<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Éthiopie : Le réveil de la tectonique ethnique

12 mars 2021

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Éthiopie : Le réveil de la tectonique ethnique

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Clé de voûte de la stabilité régionale, l’Éthiopie est un maillon stratégique essentiel dans la région ultrasensible de la Corne où s’additionnent et parfois se juxtaposent les conflits : guerre larvée entre les deux Soudan, guerre ethnique au Soudan du Sud, dictature érythréenne, anarchie somalienne, guerre civile du Yémen, etc. Aujourd’hui, le pays doit faire face à une guerre qui l’oppose aux sécessionnistes du Tigré. Les Tigréens (5 % des 110 millions d’Éthiopiens) qui sont à l’origine de la fondation de l’Éthiopie et qui ont dirigé le pays de 1990 à 2018 n’acceptent pas l’ethno-mathématique électorale qui donne le pouvoir aux Oromo (41 %) et aux Amhara (25 %). En plus de ce conflit clairement séparatiste, l’Éthiopie doit également faire face à plusieurs autres conflits ethniques. La question qui se pose est donc de savoir si, comme cela avait été le cas dans les années 1990, cette mosaïque formée de plusieurs dizaines de peuples va tenir.

Le nom même d’Éthiopie est connu depuis l’Antiquité. Pour les Grecs, il ne désignait pas un pays en particulier mais les immensités situées au sud de l’actuel Soudan et qui étaient peuplées par ceux qu’ils appelaient Aithiops ou « visages brûlés ». Quant à l’Éthiopie-État, elle se construisit encore plus au sud, sur un plateau fertile et arrosé dominant les terres basses de l’Érythrée, de la Somalie et du Kenya, à l’abri des montagnes encadrant le plateau abyssin d’où sortent le Nil bleu, l’Omo, le Juba et le Shebelé.

Aux origines étaient Axoum

La matrice de l’Éthiopie est constituée par le royaume d’Axoum, ancêtre du Tigré, dont le roi Ezana qui régna de ± 325 à ± 356 se convertit au christianisme. Le royaume d’Axoum qui s’assura la maîtrise des voies de communication entre le monde méditerranéen et les pays de l’océan Indien tirait sa richesse du commerce avec l’Asie, Adoulis étant son poumon et son avant-port. À son apogée, Axoum s’étendait sur les deux rives de la mer Rouge et contrôlait tous les ports de sa partie méridionale, jusqu’à Eudeamon (Aden) et au détroit de Bab el-Mandeb.

L’expansion d’Axoum se fit également en direction du plateau éthiopien, dans la région du lac Tana, le cœur du royaume basculant peu à peu vers ces régions. Une évolution qui fut amplifiée après 572, quand, allié de Byzance contre les Perses, Axoum perdit le contrôle du sud de l’Arabie et de la rive arabe de la mer Rouge. Puis, au VIIe siècle, au danger perse succéda l’expansion arabo-musulmane qui repoussa définitivement Axoum sur la rive africaine. Coupé du monde byzantin, le royaume se replia alors sur les hautes terres de l’intérieur.

Au XIIe siècle, le Tigré qui avait succédé au royaume d’Axoum connut une période d’essor à travers un État dominé par la dynastie Zagwé. Afin d’affirmer sa puissance face à la montée de la dynastie rivale amhara implantée dans la région du lac Tana, Lalibéla, un souverain Zagwé, entreprit de faire construire une cité monastique perchée à plus de 2 500 mètres d’altitude et qui porta son nom. Dix églises y furent taillées dans le roc, dont la célèbre église Saint-Georges. La dynastie tigréenne des Zagwé formée de sept souverains régna un siècle et demi environ, jusqu’en 1270, quand un chef amhara nommé Yekuno Amlak conquit le royaume.

Avec ce dernier naquit la dynastie dite des « Salomonides », car ses membres prétendaient descendre du roi Salomon et de la reine de Saba. Désormais, le Tigré ne fut plus qu’une province de l’Empire éthiopien mais, reconnaissant sa primauté historique, les empereurs d’Éthiopie furent intronisés dans la cathédrale d’Axoum. Au XVe siècle, l’Éthiopie subit une forte poussée islamique et, à partir de 1526, de terribles combats opposèrent le roi Lebna Dengel, puis son fils et successeur Galawdewos, à l’émir de Harar, Ahmed ibn Ibrahim al-Ghazi, surnommé el Gragne – le Gaucher –, qui avait proclamé le djihad. Partie du golfe de Tadjourah, l’armée musulmane détruisit églises et monastères, brûla manuscrits et objets d’art, et massacra les populations qui refusaient de se convertir à l’islam.

Sous le drapeau de l’islam

En 1540, les autorités éthiopiennes demandèrent de l’aide à une flotte portugaise qui venait de jeter l’ancre à Massawa. Placés sous les ordres de Christofo de Gama, fils du navigateur Vasco de Gama, 400 soldats portugais vinrent alors prêter main-forte à la chrétienté d’Éthiopie. Mais, le 28 août 1542, à la bataille de Wolfa, Ahmed el-Gragne renforcé par un contingent turc captura Christofo de Gama qu’il fit mettre à mort. Puis, le 21 février 1543, lors de la bataille de Wayna Daga, à l’est du lac Tana, l’armée éthiopio-portugaise écrasa celle d’Ahmed el-Gragne qui fut tué. Au bout de dix-huit ans de lutte, les musulmans furent repoussés, mais l’Éthiopie était épuisée, ce dont profitèrent les Oromo (ou Galla) qui, depuis les basses terres, s’enfoncèrent dans les régions qui avaient été dévastées durant la guerre. Un tiers de l’Empire éthiopien fut alors occupé par les Oromo. Puis, entre 1559 et 1592, les Ottomans tentèrent à plusieurs reprises de conquérir l’Éthiopie, mais ils furent repoussés vers la côte de l’actuelle Érythrée. En 1636, l’empereur Fasiladas créa la ville de Gondar, première résidence impériale fixe. Durant près de deux siècles, Gondar connut un immense épanouissement culturel illustré par d’imposantes constructions architecturales, palais ou églises. Au xviiie siècle, les souverains s’effacèrent peu à peu au profit de féodaux d’origine oromo qui, de 1783 à 1853, se comportèrent en véritables maires du palais. Puis le pouvoir fut morcelé en une douzaine d’entités dirigées par autant de chefs indépendants. Parmi elles, quatre dominèrent, le Tigré, le Begameder, le Godjam et le Shoa.

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En 1867, vaincu par une expédition militaire britannique, l’empereur Théodoros II se suicida. En 1871, après une période de troubles durant laquelle s’affrontèrent plusieurs chefs régionaux amhara et tigréens, ce fut un seigneur du Tigré du nom de Kassa Maecha qui l’emporta et qui devint empereur d’Éthiopie sous le nom de Yohannès IV (1872-1889).

Yohannès IV eut à faire face à la poussée impérialiste égyptienne, qui, après s’être exercée au Soudan, menaçait l’Éthiopie, mais en 1876, les Égyptiens furent repoussés, ne se maintenant qu’à Massawa (Massaoua), seul accès de l’Éthiopie à la mer. Fin 1888, les mahdistes du Soudan lancèrent une offensive contre l’Éthiopie et pillèrent Gondar. Le 9 mars 1889, lors de la bataille de Matamma, l’empereur les repoussa, mais, blessé durant les combats, il mourut le lendemain, ce qui ouvrit une guerre de succession. Installés à Massawa, les Italiens soutinrent un prétendant amhara, le ras (chef) Ménélik, roi du Choa qui s’empara du pouvoir et qui régna sous le nom de Ménélik II (1889-1913). Or, le traité d’Ucciali, par lequel l’Italie l’avait reconnu comme Négus (empereur), fut interprété par Rome comme une reconnaissance de son propre protectorat sur l’Éthiopie. Le contentieux italo-éthiopien était né. Il fut aggravé par l’occupation d’Asmara en août 1889, ce qui ouvrit la voie à la création, en janvier 1890, de la colonie italienne d’Érythrée que Ménélik refusa de reconnaître, et qui coupait en deux le bloc ethnique tigréen.

Au mois de juillet 1895, le gouvernement italien ordonna au général Baratieri d’engager la conquête de l’Éthiopie, aventure qui déboucha sur deux désastres. Le premier se produisit le 7 décembre 1895, à Alagi, où les Italiens laissèrent 2 000 morts sur le terrain. Le second eut lieu quelques mois plus tard, le 1er mars 1896, à Adoua, où le corps expéditionnaire du général Dabormida, confronté à des forces quatre fois supérieures, fut mis en déroute par les guerriers du ras Makonnen, laissant 5 000 morts sur le terrain et abandonnant 2 000 prisonniers aux mains des Éthiopiens.

Une mosaïque ethnique difficile à contrôler

Ayant sauvegardé son indépendance, l’Éthiopie de Ménélik II déborda des hautes terres et ses armées conquirent certaines de ses périphéries, dont les régions oromo ainsi que l’Ogaden somali. Durant le règne de Ménélik II, l’aristocratie tigréenne fut évincée par les Amhara dont la noblesse capta le pouvoir. Le contentieux entre les deux peuples cousins fut alors réaffirmé.

Accédant au trône en 1913, le Négus Hailé Sélassié 1er acheva la centralisation de l’État, une politique qui renforça encore davantage le poids de l’ethnie amhara. Nous sommes là au cœur de la question éthiopienne, car le pays rassemblé autour du pays amhara était en réalité un État mosaïque formé de plus de 70 ethnies. Toute la vie politique, et jusqu’à aujourd’hui avec les questions du Tigré et de l’Ogaden, fut dès lors conditionnée par une volonté centrifuge s’opposant à des réalités centripètes, entre la volonté de maintenir la cohésion de l’empire et le désir des périphéries de conquérir leur autonomie.

Après une brève parenthèse italienne de 1936 à 1941, l’Éthiopie recouvrit son indépendance, et après 1945, l’ancienne colonie italienne d’Érythrée lui fut rattachée. Durant la seconde partie du règne d’Hailé Sélassié, plusieurs soulèvements se produisirent, puis, à partir de 1965, les étudiants acquis à l’idéologie marxiste-léniniste contestèrent le régime. Le 12 septembre 1974, l’empereur fut déposé et incarcéré par le Derg[1]. L’anarchie et la guerre civile suivirent cette prise de pouvoir et les cadres du régime impérial furent physiquement liquidés. Le général Andom devint président du gouvernement militaire provisoire mais, le 23 novembre 1974, il fut assassiné. Le 27 novembre, le nouveau maître de l’Éthiopie fut le général Teferi Bente, assassiné le 3 février 1977 lors d’un coup d’État. Le 11 février, le colonel Mengistu Hailé Mariam, un Oromo amharisé qui lui succéda, se lança dans une politique de répression connue sous le nom de « Terreur rouge » durant laquelle il écrasa la guérilla urbaine menée par divers mouvements gauchistes et par le PRPE (Parti révolutionnaire du peuple éthiopien). Sur le front extérieur, le Derg réussit, grâce à l’appui massif de l’URSS, à repousser l’invasion de l’armée somalienne qui s’était avancée à travers l’Ogaden et qui menaçait le cœur du pays.

Au sein du Derg, le colonel Mengistu Haile Mariam concentra entre ses mains la totalité des pouvoirs puis, en 1987, il devint président de la République. Le contexte devenait cependant de plus en plus explosif pour son régime, car, en Érythrée et au Tigré, deux mouvements de guérilla, le FPLE ou Front populaire de libération de l’Érythrée et le FPLT ou Front populaire de libération du Tigré, menaient la vie dure aux troupes éthiopiennes. Ne bénéficiant plus du soutien soviétique après l’éclatement de l’URSS, le régime éthiopien s’effondra.

En 1990, le FPLE s’empara ainsi de Massawa, et au mois de mai 1991, il prit Asmara tandis que le 21 mai de la même année, le FPLT de Meles Zenawi entrait en vainqueur à Addis-Abeba. Le régime marxiste était renversé et le colonel Mengistu se réfugia au Zimbabwe. Une page nouvelle de l’histoire de l’Éthiopie allait être écrite dans la mesure où une suite de mouvements en cascade remit alors en question l’intégrité territoriale du pays. C’est ainsi qu’au mois de mai 1991, l’Érythrée se sépara de fait de l’Éthiopie, même si l’indépendance officielle n’intervint qu’en 1993. Pour le Tigré, cette indépendance fut une véritable amputation, car la moitié du territoire tigréen se trouve en Érythrée.

Les Tigréens tentent de reprendre le pouvoir

Le pays au bord de l’éclatement, ce furent alors les Tigréens d’Éthiopie qui le sauvèrent en partant de sa réalité humaine. Chaque ethnie ayant des revendications autonomistes en contradiction avec l’existence même de l’État, pour tenter d’éviter le démembrement, fut alors élaborée une constitution fédérale laissant à chaque peuple son territoire sur lequel il pourrait se gouverner, tout en continuant à faire partie du cadre éthiopien. Adoptée au mois de décembre 1994, cette Constitution prévoyait la création de neuf régions découpées sur des bases ethniques et auxquelles le droit solennel à l’autodétermination, donc la possibilité de faire sécession, était reconnu. Ce qui sera d’ailleurs demandé par le Tigré en 2020, mais qui lui sera refusé par le pouvoir d’Addis-Abeba. Meles Zenawi, le chef tigréen du FPLT au pouvoir, décida d’ouvrir le parti aux autres ethnies et il forma le FDRPE (Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien), une coalition électorale dominée par le FPLT. Le système fonctionna jusqu’en 2012, date de sa mort.

Le leadership des Tigréens fut ensuite violemment contesté, à la fois par les Oromo et par les Amhara. Pour le pouvoir central tigréen, la question était d’autant plus grave que les Amhara rejoignirent les Oromo qu’ils avaient pourtant toujours méprisés. Les Amhara s’en prirent alors aux Tigréens. Une véritable guerre éclata même durant l’été 2016 dans la région de Gondar où nombre d’Amhara furent massacrés par les contingents tigréens de l’armée nationale.

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Le Premier ministre Hailé Mariam Dessalegn, un Tigréen successeur de Meles Zenawi, ordonna alors à la police de réprimer les émeutes. Puis, face à l’embrasement, le 15 février 2018, il présenta sa démission. Son successeur fut Abiy Ahmed, de père oromo, de mère amhara, et chef de l’Opodo (Organisation démocratique des peuples oromo), une des composantes de la coalition FDRPE au pouvoir. Conscient que le parti unique FDRPE, était une coquille vide, Abiy Ahmed le remplaça par le PP (Parti de la prospérité), mais les Tigréens du FPLT refusèrent de rejoindre cette nouvelle coalition qui marquait leur effacement[2].

Les Tigréens qui avaient contrôlé la coalition au pouvoir durant presque trois décennies, de 1991 à 2018, avant d’être évincés par les Oromo, furent alors marginalisés. L’inévitable rupture fut ensuite la conséquence de la décision prise par la Commission électorale nationale de reporter les élections nationales prévues au mois d’août 2020 en raison de la crise liée au coronavirus. Le Parlement fédéral entérina cette décision et il décida de s’autoproroger. Or, cette extension du mandat des députés entraîna de fait la prorogation du mandat du Premier ministre Abiy Ahmed. Les partis d’opposition protestèrent avant d’accepter le fait accompli. Mais le FLPT entra en quasi-dissidence, et, le 9 septembre, il organisa des élections régionales au Tigré en dépit de l’interdiction formelle décidée par le gouvernement fédéral. En réaction, le 4 novembre 2020, l’armée fédérale entra au Tigré.

Comme au même moment dans plusieurs régions du pays, éclataient des affrontements opposant différents groupes ethniques, la question était de savoir si l’Éthiopie n’était pas à la veille d’un processus de type « yougoslave ». La mosaïque ethno-tribale de l’Éthiopie semblant donc menacée, les événements signent-ils l’acte de décès de l’expérience ethno-fédérale éthiopienne ? Si la réponse était positive, les conséquences d’une telle situation seraient considérables pour toute la région de la Corne et ses prolongements terrestres et maritimes.

Bibliographie

Clapham, The Horn of Africa: State Formation and State Decay, Londres, 2017.

Gascon, Sur les hautes terres comme au ciel : identités et territoires en Éthiopie, Éditions de la Sorbonne, 2006.

Lugan, Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours, 2018.

Lugan, Histoire de l’Afrique des origines à nos jours, 2020.

Perret, L’histoire de l’Éthiopie vue du Tigré… Et autres lieux, 2013.

Toubkis, « Les Oromo à la conquête du trône du roi des rois (xvie-xviiie siècle) », 2010. En ligne.

Young, Peasant Revolution in Ethiopia: The Tigray People’s Liberation Front (1975-1991), Cambridge, 2006.

Notes

[1] « Comité » en langue amharique et dont l’intitulé complet était Comité de coordination des forces armées, de la police et de l’armée territoriale.

[2] L’Éthiopie et l’Érythrée étaient en guerre depuis le mois de mai 1998. Dix ans plus tard, au mois de juillet 2018, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et le président de l’Érythrée Isaias Afwerki ont mis un terme à un conflit sans issue qui pénalisait les deux pays.

À propos de l’auteur
Bernard Lugan

Bernard Lugan

Universitaire, professeur à l'École de Guerre et aux Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Expert auprès du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda). Directeur de la revue par internet L'Afrique réelle.

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