<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Faire face a la défaite #2 : la pluralité des expériences de la défaite

2 octobre 2021

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Photo : Henry Armitage Sanders, Prisonniers de guerre allemands prisonniers à Louvencourt, France, 22 avril 1918. Crédit photo : W

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Faire face a la défaite #2 : la pluralité des expériences de la défaite

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Étudier la défaite suppose de réinterroger toutes les catégories d’acteurs mobilisés par celle-ci. Vivre la défaite est une expérience individuelle, à la temporalité différenciée selon les acteurs, et mettant parfois à l’épreuve le collectif.

Cet article est le deuxième d’une série composant le compte-rendu du colloque « Faire face à la défaite (1870-1945). Soixante-quinze ans d’histoire franco-allemande » tenu les 6 et 7 septembre 2021, coorganisé entre autres par le Service Historique de la Défense (SHD) et l’Institut historique allemand.

Les effets de la défaite s’inscrivent dans ces différentes échelles. La défaite a un effet multiplicateur de certains conflits en cours, y compris lorsque ceux-ci n’ont pas de rapports avec le fait militaire. C’est cette question de la pluralité des expériences de la défaite qui fait l’objet du présent article.

Les gardes territoriaux en France et leur répression par l’occupant 1940-1943. Nouveaux regards sur une défaite

Le 17 mai 1940, une semaine après le début de l’invasion de la France, sont créés les gardes nationaux, formations militaires dont l’existence est rendue éphémère par l’imminence de la défaite, qui a raison non seulement d’eux, mais de leur souvenir. Ils doivent prendre part à la protection du territoire national en effectuant un guet civil visant à repérer les aviateurs ennemis.

L’étude de leur place dans la bataille de France s’insère dans deux débats historiographiques : celui des responsabilités de la défaite française, et celui des méthodes de la Wehrmacht. En effet, l’interprétation morale ou sociologique de cette défaite est aussi discutable qu’elle fut, sur le coup, partagée : tant le régime de Vichy que le résistant Marc Bloch adhéraient à l’idée d’une société française « courant vers l’abîme » en 1940.

La Wehrmacht fait état, dans deux rapports rendus respectivement en 1940 et 1941, d’une « hostilité générale » de la population française, qui mènerait une guerre de manière contraire au droit international, les conventions de La Haye et de Genève reconnaissant le droit d’une population à se battre contre une armée d’invasion « si elle porte les armes correctement » et respecte les coutumes de la guerre. Cependant, peu d’éléments réels attestent cette thèse d’une transgression française, si ce n’est quelques incidents comme celui de Plouguerneau, dans le Finistère, qui voient un avion de la Luftwaffe ayant dû effectuer un atterrissage forcé subir l’assaut de paysans équipés de fourches et de fusils de chasse, accompagnés de quelques gendarmes. Les aviateurs s’enfuient alors avec leur mitrailleuse de bord avant d’être internés dans une caserne de Brest et libérés par la Panzerdivision (division blindée). Certains de leurs agresseurs sont arrêtés, et l’un est exécuté. Les sources françaises font état d’une mobilisation progressive, sans opposition ni enthousiasme débordant, dans les gardes territoriales. Dans la région parisienne, on 6000 hommes sont ainsi enrégimentés. Cette mobilisation, quoique limitée, va à l’encontre de l’idée selon laquelle la société française est en cause dans la défaite pour sa passivité.

La mobilisation est étouffée dans l’œuf par la défaite accélérée, et la répression, menée notamment par la Luftwaffe, prend un tour colonial, réprimant non seulement les civils, mais les préfets dans un pays encore souverain, avant même le début de la Résistance. Tracer une continuité entre les gardes territoriaux et cette dernière permet en tout cas de mettre entre parenthèses la défaite.

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Entre marins. La défaite dans les négociations entre la Marine de Vichy et la Kriegsmarine (1940-1944)

Lorsque la Kriegsmarine coupe les ports sur la Manche et l’Atlantique, la France perd des établissements techniques et des interfaces. Les ports sont désormais vides, leurs contenus se trouvant dorénavant en Afrique du Nord, mais les personnels de la Marine sont toujours sur place.

Si la Kriegsmarine refuse dans un premier temps tout contact avec son homologue française en zone occupée, car cela reviendrait à reconnaître qu’elle existe encore, il s’avère rapidement que les marins allemands ne sont pas assez nombreux pour remplir toutes leurs tâches. En face, l’amiral Darlan, lui-même réticent à de tels échanges au premier abord, se résigne finalement : « Il me paraît tout à fait vain de chercher à s’opposer aux demandes allemandes. […] La seule solution réaliste consiste à accepter dans leur principe les demandes des Allemands en cherchant à obtenir d’eux des contreparties » : sur le plan de la Marine aussi, la France mène désormais une politique de collaboration. Celle-ci doit être « raisonnable », mais que cela peut-il bien signifier ? Cette idée de communion d’intérêts est entérinée par une commission allemande passant à Brest en octobre 1940, selon laquelle « il est dans l’intérêt du Reich de garder ces officiers [de Marine] au moins provisoirement en service ». Dans ce port, celui de Cherbourg et celui de Lorient, ce sont près de 3000 marins français qui sont en poste. Toutefois, lorsque le Reich essaie de mettre la main sur la Marine française, celle-ci se saborde à Toulon le 27 novembre 1942, jour de la dissolution de l’armée de l’Armistice. Alors qu’elle avait cherché, par la collaboration, à se remettre d’une défaite qui risquait de la faire disparaître, la Marine française a fait ce choix final salué par les Alliés.

L’impensable évidence : la place de la défaite dans l’armée allemande sur le front de l’Ouest (fin 1944-1945)

Fin 1944, tout semble perdu pour l’Allemagne, mais la Wehrmacht fait montre de capacités de résistance au début de l’année suivante, moment de l’expression la plus radicale du nazisme.

En effet, celui-ci a développé une véritable eschatologie, selon la formule « Sein oder Nichtsein! » (« l’être ou le non-être »), ce qui marque le paroxysme de l’idée de mener le combat jusqu’au bout, pour la race germanique menacée. La défaite n’est pas un interdit de la pensée nazie qui, au contraire, veut éviter un nouveau 9 novembre 1918, date de l’abdication du Kaiser. La guerre ne peut aboutir qu’à la victoire, mais, pour que celle-ci soit finale, il faut frôler la défaite, pour renforcer la cohésion de la Volksgemeinschaft. Il faut l’emporter comme la République romaine l’a finalement emporté après la désastreuse bataille de Cannes contre Hannibal.

Le discours nazi est alors polarisé entre l’utopie de l’être et l’angoisse du disparaître : « seul celui qui croit peut vaincre. Celui qui cesse de croire à la victoire finale est déjà vaincu », dit-on en janvier 1945. Il faut, pour gagner cette guerre totale, pour arriver à l’évidente victoire finale, que chacun des membres de la Volksgemeinschaft ait la « disposition mentale et spirituelle » nécessaire.

Dans cette optique, l’endoctrinement a une place majeure dans les rangs, les esprits sont formés à l’impossibilité de la défaite par les officiers politiques, les Nationalsozialistische Führungsoffiziere (NSFO), littéralement les « officiers guides nationaux-socialistes », rassemblements depuis 1943 de « nationaux-socialistes inconditionnels » capables de diriger des hommes. Ceux-ci organisent des séances à thème sur l’ennemi, des distributions de journaux, projections de films, mais aussi des discours en première ligne pour motiver les troupes.

Au-delà des discours, la réalité est plus nuancée dans les rangs : tous les soldats n’ont pas le même rapport au nazisme, et certains s’attendent à la défaite, comme on le lit dans leur courrier. Le doute règne dans les rangs, et le défaitisme, quoique censuré, y existe. Tous ces pessimistes ne sont d’ailleurs pas des antinazis, certains s’attendant justement à la disparition inéluctable du peuple allemand. On trouve, dans les rangs, des tracts, des haut-parleurs, des émissaires promettant aux soldats allemands un bon traitement après-guerre et même des soldats qui élaborent des contre-discours. Ces différentes attitudes se voient dans la diversité des combats, ceux d’Aachen (Aix-la-Chapelle) étant acharnés quand des villes comme Francfort font à peine l’objet de combats. Progressivement, le moral se dégrade, des rapports signalent des « mouvements de fuite de la pire espèce ». La coercition à l’encontre des soldats, et les efforts accrus d’endoctrinement quant à une défaite non impenses, mais impensable, n’empêchent pas les désertions et les redditions, des hommes refusant de suivre le Reich dans sa guerre suicidaire. Toutefois, pour l’essentiel, l’armée poursuit le combat.

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Fuir la défaite : l’exil des collaborateurs français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

En 1945, les collaborateurs français connaissent la défaite et, pour beaucoup, la fuient, de peur de ses conséquences prévisibles, à raison de quelques centaines en Suisse ou en Argentine et de dizaines au Canada, en Irlande, au Pays de Galles ou au Brésil. De quelle expérience de la défaite sont-ils donc porteurs ?

Bien des réseaux de nostalgiques en exil se constituent, parfois à une échelle transnationale. D’aucuns vont jusqu’à organiser des manifestations publiques, comme les collaborateurs français en Suisse, qui s’expriment dans la presse et les livres, où ils élaborent des contre-mémoires internationales. La maison d’édition suisse Le Cheval ailé se spécialise ainsi dans ce genre de texte, qui constitue la première caisse de résonnance de ces vaincus. Ces derniers organisent aussi des conférences, des manifestations publiques ou des batailles de pétition, notamment autour du culte du maréchal Pétain, très prégnante en Espagne jusque dans les années 1950. Il s’agit de reconstituer un espace politique et d’élaborer un discours victimaire : en résulte une nébuleuse néo-vichyste voire néofasciste, en lien avec le révisionnisme, notamment en Argentine et au Brésil. Rappelons toutefois que ces collaborateurs regroupés qui ne craignent pas de se montrer en tant que tels restent sans doute bien minoritaires par rapport à tous ceux qui ont préféré se faire oublier.

L’expérience de la défaite de ces collaborateurs se manifeste également dans leur cellule familiale. Nombreuses sont les familles qui s’exilent dans leur totalité, et les femmes n’y sont pas de simples suiveuses d’un exil masculin, d’aucune étant partie après s’être engagées au service de l’ennemi et étant jugée en France par contumace (8 sur 10 sont alors condamnées à mort). De nombreuses configurations familiales se voient, certaines rassemblant l’épouse et les enfants d’un mari déjà rattrapé par l’épuration, d’autres voyant la famille s’agrandir à l’étranger ou le maintien d’un lien des exilés avec des parents restés en France. Dans les fratries, de même, les attitudes varient de l’adhésion à la posture parentale au rejet accompagné de ressentiment ; parfois, une même fratrie est divisée sur le sujet. Toutefois, un certain nombre de ces exilés, surtout des femmes, reviennent dans les années qui suivent la chute du Reich et alors que sont votées les lois d’amnistie. Pour elles, partir à l’étranger était un acte de fuite et non un projet de reconstruction, l’exil était vécu par elles comme transitoire, parfois depuis le début. Bien des retours sont pénitentiels.

Une expérience partagée de la défaite ? Perspectives franco-allemandes

Des traits communs peuvent être trouvés aux expériences respectives de la défaite française en 1870 et allemandes en 1918 et 1945.

Si les causes de la défaite allemande en 1918 font l’objet de controverses dans la société, elles sont en réalité, comme dans la France de 1870, d’ordre militaire avant tout. Dans les deux cas, la république peine par la suite à s’imposer. Toutefois, c’est bien davantage le cas en Allemagne, où le rapport de force politique aboutit à la théorie révisionniste du coup de poignard dans le dos (Dolchstoßlegende), selon laquelle la défaite serait due à une trahison politique orchestrée par la gauche et/ou les Juifs contre l’armée allemande. L’Alsace-Lorraine est perdue par la France puis par l’Allemagne, des réparations ou des indemnités sont dues à l’une par l’autre et inversement, et, dans les deux cas, la défaite s’inscrit dans un récit plus vaste. Ainsi, les monuments aux morts allemands, érigés en masse après 1918, font référence aux victoires plus anciennes. La symétrie se lit également dans les occupations militaires successives, les troupes à loger et la volonté de tirer des leçons en vue du prochain conflit, leçons parfois trompeuses. Il faut se souvenir que, dans le cas franco-allemand, bien des ressortissants des deux pays ont vécu assez longtemps pour voir ces défaites successives et alternées, à l’instar du général de Gaulle qui a combattu dans la Grande Guerre et participé à l’occupation de la Rhénanie avant de voir la défaite de 1940 et de jouer un rôle dans la victoire alliée en 1945. De même, les Français qui l’emportent en 1945 savent qu’ils ne doivent pas répéter les erreurs de l’occupation de la Rhénanie ni de celle qu’ils viennent de vivre, qui a occasionné des cycles de violence avec la Résistance…

La défaite implique des populations dans leur ensemble et, par là même, des groupes sociaux divers dans leur rapport à la défaite. Toute la population est impliquée dans la guerre, ne serait-ce que pour avoir vécu les bombardements, et connaît, à la fin de la guerre, non seulement la défaite, mais aussi le soulagement du retour des hommes au foyer, étudié par Bruno Cabanes. Le caractère marquant de la défaite se lit dans les journaux intimes de jeunes Allemands en 1945. Toutefois, pour certains, comme les collaborateurs, l’expérience de la défaite est celle d’une double défaite, en 1940 et en 1944 ; de même, des différences régionales se donnent à voir, comme entre les habitants des régions occupées en 1918 comme la Rhénanie et les Berlinois, qui ne vivent pas d’occupation. Si la guerre comme la défaite concernent tout le monde – tous les Français, même dans les villages les plus reculés, sont impliqués dans le changement de régime en 1870 –, sa perception peut en revanche varier en fonctions de différences sociales ou politiques, en termes d’expérience comme d’interprétation.

Se lisent aussi des références à des défaites passées dans la moyenne durée. En 1871 en France, on fait régulièrement allusion à 1815, fin des guerres napoléoniennes ; en 1914, la nécessité d’une victoire de la république rappelle l’entrée en guerre en 1792. Côté allemand en revanche, s’il y a quelques références à l’occupation napoléonienne, nulle référence n’est faite aux défaites d’Iéna ou de Wagram, auxquelles on préfère les victoires induisant la cohésion nationale : c’est l’idée du réveil, d’une renaissance allemande, permettant de faire l’économie de la défaite. À ce moment, l’Allemagne ne pense pas véritablement la défaite quand la France, elle, finit par la reformuler. La IIIe République l’aurait en fait emporté sur le plan des droits humains sur l’Empire allemand vu comme barbare : de retour d’exil, Victor Hugo parle d’une nécessité de sauver la France, et avec elle le monde civilisé, à l’heure de l’isolement diplomatique du pays. Cela prévaut sur le topos d’une France humiliée par la déclaration de l’empire allemand à Versailles, épisode qui, pourtant, est bien rarement mentionné dans les journaux de l’époque. C’est le récit qui est fait de la défaite qui donne à celle-ci tout son sens, qu’il s’agisse du coup de poignard dans le dos ou d’une sublimation de la volonté de revanche, en bref il faut trouver à la défaite un sens qui soit compatible avec la situation, afin de (re)mobiliser la société. Sortir de la défaite n’est, dès lors, pas forcément sortir de la guerre, la défaite n’étant perçue que comme une étape d’un conflit non terminé. Si on sort vite de la guerre en cas de victoire, on ne sort véritablement de la défaite qu’une fois sorti du cycle défaite revanche, ce que l’occupation par l’ennemi n’aide pas. C’est le fait de plusieurs générations, d’un Lernenprozess (processus d’apprentissage). De fait, l’année 1945 marque la sortie de ce cycle non seulement pour l’Allemagne, mais aussi pour la France, qui ressort comme vaincue en 1945 étant donné la question de la collaboration, le mythe de la France victorieuse ne s’établissant qu’à la fin des années 1940. Le retour de la défaite s’effectue soit sous forme de revanche, de retour de bâton, comme on l’a vu à travers la symbolique des lieux, à Versailles puis à Rethondes et à Reims, soit sous forme de réconciliation. Désormais, on vise à relever le moral de la nation et non à attiser une volonté de revanche, aussi on ne valorise plus alors que des victoires. Côté allemand, on rénove donc des monuments de Germania construits tout au long du Rhin après la victoire contre la France en 1871 ; côté français, on rénove l’obélisque pour la mémoire de Turenne et on retourne aux lieux de mémoire de Napoléon.

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Photo : Henry Armitage Sanders, Prisonniers de guerre allemands prisonniers à Louvencourt, France, 22 avril 1918. Crédit photo : W

À propos de l’auteur
Alban Wilfert

Alban Wilfert

Etudiant en Histoire et en Expertise des conflits armés, Alban Wilfert est l’auteur d’un mémoire de recherche intitulé « Le soldat et la chair. Réalités et représentations des sexualités militaires au long XVIIe siècle (1598-1715), entre viol et séduction ».
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