<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Faire face a la défaite #1 : les identités à l’épreuve de la défaite

1 octobre 2021

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Die Flüchtlingswagen sind hoch beladen mit den wenigen Habseligkeiten. (Crédits : Wikimedia Commons)

Abonnement Conflits

Faire face a la défaite #1 : les identités à l’épreuve de la défaite

par

Cet article est le premier d’une série composant le compte-rendu du colloque « Faire face à la défaite (1870-1945). Soixante-quinze ans d’histoire franco-allemande » tenu les 6 et 7 septembre 2021, coorganisé entre autres par le Service Historique de la Défense (SHD) et l’Institut historique allemand.

 

Les 6 et 7 septembre dernier s’est tenu un colloque autour du thème « Faire face à la défaite (1870-1945). Soixante-quinze ans d’histoire franco-allemande ». Ce colloque international, coorganisé par le Service Historique de la Défense (SHD), l’Institut historique allemand de Paris, le centre Marc Bloch de Berlin, l’historial de la Première Guerre mondiale de Péronne, l’université Clermont-Auvergne, l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV) et le Zentrum für Militärgeschichte und Sozialwissenschaft der Bundeswehr de Postdam, s’est intégralement déroulé en visioconférence. Prévu pour 2020, à l’occasion des anniversaires non seulement des événements de 1940, mais aussi de ceux de 1870 et de 1920, année du traité de Versailles, il a dû faire l’objet d’aménagements.

Dans une perspective de complémentarité, il a réuni des civils et des militaires venus d’instituts patrimoniaux, de recherche et universitaires, afin d’aborder de manière comparative ce sujet qui l’est rarement. L’histoire, dit-on, est écrite par les vainqueurs : de fait, ont souligné les organisateurs, la défaite en tant que telle reste un objet historiographique assez peu prisé des chercheurs et des chercheuses, empêchant donc la mise au jour d’un regard qui ne soit pas celui des vainqueurs. En 2008, l’historien du fait militaire Hervé Drévillon faisait remarquer que « parmi les monuments qui jalonnent une histoire nationale, les défaites sont moins souvent visitées que les victoires. Les anciennes connivences de l’histoire bataille, avec l’exaltation des sentiments patriotiques, y est sans doute pour beaucoup et le silence gêné des relations officielles a souvent trouvé un prolongement dans les oublis de la postérité. »[1] Des publications historiographiques de ces dernières années ont contribué à remettre quelque peu en question ce statu quo[2]. Toutefois, lorsque la défaite est étudiée, c’est généralement dans un cadre national, en vue de la compréhension des ressorts militaires de l’échec pour les militaires et de la manière de la surmonter pour les personnalités politiques : France et Allemagne ont toutes deux connu cela, respectivement en 1870 et 1925.

C’est une approche historique, espérant mettre à distance ces affects, qui était ici proposée, à travers le cas du couple franco-allemand, insistant sur des comparaisons synchroniques comme diachronique, entre les différents conflits traversés par les deux pays.

Ce colloque fera ici l’objet d’un compte rendu en plusieurs temps, librement inspiré de la succession des thèmes abordés. Le présent article propose, tout d’abord, de revenir sur la question des identités mises à l’épreuve par la défaite (1). Ensuite, les expériences de la défaite seront abordées dans leur diversité (2). Les diverses manières dont la défaite a pu être analysée, dont on a pu tirer des leçons de celle-ci, seront également abordées (3). Enfin, les mémoires courtes et longues de la défaite, dernière phase de celle-ci, constitueront elles-mêmes la dernière étape de ce bilan (4).

La défaite n’est pas seulement une affaire politique et militaire. Il y a une grande diversité des manières de l’aborder, diversité qui renvoie à des identités collectives d’acteurs, identités de milieu, de genre ou d’appartenance culturelle. C’est sur ce premier point que nous revenons ici.

De la défaite à la captivité totale : les prisonniers de guerre allemands dans la guerre de Trente Ans (1914-1949)

Comment mieux aborder la défaite qu’en donnant la parole à ceux qui l’ont rarement, à savoir aux vaincus ? Souvent oubliés, ce sont pourtant presque un million de prisonniers de guerre allemands qui se trouvent entre des mains françaises de 1944 à 1948.

La captivité de guerre est un usage très courant, mais la Seconde Guerre mondiale en constitue un cas bien particulier. En effet, cette pratique vient perturber les logiques de la guerre totale et du nazisme. Adolf Hitler rappelle, en 1945, que le soldat indemne qui est tombé en captivité fait preuve de déshonneur, c’est un traître, et ses proches ne sont pas soutenus par le régime. Pourtant, ce soldat fait partie de la Volksgemeinschaft, de la communauté du peuple allemand censée être entièrement investie dans une guerre qui revêt pour lui une importance vitale. Le prisonnier de guerre allemand suscite une tension idéologique.

Ainsi, les redditions de soldats allemands sont d’autant plus rares que circule l’idée selon laquelle les « terroristes » ennemis, les civils qui prennent illégalement les armes, exécuteraient leurs prisonniers. Les forces de la résistance se vengeraient de la sorte de l’occupant allemand. Dans les faits, les traitements corporels aux prisonniers varient.

Nombreuses sont les familles de prisonniers qui envoient des lettres au CICR, pour dénoncer la captivité, s’informer à son sujet ou demander la libération des leurs. Ces lettres mettent des mois à parvenir à destination, ce dont la France, puissance désormais à la fois occupante et détentrice de prisonniers, apparaît comme responsable. Ainsi peut-on chercher à discréditer l’occupant, en se posant comme victime de lui ou vaincu par lui qui prétend démocratiser l’Allemagne. Victime du Zusammenbruch, l’effondrement collectif, et de l’occupation, la société allemande se replie sur le Heimat, le sol allemand, la patrie. Privés de cadre national, les requérants écrivent parfois au nom d’une communauté, au nom de toutes les mères… Le terme de « Volk », peuple, est rare dans ces lettres, où on y préfère le Heimat. Émerge un discours identitaire fondé sur la souffrance, tant chez les prisonniers que dans la société : la Volksgemeinschaft, aux accents nationaux, semble laisser la place, avec la captivité massive et l’approche de la fin du Reich, à une Leidengemeinschaft, une communauté de souffrance.

C’est donc une place particulière dans l’identité allemande que celle des prisonniers de guerre de la Seconde Guerre mondiale : loin des soldats héros glorifiés par le nazisme, émerge un discours de la défaite autour de ces soldats vaincus, mais jamais traîtres.

À lire également

Nouveau Numéro spécial : Regards sur la guerre

Faire face à la défaite : quand la défaite change de nationalité (Alsace-Lorraine 1918-1930)

L’expérience de la défaite est bien particulière pour les populations d’Alsace et de Lorraine, régions à l’identité particulière puisqu’elles n’ont eu de cesse de changer de mains à travers les guerres entre la France et l’Allemagne de 1870 à 1945.

Lorsque, en 1918, les troupes françaises entrent en Alsace-Lorraine, ce sont 300 000 Allemands qui y habitent. La moitié quitte la région dans les années 1920 : au contraire de l’empire allemand qui avait, en 1871, octroyé la nationalité allemande à tous les habitants tout en leur laissant la possibilité de l’exil, la France effectue, à la suite du traité de Versailles, un tri entre les Alsaciens-Lorrains anciens et les Allemands arrivés plus tard. Ainsi débute le processus complexe de la naturalisation des immigrés allemands qui, de vaincus, doivent en principe rejoindre le camp des vainqueurs.

Dès l’armistice de 1918 sont émises des cartes d’identité distinguant Alsaciens-Lorrains et Allemands, ouvrant la voie à des discriminations envers ces derniers dans les domaines des taux de change et de l’emploi. Toutefois, nombreuses sont les erreurs et les contestations. En termes de naturalisation, les autorités disposent de facto d’un pouvoir discrétionnaire. Elles font conserver la nationalité allemande à des femmes qui, selon la loi, peuvent obtenir la nationalité française par mariage, quand des étrangers sont recrutés dans les armées françaises, incorporés un temps dans les armées françaises avant d’être ramenés à leur caractère allemand.

Toutefois, nombreux sont ceux qui, refusant d’incarner la défaite, font le choix de la naturalisation en dépit de la difficulté des démarches administratives, imposant de parler français, et de leur coût. Bien des requérants, à l’instar de certaines institutrices, mettent en avant leur ancrage dans la société strasbourgeoise pour justifier leur demande, parfois avec succès.

Au sein même des frontières géographiques de la France, une autre frontière se dessine alors, entre nationaux et immigrés, dont le traitement par la France des années 1920 n’est pas celui qu’en a fait l’Allemagne en 1871.

Expérimenter la défaite à partir des territoires coloniaux : marges, séquence et originalité d’une lecture kamerunaise / camerounaise de la confrontation franco-allemande

Les relations entre France, Allemagne et Angleterre ont entraîné des conséquences concrètes bien au-delà de ces différents pays, comme au Cameroun, dont la population reste marquée par les expériences de la guerre et de la défaite.

Fin XIXe siècle, alors que le continent africain est marqué par une importante présence européenne à travers la colonisation, les chefs camerounais sollicitent en vain la protection de la couronne britannique, tandis que s’installent des commerçants allemands dans le pays. En 1884 est finalement signé le traité commercial germano-douala entre deux rois locaux et deux firmes allemandes. En 1911, avec la crise d’Agadir, la France cède à l’Allemagne une partie du Cameroun, qui devient le Neukamerun allemand, en échange de la reconnaissance allemande des droits français au Maroc. L’Allemagne lance alors une procédure d’apartheid.

Lorsque, en 1914, la guerre éclate, des chefs de l’intérieur des terres du Neukamerun ne se considèrent pas engagés par le traité germano-douala signé par les chefs côtiers, aussi l’Allemagne exécute-t-elle ceux qui ne lui sont pas fidèles. Mais cela n’empêche pas la défaite et, avec le traité de Versailles, le partage de jure du Cameroun, sur lequel les mouvements nationalistes qui émergent en 1948 entendent revenir, souhaitant la réunification du pays. Cette partition a toutefois laissé des traces, qui se lisent par les revendications sécessionnistes qui se font jour depuis 2016 au nord-ouest et au sud-ouest du pays : alors que les grands responsables de la partition à savoir la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne sont partis, le Cameroun connaît encore la guerre aujourd’hui.

À lire également

La grande défaite 1870-1871

Vivre la défaite et organiser la résistance dans l’actuel Val-d’Oise durant les guerres de 1870-1945

La population civile est elle-même aux premières loges de la défaite, comme en témoigne l’exemple de l’actuel département du Val-d’Oise.

Situé sur la route de Paris, cet espace est scruté par l’État qui, cherchant à ralentir les troupes prussiennes ou allemandes, fait détruire à chaque guerre les ponts sur l’Oise par le génie civil. En 1870, c’est même une politique de la terre brûlée qui est menée, afin d’empêcher que des denrées passent entre les mains de l’ennemi. Deux ans plus tard, sont déjà menées des études en Seine-et-Oise sur les raisons de la défaite.

En effet, les troupes allemandes ne manquent pas de s’en prendre à la population, en démilitarisant systématiquement sur les places des mairies les armes trouvées dans les villes, et parfois en accomplissant d’autres violences. Juifs, bolcheviks, Anglais et francs-maçons font l’objet d’interrogatoires, parfois de fusillades et de déportations. La délation se fait jour. Bien des bâtiments sont occupés, à des fins militaires, à l’instar de l’église d’Eaubonne transformée en bâtiment d’approvisionnement et de sa mairie, reconvertie en écurie. Des châteaux sont utilisés comme logements par les militaires, tandis que la ville d’Enghien-les-Bains abrite, pendant la guerre de 1870 et la Seconde Guerre mondiale, la Kommandantur locale. Des réquisitions et des déplacements forcés se font régulièrement jour. Les papiers administratifs sont écrits en allemand et traduits en français.

En 1870, des civils et anciens soldats refusent cette présence se font francs-tireurs et harcèlent l’ennemi. Cela semble avoir marqué les troupes allemandes qui, lors des guerres suivantes, se montrent de plus en plus violentes contre eux, suscitant une escalade de la violence dans les deux camps. La défaite, si elle prend divers aspects selon les guerres, se donne néanmoins toujours à voir dans la vie quotidienne et a des conséquences concrètes dans la mesure où elle entraîne des résistances dans la population.

À écouter également

Podcast. Vérités sur la défaite de 1940. Dominique Lormier

Le genre de la défaite

Une autre identité ressort bouleversée de la défaite : l’identité de genre. Les rapports sociaux entre les sexes basculent en effet du fait non seulement de la guerre, mais de la défaite et de l’après-guerre. La défaite s’impose comme une expérience genrée.

Dans l’Europe sous domination nazie, les épouses allemandes et autrichiennes de soldats au front, en captivité ou dans des camps d’internement ne manquent pas de responsabilités et de manœuvre domestiques. Le régime nazi ne promeut pas les femmes, loin de là, mais la guerre permet à ces dernières une certaine émancipation par la pratique, lorsqu’elles traversent l’Europe aux côtés de la Wehrmacht, gèrent l’économie familiale ou travaillent. Quand le Reich s’effondre, ce sont d’abord elles qui ont affaire aux forces américaines, britanniques, françaises et soviétiques. Il est des femmes violées, notamment par les soldats de l’Armée rouge, qui, par la suite, recherchent un protecteur dans ses rangs : émerge une constellation de sexualités intéressées, qui vont du troc aux violences sexuelles en passant par la prostitution. Les hommes allemands doivent laisser faire, à l’encontre de la position en principe dominante de la virilité guerrière. Si les normes de genre évoluent dans le contexte de la guerre, les années 1950 voient cependant le retour en Allemagne de l’Ouest au conservatisme catholique, promouvant la femme au foyer avec ses enfants, faisant apparaître la guerre comme une parenthèse. Le gouvernement chrétien-démocrate de Konrad Adenauer vilipende les mœurs sexuelles qu’a permis le nazisme, ce qui lui permet de parler par trop des crimes de guerre de l’Allemagne. Dans l’Allemagne de l’Est, si les femmes ont de meilleures marges de manœuvre, l’État reste patriarcal.

Le cas français est également instructif. Si Ernest Lavisse, historien français, dépeint les envahisseurs allemands de 1870 en termes très violents, il semble affirmer que les femmes sont restées en sécurité. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les viols commis à l’ouest, par les troupes du débarquement, laissent beaucoup moins de traces que ceux des « brutes bolcheviques ». Les violences sexuelles se font particulièrement jour pendant les phases de mouvement où les coupables, qui restent peu de temps au même endroit, ont moins de risque d’être retrouvés. Ainsi, les armées victorieuses violent beaucoup. À la libération, la tonte des femmes soupçonnées de collaboration ou de relations sexuelles avec l’occupant sont la manifestation d’une volonté d’expier la honte de l’occupation, grande défaite, et d’une reprise de contrôle masculin sur les femmes. A contrario, il y a des cas, plus occultés, mais néanmoins documentés, de fraternisation entre hommes français et femmes allemandes. Par la suite, même si les femmes obtiennent le droit de vote en 1944, un certain conservatisme perdure en France au même titre qu’en Allemagne, sans égaler la politique réactionnaire du régime de Vichy : comme après la victoire de la Première Guerre mondiale, les évolutions des normes de genre liées à la défaite ne sont pas définitives.

À lire également

Livre – Terrorisme : les affres de la vengeance

[1] Hervé Drévillon, « La défaite comme symptôme », Hypothèses, 2008/1, 11, p.283-295

[2] Paul Vo-Ha, Rendre les armes. Le sort des vaincus XVIe-XVIIe siècles, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017 ; Corine Defrance, Catherine Horel et François-Xavier Nérard, Vaincus ! Histoires de défaites. Europe XIXe-XXe siècles, Paris, Nouveau Monde, 2016 ; Olivier Entraygues, Regards sur la guerre. L’Ecole de la défaite, Paris, Astrée, 2020

Mots-clefs :

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Die Flüchtlingswagen sind hoch beladen mit den wenigen Habseligkeiten. (Crédits : Wikimedia Commons)

À propos de l’auteur
Alban Wilfert

Alban Wilfert

Etudiant en Histoire et en Expertise des conflits armés, Alban Wilfert est l’auteur d’un mémoire de recherche intitulé « Le soldat et la chair. Réalités et représentations des sexualités militaires au long XVIIe siècle (1598-1715), entre viol et séduction ».
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest