Henri Malosse fut Président du Comité économique et social européen (2013-2015). Il est président de l’Association Jean Monnet (depuis 2021) et professeur de l’histoire de l’Union européenne à l’Université de Corse et à Sciences-po Paris. Il étudie les raisons qui ont conduit l’Union européenne à se détacher des peuples qui la compose.
Entretien réalisé par Antoine-Baptiste Filippi
Alors qu’elle a longtemps été vue comme un facteur de paix et de prospérité, l’Union européenne ne fait aujourd’hui plus rêver les peuples. Comment expliquez-vous ce désamour à l’égard de cette institution ?
Les trente premières années de construction européenne ont fait rêver tous les peuples d’Europe, au point que les drapeaux européens flottaient dans les rues de Varsovie et de Budapest à l’été 1988, sur le mur de Berlin dans la nuit du 9 novembre 1989 et dans toutes les villes qui se sont libérées du communisme en 1989-1991, de Prague à Sofia, en passant par Bucarest et même Moscou !
Malheureusement, la très mauvaise gestion par Bruxelles des élargissements à l’Est, la bureaucratisation des Institutions européennes, l’arrivée d’une classe technocratique et idéologisée à Bruxelles (libre-échange forcené, « wokisme », doxa du « tout concurrence » avec la légalisation du dumping social des « travailleurs détachés de l’Est ») ont tout gâché. Le fossé n’a cessé de se creuser avec les citoyens et Bruxelles vit aujourd’hui dans une « bulle »où de nouvelles élites, gonflées de leur importance et de leurs privilèges, se sont coupées peu à peu des peuples européens. Elles veulent tout réglementer, jusqu’aux normes pour fabriquer le fromage de chèvre corse jusqu’à la capacité des chasses d’eau des toilettes.
Nous assistons aujourd’hui au « crépuscule des bureaucrates », que j’ai décrit dans mon dernier livre [1] et que vous avez la gentillesse de citer
À lire également
Nouveau Numéro : Nucléaire l’atome, futur des armées et de l’énergie ?
Au moment de leur entrée dans l’UE, les pays d’Europe de l’Est ont été très bien accueillis. Puis est venu le temps de la défiance et de l’incompréhension. Pensez-vous que l’on puisse un jour avoir une rupture entre les deux Europe, celle de l’Ouest et celle de l’Est ?
Les ex-pays de l’Est n’ont pas été bien accueillis dans la mesure où on leur a appliqué les mêmes règles, souvent pas adaptées à leur réalité et où, au lieu de favoriser les échanges entre les peuples, on les a forcé à subir les conseils des consultants internationaux, genre McKinsey qui ont plutôt détruit leurs économies.
Aujourd’hui l’Union européenne est divisée en 3 blocs, non pas 2. À l’Est, en effet, autour de la Hongrie et de la Pologne, des états qui ne veulent pas revivre avec Bruxelles ce qu’ils ont vécu avec Moscou, et tiennent à ce que l’on respecte leur souveraineté et leurs racines chrétiennes ! Et je les comprends.
Au nord, autour de l’Allemagne, des pays qui ont bien passé la crise du COVID, sans déficits excessifs et qui restent les apôtres de la rigueur budgétaire et du libre-échange.
Au Sud, autour de la France et de l’Italie, des pays endettés jusqu’au cou, qui attendent de Bruxelles une solidarité financière et monétaire qui n’arrivera plus, car la Banque centrale européenne va mettre fin très vite à sa politique de l’argent facile, sous pression de l’Allemagne. La situation de l’Italie à cet égard est bien meilleure que celle de la France, car nos voisins de l’autre côté du canal de Corse, ont un excédent commercial extérieur là où la France a le record d’Europe du déficit !
L’UE est inaudible sur la crise ukrainienne et semble laisser le jeu se faire entre les États-Unis et la Russie. Quelle devrait être pour vous la place de l’UE dans cette affaire ?
L’UE est très divisée sur la crise ukrainienne , entre Chypre et la Grèce, proches de la Russie d’un côté, de l’autre les pays baltes et la Pologne qui veulent une revanche sur l’Histoire. La France et l’Allemagne, qui pourraient faire la différence, sont gênées par ces divisions et sous la pression américaine et ne peuvent donc avoir les coudées franches. La pression retomberait si on s’opposait d’un côté à une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN (rejetée d’ailleurs par une majorité d’Ukrainiens ) et si de l’autre on s’engageait à faire entrer l’Ukraine dans l’Union européenne en ménageant Moscou par des arrangements commerciaux.
J’ai organisé il y a peu (11 février 2022 au Sénat à Paris), la première rencontre entre parlementaires des 4 pays dits du format « Normandie » ( France, Allemagne, Russie, Ukraine) et j’ai bien vu que cette formule était la seule façon de sortir de l’impasse..
Un différend a opposé l’UE et la Pologne sur la question de la prééminence du droit national sur le droit européen. Comment analysez-vous cette friction et comment cela pourrait-il se régler ?
La Commission de Bruxelles entend sanctionner la Pologne pour des affaires internes qui n’ont rien à voir avec l’intégration européenne. Certes la réforme de la justice en Pologne peut être contestée avec une dépendance excessive vis-à-vis du pouvoir politique, mais c’est le cas en France aussi où les nominations au Conseil constitutionnel sont aussi politiques (Alain Juppé, Laurent Fabius.) . En France, le parquet dépend aussi du ministère de la Justice et Bruxelles ne reproche rien à la France ; il y a deux poids deux mesures.
Le droit européen doit être prééminent dans les matières de compétence exclusive de l’UE . Cela se comprend, mais pas en ce qui concerne des sujets liés à al souveraineté des états. Même aux USA on le comprend comme cela entre le niveau fédéral et le niveau des Etats.
Dans votre livre vous évoquez le « crépuscule des bureaucrates » (Éditions du Palio). N’assiste-t-on pas au contraire à leur pouvoir toute puissance, notamment dans leur capacité à édicter des normes qui s’appliquent ensuite sur la vie des Européens ?
Oui, c’est un pouvoir arbitraire, mais l’Europe s’enfonce de plus en plus dans l’impuissance et la technocratie. Le jour où plus personne n’appliquera à la lettre les lois européennes, elles cesseront d’exister ! La France se voudrait le « bon élève » de la transposition des directives européennes, ce qu’elle n’est pas toujours.
Dans le cadre du « green deal », Bruxelles entend soumettre toute activité économique à de bons ou mauvais points qui vont concerner le garagiste ou le pressing au coin de votre rue. Cela ne marchera pas et a pour finalité de favoriser les grosses structures au dépens des petites.
Le rejet de ces dispositions est en train de s’étendre et de moins en moins d’états vont appliquer ces dispositions ! C’est effectivement le crépuscule des bureaucrates !
Que vous inspire le concept « d’Europe de la défense » ? D’une certaine façon, ce rôle n’est-il pas dévolu à l’OTAN ?
Comme vous le savez, il y a six pays de l’UE qui n’appartiennent pas à l’OTAN : Irlande, Finlande, Suède, Autriche, Malte, Chypre. Je refuse l’idée d’une Europe qui deviendrait une alliance militaire agressive qui serait contraire à ses fondements et ses origines, qui sont la réconciliation et l’harmonie entre les peuples. On aurait dû supprimer l’OTAN après la chute du rideau de fer. Il faut travailler à l’harmonie entre les peuples européens. En isolant la Russie, on l’a poussé à redevenir de plus en plus autoritaire et autocratique. C’est le chemin inverse qu’il faut prendre !
Je crois en une Europe de la paix qui fonde sa politique sur ses racines chrétiennes et certes, protège ses frontières et son identité contre l’islam radical et contre la menace hégémonique et communiste venant de la Chine. Je voudrais que l’Europe vienne au secours des chrétiens d’orient, notamment au Liban, en Syrie, en Irak, au Pakistan, où ils sont menacés. Cette Europe n’a rien à voir avec les intérêts géopolitiques des Américains. On en est loi, mais si la France prenait la tête de ce combat, défensif et pas agressif, je suis certain qu’une majorité de pays européens nous rejoindrait.
Sans agressivité ni arrogance, l’Europe a à défendre sa civilisation, héritage de nos racines grecques, romaines et chrétiennes. C’est autour de ce socle que pourra se former une nouvelle Europe, bien plus solide que celle des technocrates de Bruxelles. J’ai fait de l’Europe le combat de ma vie et j’ai vécu la décadence de celle des Bruxelles. Comme disait Jean Monnet, « Je ne suis ni pessimiste, ni optimiste, mais déterminé ».
À lire également
Les incertitudes énergétiques de l’Union européenne
[1] Le crépuscule des Bureaucrates , www.editionsdupalio.com