette fronde interne est moins spectaculaire que les manifestations de rue et les foulards qui s’envolent, mais elle est plus insidieuse. Le poison de la division nourrit la vieille rivalité entre les clans politico-religieux et régionaux qui structurent l’Iran depuis 1979. Cette contestation intérieure peut contaminer le cœur du régime, l’entourage du guide. C’est sans doute ce que le pouvoir peut redouter de pire.
Les différents échelons de la théocratie chiite iranienne ne sont pas tous sur la même ligne radicale et interventionniste qui prévaut depuis quarante ans à Téhéran, même si elle s’est renforcée avec l’élection du président ultra-conservateur Ebrahim Raïssi, en août 2021. Ceux-là veulent préserver coûte que coûte « la pureté idéologique et révolutionnaire » du système. Mais si les sanctions économiques et financières internationales pèsent en priorité sur les plus modestes des 80 millions d’Iraniens, elles affectent désormais d’autres couches sociales, à des degrés divers. Les classes moyennes et supérieures sont directement concernées, notamment parmi les élites connectées au monde, pour leurs affaires ou même pour la formation de leurs enfants, souvent envoyés étudier dans les meilleurs établissements étrangers. Le décalage entre ces élites et la nomenklatura islamique s’aggrave.
Il est très difficile d’évaluer la proportion des partisans du régime susceptibles d’accepter un assouplissement des règles les plus dures, mais des voix se sont déjà élevées pour critiquer, mezzo voce bien sûr, le coût et les raisons de l’interventionnisme iranien à l’étranger, pour déplorer le nombre de « martyrs » sacrifiés dans ces combats lointains (on parle de milliers de combattants iraniens tués en Syrie).
Les dirigeants répètent que la défense des frontières de l’Iran se joue aussi en Syrie et au Liban, au Yémen et en Irak, grâce au soutien des « défenseurs du sanctuaire », selon les termes officiels. Mais d’autres voix estiment que les quelque 30 milliards de dollars dépensés chaque année pour le soutien à la Syrie de Bachar el-Assad, au Hezbollah libanais, au Hamas palestinien, aux rebelles houthis du Yémen ou aux milices amies irakiennes, seraient mieux utilisés en Iran même. Pour améliorer le quotidien de la population, pour moderniser l’appareil industriel, agricole et même militaire du pays.
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