<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Étienne Dinet entouré de considération à l’Institut du monde arabe

10 mars 2024

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Etienne Dinet, Une crue de l’Oued M’ZI, 1890 © Galerie Ary Jan - Thomas Hennocque

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Étienne Dinet entouré de considération à l’Institut du monde arabe

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L’Institut du monde arabe dédie une exposition du 30 janvier au 9 juin 2024 au peintre Étienne Dinet. Le musée transmet la passion de l’orientaliste pour l’Algérie, et exhibe ses plus belles œuvres. Celles-ci témoignent de son amour profond pour un pays avec lequel il maintient jusqu’à sa mort une relation durable et engagée.

Exposition Etienne Dinet à l’Institut du monde arabe.

« Les disciplines culturelles qui paraissent neutres et apolitiques reposent sur une histoire tout à fait sordide d’idéologie impérialiste et de pratique colonialiste. » Edward Saïd s’exprime en ces termes dans son essai critique L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident. Publié en 1978, l’ouvrage met en lumière une vision occidentale fantasmée du Moyen-Orient, qui participe du maintien d’une domination néocoloniale, politique et culturelle. L’auteur dénonce ainsi l’orientalisme, tendance artistique et littéraire à succès au XIXe siècle et représentation biaisée d’un monde bien méconnu.

Pourtant, Étienne Dinet échappe au blâme porté au regard occidental. En dépit du caractère orientaliste de son œuvre, le peintre est encensé en Algérie, pays auquel il manifeste un profond attachement, tant par sa peinture que par les actions qu’il mène au cours de sa vie. Dinet demeure à ce jour l’artiste pionner d’un rapprochement graduel entre la France et l’Islam. L’Institut du monde arabe lui dédie alors une exposition inédite, pour la première fois en France depuis 1930. Plus de quatre-vingts œuvres sont-elles ainsi présentées aux yeux des visiteurs, qui découvrent à travers le talent d’Étienne Dinet une Algérie peinte dans sa complexité.

Etienne Dinet, Meddah aveugle chantant l’épopée du prophète ou Le Conteur arabe, vers 1922 © Collection privée – D. R

Des débuts artistiques à contre-courant

Étienne Dinet voit le jour le 28 mars 1861. Provenant d’une famille d’avoués parisiens – son père est président du tribunal civil de première instance de la Seine – il s’éloigne très tôt du paradigme familial et développe un goût accru pour l’art. Après avoir remporté au lycée Henri IV un premier prix de dessin au Concours général, il prend place sur les bancs des Beaux-Arts, puis se dirige vers l’Académie Julian. Les peintres Bouguereau et Robert-Fleury lui servent de professeurs, mais il ne se reconnaît comme maîtres que Rembrandt et Delacroix. Etienne Dinet cherche l’inspiration auprès de l’art réaliste de Jean-François Millet et Jules-Bastien Lepage, mais développe de front une familiarité avec l’impressionnisme. Il partage avec eux la recherche de lumière et le dégoût de l’académisme ambiant, et les œuvres que l’Institut choisit d’offrir à l’œil du spectateur attestent du jeu sur les ombres dont il est friand.

À la suite de quelques voyages en Algérie, Dinet forme en 1887 la Société des peintres orientalistes français, dirigée par les présidents d’honneur Gérôme et Benjamin-Constant. Lors de l’exposition universelle de 1889, à Paris, le peintre expose moult de ses œuvres au pavillon algérien. Il acquiert ainsi une certaine renommée. Pourtant, il se lasse progressivement de l’autoritarisme académique du Salon des artistes français ; il est un dissident, à l’instar de Puvis de Chavanne, ou Rodin, avec lesquels il constitue la Société nationale des Beaux-Arts. Lors de la première exposition officielle des Peintres orientalistes français au Palais de l’Industrie, Étienne Dinet s’enflamme pour les Arts musulmans. Son projet se dessine alors plus clairement dans son esprit : les sujets algériens deviendront désormais le cœur de son art.

Peindre en se fondant dans le quotidien de l’Algérie

L’Institut du monde arabe met en exergue le caractère accidentel de sa découverte de l’Algérie en 1884, aux côtés de son ami Lucien Simon. La rencontre avec le pays est telle qu’il y retourne l’année suivante, cette fois en compagnie de Gaston Migeon, futur promoteur des arts de l’Islam au musée du Louvre. À l’occasion de ce voyage, il parcourt le désert, les Hauts-Plateaux et les quartiers arabes de l’oasis de Bou-Saâda. La ville retient son attention puisqu’il s’y installe à demeure en 1904, après avoir multiplié les voyages, oscillant entre la France et les oasis du Sud algérien. Il peut dès lors contempler à loisir les paysages et la population devenus seuls sujets de ses préoccupations artistiques, depuis 1895.

Étienne Dinet ne voit pas l’Algérie comme cet « Orient » fantasmé, mais tente bien de retranscrire le réel à travers des « instantanés de vie » : son pinceau retrace des fragments d’existence et de vérité, à l’instar de la photographie dont il se prend de passion. Pour autant, cela ne le lie pas aux approches ethnographiques à l’égard desquelles il maintient une certaine méfiance. Dinet se veut réaliste, ce qu’il n’est pas tout à fait, mais il porte en effet l’accent sur le détail. Il peint les expressions, les gestes, les tenues, les accessoires, tant d’éléments significatifs d’un désir de refléter avec justesse le monde qui l’entoure. La dispute, peinte en 1904, révèle par les grimaces, les mouvements et les couleurs, le quotidien des jeunes enfants de Bou-Saâda, ni édulcoré ni diabolisé.

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Il peint un désert hostile, mais également familier ; de la nature, il tente de rendre le jaillissement de l’eau, la végétation qui prolifère. Ainsi le mouvement est-il aussi au cœur de son art. Les peintures exhibées lors de l’exposition sont autant de témoins de cette recherche du vrai : Peindre sans ostentation la réalité algérienne, à travers la misère, le désespoir, l’humilité, mais également la joie, le courage et la dignité : voilà le vœu d’Étienne Dinet. Le foisonnement de couleurs chaudes au cœur de son œuvre est porté au nu par l’Institut du monde arabe, qui exhibe ainsi Martyr d’Amour, ou Sur une terrasse, un jour de fête à Bou Saâda. Ces œuvres chatoyantes révèlent tout à fait la complexité et le quotidien de ses sujets algériens.

Etienne Dinet, Les Bavards à Bou Saâda, 1896 © Galerie Ary Jan – Thomas Hennocque

Un engagement de taille au cours de la Grande Guerre

L’institut du monde arabe veut porter au premier plan, à travers l’œuvre extraordinaire d’Étienne Dinet, l’engagement d’un homme pour un pays dont il s’est pris d’affection. Il use en effet de son influence pour faire entendre la cause des indigènes, si bien qu’en 1912, sous son impulsion, le pouvoir militaire de Bou-Saâda laisse place à une administration civile.

Sa détermination à faire entendre la cause algérienne est d’autant plus prégnante durant la Grande Guerre. Le peintre blâme un gouvernement français qui n’agit pas en faveur des soldats s’étant battus pour le pays. Après la mobilisation de conscrits algériens qu’Étienne Dinet immortalise à l’aide de son pinceau, notamment à travers la toile de 1915, Le départ du conscrit, celui-ci martèle auprès des autorités françaises la reconnaissance due aux soldats musulmans.

Cette dernière doit se manifester par des actes concrets en faveur des indigènes. De fait, Dinet défend la nécessité d’œuvrer pour le retour au pays des blessés algériens, de respecter par ailleurs les rituels musulmans prescrits pour les enterrements, enfin, de privilégier les stèles musulmanes aux croix inadaptées érigées sur leurs pierres tombales – le peintre en dessine lui-même le modèle.

Son engagement est tel qu’il écrit la première biographie du prophète Mahomet en Français, en hommage aux musulmans morts pour la France, dont il considère qu’ils ont été oubliés par le pays. L’amour d’Étienne Dinet pour l’Algérie est rendu à la postérité par l’exposition à l’Institut du monde arabe avec brio, et révèle du peintre une immersion dans un univers qui lui fut d’abord étranger.

Érotisation des femmes algériennes

Au centre de la peinture orientaliste, prône la sexualité. La femme algérienne est plus que jamais objet de fantasme, et Étienne Dinet n’échappe pas à la règle : il représente les corps féminins comme des femmes qui correspondent aux stéréotypes culturels de l’époque et du pays. L’IMA expose alors nombre de ses œuvres, à l’image des Baigneuses, ou Au Bord de l’Oued. Ces peintures mettent en valeur des figures exotiques et charnelles qui transportent une fois de plus l’Occidental dans un univers inconnu.

Par ailleurs, le peintre doit composer avec, d’une part, une société traditionaliste et religieuse qui prône la mesure et le puritanisme, et d’autre part, l’exaltation des amours et des plaisirs. Sans commune mesure, Dinet présente de nombreuses fresques qui permettent à l’œil avisé du spectateur de percevoir l’image que l’Européen se fait d’une réalité qui lui semble extraordinaire.

Son œuvre la plus célèbre, Esclave d’amour et Lumière des yeux : Abd-el-Gheram et Nouriel-Aîn, Légende arabe, peinte en 1900 et inspirée d’une légende arabe, témoigne de cette ambivalence de l’ivresse érotique : d’une part, le tableau s’inscrit dans la tradition orientaliste d’Étienne Dinet, et transporte le spectateur dans un univers étranger, exotique, qui s’apparente aux Mille-et-une-nuits. D’autre part, il est un témoin de la transmission d’un récit national et un hommage à la culture arabe. Ce double sens est au cœur de l’exposition de l’Institut du monde arabe et révèle chez l’artiste un désir de saluer l’Algérie, pays qu’il affectionne tant.

Etienne Dinet, Sur une terrasse, un jour de fête à Bou-Saâda, 1906 © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole – Frédéric Jaulmes

La peinture de ces nus féminins s’accompagne d’une politique française particulière dans le quartier de Bou-Saâda. De fait, les autorités françaises exercent un contrôle d’ampleur sur la population en particulier grâce à la réglementation sur la prostitution.Il faut saisir tout l’enjeu de domination à l’œuvre grâce à de telles mesures coercitives, et l’issue qu’elles engendrentsur une population déjà assujettie. La misère qui résulte de ce processus inspire grandement Étienne Dinet, qui s’attache alors à ces figures féminines complexesenjeux de l’ordre colonial et victimes d’une certaine violence sexuelle.

La foi musulmane, finalité de l’œuvre d’Étienne Dinet

En 1913, Etienne Dinet prend le nom de Nasreddine, qui signifie « protection », « victoire de la Foi », et se convertit officiellement à l’Islam. Il est perçu comme un juste, qui dévoile les oppressions faites aux Algériens, et se sent appelé à embrasser leur foi. De fait, sa conversion semble complémentaire à son art, lui qui se centre davantage sur le culte. La Prière sur une terrasse à Bou-Saâda exposée à l’Institut du monde arabe n’est qu’une preuve parmi tant d’autres que la culture arabe tant affectionnée par Étienne Dinet comprend aussi une dimension religieuse. Le peintre est fasciné par la constance des cultes et leur intensité, si bien que la foi musulmane prend une place de plus en plus grande dans son œuvre.

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Dinet n’est pas que peintre, puisqu’il entreprend de réaliser puis de publier en 1918 La Vie de Mohammed, prophète d’Allah. À la suite de cet ouvrage, il reçoit de vives critiques, provenant de ces artistes orientalistes qui lui reprochent de poser trop de sentiment dans l’œuvre. En réaction, il publie en 1922 l’Orient vu de l’Occident avec Sliman Ben Ibrahim, une dénonciation sans équivoque de ces « scientifiques orientalistes » qui font grand cas de leur propre étude de l’Islam sans s’attacher vraiment à comprendre la culture arabe. Les ouvrages sont offerts à la vue du spectateur à l’Institut du monde arabe, témoignant ainsi du caractère hétéroclite de l’œuvre d’Étienne Dinet. À la fin de sa vie, Étienne Dinet effectue le pèlerinage à la Mecque, en 1929, et commence activement à faire le récit de son Pèlerinage à la Maison Sacrée d’Allah. Il meurt cette même année à Paris, mais est enterré selon son souhait et celui de sa famille à Bou-Saâda, plus riche de souvenirs et de sens.

Le Roman d’Antar : un renouveau dans la carrière artistique du peintre

Le Roman d’Antar constitue l’une des œuvres les plus anciennes de la littérature arabe. Un tel récit inspire hautement l’ouvrage de Dinet, illustré de cent-trente-deux planches, Antar. Poème héroïque des temps antéislamiques. L’institut du monde arabe expose une vingtaine de ces planches à la suite, toutes représentatives des péripéties auxquelles Antar est sujet.

Il est un personnage semi-légendaire antérieur à Mahomet, d’une vaillance guerrière extraordinaire, ce qui lui vaut l’amour de sa cousine Abla. Fils illégitime d’une esclave noire, il est affranchi et reconnu par son père grâce à son courage. Le nom d’Antar s’impose comme un symbole de l’Islam, puisque ce poète guerrier est l’auteur de l’un des sept poèmes « suspendus » à la Mecque.

Ce récit fondateur de l’histoire algérienne fut sujet, au fil des siècles, à des évolutions de taille, et notamment porté au nu par Lamartine, qui en adapte le premier des passages dans son Voyage en Orient, en déclarant la mort d’Antar comme « l’un des plus beaux chants lyriques de toutes les langues ». L’Institut du monde arabe s’attache à mettre en lumière le rôle de taille qu’Étienne Dinet joue dans la refondation de ce conte d’importance pour l’histoire de l’Islam. Il publie l’ouvrage en 1898, et rend ainsi hommage à une culture qui deviendra bientôt la sienne.

Glorifié en Algérie, Étienne Dinet passe à la postérité

Etienne Dinet est érigé en véritable héros national de l’Algérie Indépendante. On retrouve dans le pays ses œuvres sur des timbres, des cartes postales, dans les manuels scolaires. Après la prise du pouvoir du FLN, bien loin de l’avant-gardisme artistique, le gouvernement algérien privilégie la mise en valeur d’un certain traditionalisme figuratif dans lequel Étienne Dinet s’inscrit parfaitement. Celui-ci n’est pourtant pas radicalement opposé à la colonisation, mais il s’insurge farouchement contre ses dérives.

Etienne Dinet, passions algériennes, c’est l’histoire en couleurs d’un peintre à la jonction entre deux cultures, qu’il tente de concilier avec ferveur. L’artiste peint pour documenter et garder une trace de la beauté algérienne, tant par le prisme des corps féminins dénudés que celui des paysages et des appels à la prière. Mario Choueiry, chargé de mission à l’Institut du monde arabe, déclare que la connaissance de Dinet du monde qu’il peint transparait dans son œuvre. C’est la raison pour laquelle il échappe au procès fait au regard colonial et exotisant : il ne fantasme pas un Orient qu’il n’a pas vu, filtré par le prisme européen, mais il peint des fragments de réalité.

L’exposition offre à l’œil humain un foisonnement de couleurs et des jeux de lumière qui vont au-delà d’une simple représentation fidèle du réel. Étienne Dinet cherche à reproduire l’esprit qui anime le cœur algérien, tant dans le détail des expressions faciales que dans les émotions qu’on peut lire au fond des yeux de ses sujets. Chaque personnage représenté porte sa propre identité, chaque coup de pinceau témoigne du vécu du peintre et du monde qu’il choisit de louer. L’Institut du monde arabe accomplit alors avec brio la mise à l’honneur d’un orientaliste qui témoigne le plus justement de l’authenticité d’un pays dont il tombe amoureux.

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Emmanuelle Barbier de La Serre

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