Le mot « défaite » est étymologiquement issu du verbe défaire, qui signifie déconstruire ou faire mourir une chose. La défaite déconstruit une structure épistémique de la guerre pour en construire une nouvelle.
Cet article est le troisième d’une série composant le compte-rendu du colloque « Faire face à la défaite (1870-1945). Soixante-quinze ans d’histoire franco-allemande » tenu les 6 et 7 septembre 2021, coorganisé entre autres par le Service Historique de la Défense (SHD) et l’Institut historique allemand.
Elle apporte des gains historiques aux vaincus, si toutefois ces derniers acceptent le statut de vaincu[2]. France et Allemagne se sont affrontées à plusieurs reprises de 1870 à 1945, et chacune a été vaincue par l’autre à un moment donné. La France, vaincue en 1870, l’emporte en 1918, avant d’être à nouveau vaincue en 1940. Tout dépend de l’analyse de la défaite, des leçons tirées de celle-ci. Ce travail, qui est celui de l’officier vaincu, peut aussi être celui de l’historien, quand bien même les deux ne le feraient pas dans le même but. C’est sur ces différents regards rétrospectifs sur la défaite que porte cette troisième étape.
Faire face à la défaite des puissants. Les Tchécoslovaques, entre allié français et ennemi dans la première partie de la Première Guerre mondiale
La Grande Guerre voit des unités tchécoslovaques combattre sous commandement allié. Alors qu’il existe, d’une part, des alliances d’États souverains et, d’autre part, des liens avec des formations autonomes plus ou moins nationales dans les Empires, les Tchécoslovaques semblent occuper une place intermédiaire. Ils ont leurs propres préoccupations et objectifs, parfois en décalage voire en contradiction avec ceux de leurs alliés. Au vu de leur déficit de légitimité initial, se trouvant géographiquement enfermés au centre de l’Europe et sous occupation, les militants de la cause tchécoslovaque, parmi lesquels les Tchèques sont largement majoritaires, cherchent à regagner un statut de combattants, allant de pair avec la restauration de leur État, laquelle est accomplie à la fin de la guerre.
Leurs expériences de la défaite sont particulières. En effet, s’ils sont nombreux à avoir rejoint la France ou la Pologne pour combattre, des contentieux passés resurgissent parfois, à l’instar de l’annexion de Cieszyn par la Tchécoslovaquie à la suite de la guerre polono-tchécoslovaque de 1919. Ceux qui partent pour la France, en nombre suffisant pour s’y organiser en véritables unités, voient en elle une puissance invincible, avec laquelle élaborer un récit commun de la liberté et de la victoire… et perdent bien sûr confiance lorsque la cohésion s’effondre côté français. Au moment de la retraite vers la Grande-Bretagne, deux tiers des effectifs tchécoslovaques ont été perdus et ce sont principalement des officiers qui passent la Manche. Il faut alors du temps pour que s’établisse un lien solide avec les Français libres et les Britanniques, bien que certains rejoignent la Royal Air Force comme volontaires. Leur participation au récit commun débute avec le siège de Tobrouk, en Libye italienne, en 1941. Quant à ceux qui ont fui la Pologne pour gagner l’URSS, ils sont pour beaucoup détenus dans des camps, et l’URSS se méfie de ces étrangers. Ils combattent finalement à la fin de l’année 1943 : alors seulement, une fois anéantis, ils ont montré leur engagement inconditionnel.
La coopération interalliée repose sur une expérience combattante partagée. Le statut juridique du partenaire subalterne est déterminé dans l’appréhension et l’acceptation, ou non, de la défaite : celui-ci est une force agissante qui contribue à aggraver ou relativiser une défaite, en fonction des motifs de conflits enterrés.
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Vivre et analyser la défaite : expériences et lectures du Général Gamelin de la défaite de mai 1940
Le général Maurice Gamelin (1872-1958), commandant en chef des armées françaises au début de la Seconde Guerre mondiale, connaît, avec la défaite de 1940, le « plus grand désastre de l’Histoire de France ». Souvent disqualifié pour son implication personnelle dans cet échec, son regard sur celui-ci n’a guère attiré l’attention des historiens. Pourtant, cette défaite et les temps qui la suivent voient Gamelin porter un regard évolutif sur celle-ci.
Dans un premier temps, il est sensible aux émotions de la défaite. Dès le 18 mai 1940, il remet un rapport au ministre à la suite de la percée allemande à Sedan, qui marque l’échec de son plan. Il pointe plusieurs causes à ce revers : la conception exclusivement défensive de la guerre, l’impossibilité d’une offensive initiale, l’insuffisance du matériel sorti trop tard des usines… sans oublier un entraînement, une morale et un patriotisme jugés insuffisants, propos qui semblent préfigurer le discours du régime de Vichy, proclamé deux mois plus tard, alors même que Gamelin est fidèle au gouvernement républicain. Son limogeage le 20 mai semble, selon lui, aggraver la situation, privant les Français d’une nouvelle bataille de la Marne. La volonté de Dieu aurait abandonné le pays, pense-t-il.
Vient ensuite le temps du questionnement. Jugé au procès de Riom en 1942, Gamelin est interné et accusé. Il analyse donc la défaite comme le fruit de plusieurs facteurs, dont la valeur de l’armée ennemie ne fait pas partie. Il n’y a selon lui pas de supériorité allemande, la Wehrmacht a ses faiblesses.
Enfin, par la suite, il se forge un avis définitif selon lequel la défaite serait le fait de l’opinion publique : le corps social aurait été incapable de faire face à l’Allemagne, gangréné par le peu de patriotisme de la classe moyenne (et non de la bourgeoisie, critiquée par Blum), influencé par la propagande des « pacifistes de gauche ou de droite » qui pensaient pouvoir s’entendre avec Hitler. Finalement, les représentations antérieures à 1939 prévalent, et le problème n’est pas l’équipement ou la qualité de la troupe. Il ne comprend pas le rôle décisif joué par les stukas, avions allemands, à Sedan, et l’importance de l’articulation entre infanterie et armée de l’air. Il occulte son propre choix d’envoyer la 7e armée française soutenir les troupes belges et hollandaises. Comme le dit Daladier en 1942, cette analyse « oublie la crise de l’intelligence militaire ».
Le guerrier appliqué, Marc Bloch
Un autre officier de la bataille de France donne une analyse de celle-ci, mais d’une manière bien différente : Marc Bloch (1886-1944). Capitaine en même temps qu’il est historien des mentalités, il réfléchit en durkheimien à « l’étrange défaite », dans un livre éponyme écrit dès 1940 et qui ne se prétend pas exhaustif. Ses méthodes consistent à prendre en considération son expérience pour parvenir à des généralités, rechercher les mécanismes pour la surmonter et, in fine seulement, la refuser et entrer alors en action.
Pour ce jacobin, le problème de la défaite remonterait à 1815, il s’agirait de responsabilités collectives, la France étant tombée « malade de la guerre ». L’état-major aurait souffert d’insuffisances : pour lui, « nos Chefs ou ceux qui agissaient en leur nom n’ont pas su penser cette guerre. En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a de plus grave. » Il relève également la tentation autoritaire autour du maréchal Pétain. Bloch interroge la culture militaire, l’éducation militaire mise à mal par la bureaucratie et trop centrée sur la seule histoire. Lui qui, avant le 10 mai 1940, ne croyait pas à l’importance de la vitesse militaire, insiste cependant sur l’importance de celle-ci dans cette défaite. Avec la destruction des archives de la 1re Armée, son témoignage devient de fait une archive de celle-ci : avant d’écrire sur la campagne de 1940, Bloch a fait partie d’un état-major qui s’est effondré à l’occasion de cette dernière, et c’est ce qui fait l’intérêt de son texte. Guerrier appliqué, Bloch est aussi un guerrier révolté. S’il prétend parler en son nom propre, il réinvestit bien des choses et il sait que bien des éléments lui manquent pour comprendre les ressorts de L’Etrange défaite.
Comprendre ou juger la défaite de 1940 : l’armée de Vichy et la commission d’enquête sur les repliements suspects
Dès août 1940, le régime de Vichy entend enquêter sur la défaite, et crée pour ce faire la « commission d’enquête sur les repliements suspects ». Des officiers y traquent les manquements à la discipline et les « soucis d’honneur », autrement dit la fuite ou la désertion, survenus pendant la bataille de France. Il s’agit à la fois d’investiguer sur les vraies causes de la défaite et de servir le discours officiel de l’État français. Les documents ainsi réunis par la commission représentent de formidables sources pour l’historien désireux d’analyser en profondeur la défaite de 1940, et présente le bienfait historiographique de permettre de relier l’histoire de la défaite et celle de l’armée de Vichy, puisque c’est cette dernière qui enquête.
La commission, présidée par les généraux Touchon, Doumenc, Frère et Langlois, collecte des documents en rapport avec les attitudes jugées « contraires à l’honneur », tout en visant également à « récompenser les exploits ». On entend par « repliement » tout acte de recul et d’abandon de position. Le mot « suspect », quant à lui, pose question : quand un acte de repliement devient-il « suspect », et qui en décide ? Des dizaines de milliers d’actes peuvent être qualifiés de tels, aussi les officiers enquêteurs sont-ils trop peu nombreux pour un tel travail.
Les enquêteurs mettent principalement la main sur des écrits de subordonnés concernant leurs chefs et inversement, sur des lettres de prisonniers en Allemagne qui s’interrogent sur l’absence de leur officier à leurs côtés, ou des témoignages manuscrits d’officiers voulant se justifier. On arrive, en septembre 1942, à 4678 avis rendus et 564 sanctions, pour à peu près autant de récompenses. Les avis de la commission d’enquête sont consultatifs en vue du recentrage de l’armée française sur la seule élite militaire, au détriment des cadres. Le 13 mars 1941, la commission voit ses attributions s’élargir, étant désormais chargées d’enquêter sur « les événements de la guerre » : on cherche alors à tirer les enseignements de la défaite par la recherche de tout facteur explicatif. On traite désormais de petites et de grandes choses, de faits mineurs qui voient les hommes se faire capturer pendant que leurs officiers partaient chercher des ordres. Émerge également une figure du soldat allemand, qui serait meilleur et dont il faudrait reprendre les recettes.
Une réécriture des articles 233 et 234 du code de justice militaire par le général Doumenc, en charge de la commission en 1941, accompagne le travail de cette dernière. La nécessité d’en arriver là témoigne du peu de moyens qu’a désormais l’armée de Vichy pour la puissance et la sévérité à laquelle elle aspire. Si la commission vise bel et bien à comprendre la défaite, il lui faut punir sans punir, enquêter sans enquêter, en bref mieux comprendre la défaite pour éclairer le rapport de l’armée de Vichy à celle-ci.
De Sedan à Constantinople. Faire carrière après la défaite
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, l’Empire ottoman, qui reste au cœur des équilibres internationaux et des relations entre les puissances européennes, voit bien des officiers étrangers venir faire carrière chez lui après des échecs dans leur pays d’origine. Le sultan recherche en effet une expertise militaire pour ses armées. Vers 1890, les officiers français sont majoritaires parmi ces militaires étrangers, à raison d’une dizaine. Plusieurs sont partis au lendemain de la guerre contre la Prusse, faute de perspectives en France.
La concurrence est rude avec la Grande-Bretagne et surtout l’Allemagne, contre laquelle officiers britanniques et français s’entendent parfois en présentant des candidatures communes. Ainsi, Dressé, officier d’ordonnance de Napoléon III qui, de service aux Tuileries, permit à l’impératrice Eugénie de fuir, occupe-t-il la place d’inspecteur de l’armée ottomane et participe à la délimitation des frontières grecques, avant d’échouer à obtenir un contrat de forteresse sur le Bosphore face à Krupp. Cependant, André Berthier, colonel français chargé dans un premier temps de superviser l’organisation des arsenaux ottomans, devient le premier étranger à occuper la fonction de maréchal de l’Empire ottoman, en dépit des réticences du ministre Osman Pacha.
Ces exemples témoignent de l’aigreur que représente la défaite de 1870 pour des officiers en quête d’avancement. À travers ces parcours, qu’on ne peut pas qualifier d’individuels étant donné qu’il s’agit de représentants de leur puissance tutélaire, ils jouent des divers statuts et intermédiaires, et parviennent de la sorte à leurs fins, d’un point de vue militaire, honorifique et pécuniaire.
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Podcast. Vérités sur la défaite de 1940. Dominique Lormier
Refonder la formation militaire des officiers français et allemands : expériences croisées (1871-1914-1940)
Les défaites successives, françaises comme allemandes, représentent pour les états-majors l’occasion de se recentrer sur leurs armées, de les repenser et de réfléchir à leur reconstruction. Si les approches divergent en fonction des temporalités et des objectifs des pays concernés, ce sont en particulier les officiers qui font l’objet d’une attention particulière.
1871 voit la société française traversée par une « crise allemande de la pensée française », ainsi nommée par Claude Digeon dans les années 1950. Cette crise dépasse largement le seul fait militaire, relevant également des domaines politique et social. Pour améliorer l’encadrement de l’armée et, de la sorte, empêcher les désorganisations, on interroge le modèle germanique, celui du vainqueur, dont on veut moins se venger qu’éviter une nouvelle défaite contre lui.
C’est ainsi que, en 1880, ouvre une École Supérieure de Guerre sur le modèle de la Kriegsakademie allemande. Soucieux de ne pas se limiter à un enseignement théorique, l’établissement fait alterner formation en école, notamment avec la lecture de penseurs allemands comme Clausewitz, et pratique du terrain. La nouvelle école de guerre française devient ainsi un lieu privilégié d’élaboration de la doctrine, que les stagiaires sont tenus de diffuser à leurs hommes, dans les rangs. A Saint-Cyr, de même, l’instruction s’intéresse dès 1871 au terrain à travers le tir sur cible et la manœuvre.
Toutefois, cette révolution de la pensée militaire a ses limites. Elle reste, en effet, centrée sur la seule tactique, sur l’échelle de la bataille et non celle de la guerre (échelle stratégique) ou de l’opération (future échelle opératique, pensée comme telle par les officiers soviétiques au XXe siècle mais dans les faits déjà existante). C’est la bataille qu’on théorise, à travers la doctrine de la manœuvre napoléonienne visant à l’offensive décisive.
Ce génie militaire français sort glorifié de la Grande Guerre. En 1920, le président de la République Alexandre Millerand vante des « chefs illustres » de l’armée, formés à « l’école de la victoire » qu’est l’École Supérieure de Guerre. Dans le même temps, outre-Rhin, le traité de Versailles oblige à la fermeture de la Kriegsakademie, aussi l’encadrement se voit-il contraint de s’adapter. Le général Von Seeckt, à la tête de la Reichswehr dans les années 1920, doit repenser la formation en tenant compte du passage d’une armée de masse à une armée professionnelle, à travers la sélection et l’entraînement intensif du personnel, formé à l’art opératique en plus de l’art tactique. Plutôt qu’un tabou, la défaite de 1940 est une source d’inspiration militaire, tandis que la formation et le débat sont encouragés à tous les échelons.
La défaite française de 1940 voit le commandement militaire ne se livrer qu’à une timide introspection. Darlan fustige alors une « armée qui s’est crue vaincue en 1918 alors qu’il n’en était rien », la récente victoire de l’Allemagne semblant prouver une bonne fois que son modèle est le bon. Si, comme en 1871, c’est un douloureux électrochoc pour la France, on peine à en tirer des leçons et à faire référence à l’armée ennemie. L’histoire militaire française fait l’objet d’une réécriture sous Vichy, la défaite est minorée, les soldats et les officiers n’en seraient pas responsables, aussi la Révolution nationale ne s’accompagne-t-elle pas de changements majeurs dans la formation. Alors que la France revendiquait clairement l’influence prussienne au lendemain de la guerre de 1871, tel n’est pas le cas en 1940, où seule la reconstruction militaire importe. Ne s’accompagnant pas d’un renouveau doctrinal, cette défaite est un double échec.
Heurts et malheurs : la compréhension de la défaite par les militants nationalistes et la construction de l’éthique militaire (1870-1914)
Claude Digeon, théoricien de la « crise allemande de la pensée française », perçoit les rappels de la défaite comme autant de facteurs d’un nationalisme français « constamment renforcé ». Toutefois, le nationalisme a également d’autres origines. Rappelons que, jusqu’à la veille de l’affaire Dreyfus qui voit l’expression du nationalisme des anti-dreyfusards, cette idéologie n’est pas exclusive à la droite. Il existe un nationalisme de gauche tout au long du XIXe siècle.
De fait, au lendemain de la guerre franco-prussienne s’impose une idée nouvelle dans le courant nationaliste, celle de la revanche. Celle-ci relie le nationalisme à l’archétype du soldat patriote, héros, figure qui sert cette pensée jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Paul Déroulède, poète et fondateur de la Ligue des patriotes en 1882, voit dans la guerre la catharsis. Une propagande s’organise autour de cette idée du nationalisme, au travers notamment du roman-photo L’histoire d’un patriote qui se fait l’écho du stand de tir ouvert en 1884 par Déroulède, le présentant de manière magnifiée comme un grand succès alors que l’organisation militaire en est bancale et les tirs difficiles. Déroulède y promeut l’éthique militaire, « l’esprit militaire ». Désormais, la revanche participerait de l’identité française, épousant le roman national : « Gaulois point ne renonce », écrit un journaliste nationaliste. Le mouvement se tourne vers l’avenir, la possibilité d’un nouveau conflit.
Une partie de la littérature épouse ces problématiques nationalistes. Le thème de l’espionnage allemand devient rapidement un topos littéraire qui revient de manière circonstancielle, notamment à l’occasion de l’affaire Schnæbelé, qui voit se tendre les relations franco-allemandes. En 1887, alors que le général Boulanger, ou « général Revanche », occupe le poste de ministre de la Guerre, le commissaire de police français Schnæbelé tombe dans un guet-apens par des Allemands qui l’arrêtent – de quel côté de la frontière, telle est la question – pour espionnage. L’incident manque de dégénérer en crise diplomatique, d’autant plus dangereuse que l’idée de revanche semble avoir gagné du terrain dans l’opinion française. L’image du casque à pointe revient, on entretient l’idée de menace, comme dans les livres de Léon Daudet, auteur entre autres de La vermine du monde. Roman de l’espionnage allemand, où « l’Allemand », essentialiste, apparaît comme duplice.
Cependant, cette instrumentalisation croissante de la question de la revanche ne fait pas l’unanimité, même dans les rangs des nationalistes. Ernest Renan, auteur de Qu’est-ce qu’une nation ?, s’oppose à la revanche. De même, la propagande dans la société civile n’a que peu d’effets, ne dépassant guère les cercles de militants.
Invaincus dans les airs ? Aviateurs allemands et français face aux défaites
Les aviateurs, qui ont fait leurs premières armes pendant la Grande Guerre, ont un rapport bien particulier à la défaite. Cette guerre leur a en effet valu une certaine notoriété en dépit des faibles effectifs qui étaient les leurs, étant donné l’importante couverture médiatique dont ils ont alors joui, qui les a amenés à surestimer leur importance relative. En effet, les victoires aériennes semblent former une litanie dans des témoignages romancés, qui parviennent au rang de best-sellers pendant et après la guerre. Même tués au combat, les aviateurs de la Première Guerre mondiale apparaissent comme des héros invaincus, à l’instar du « Baron rouge » Manfred Albrecht von Richtohofen (1892-1918), tué en mission dans des circonstances floues après 80 victoires. Ils se revendiquent « in der Luft unbesiegt », invaincus dans les airs.
Il n’est donc pas étonnant de les voir, en Allemagne, contribuer à la contestation de la défaite de 1918, qui serait le fait du « coup de poignard dans le dos » socialiste. Ils sont d’ailleurs aux premières loges des conséquences du traité de Versailles, qui interdit à l’Allemagne de conserver une armée de l’Air. Ainsi, le Fliegerdenkmal, monument aux pilotes morts, est établi en 1923 sur le Wasserkruppe, sommet situé en Hesse, par d’anciens pilotes contestant le traité, appelant le peuple à « voler de nouveau et devenir vainqueurs ».
Contre toute attente, leur vœu est en partie exaucé, puisque, dès 1920, le développement du planeur offre un moyen à la république de Weimar, qui n’est pas en droit de produire des moteurs, de récupérer une aviation. Le développement de celle-ci répond à des fins civiles, commerciales, autant que militaires, et il est encouragé par la possibilité de convertir des avions commerciaux en bombardiers. D’anciens pilotes, convaincus que l’avion est resté invaincu et doit donc revenir en force, participent secrètement à la formation militaire.
A contrario, la ligue internationale des aviateurs, créée en 1926, aspire à la paix, préférant à la culture de la défaite un sentiment corporatiste amenant ces hommes à transcender la situation militaire de leur pays. Le lobby aéronautique armé, appelant à la formation d’une « troisième arme indépendante », reste dominant.
Dans cette lignée, Hermann Göring, ancien aviateur, veut faire de l’Allemagne une « nation d’aviateurs ». Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il est nommé à la tête du ministère de l’Aviation du Reich, première grande réalisation architecturale nazie. La Luftwaffe, créée officiellement en 1935, naît de groupes paramilitaires opposés au traité de Versailles, permettant l’élaboration d’une continuité héroïque avec la Première Guerre mondiale, l’entretien d’une flamme aéronautique contre la menace d’une nouvelle défaite.
Si l’on trouve des tendances proches chez d’autres combattants, l’emphase est davantage mise, dans le cas des aviateurs, sur les succès individuels, de même qu’en France où est cultivé le mythe des « mille victoires » aériennes.