À l’heure où bien des dirigeants de la planète usent de leur pouvoir avec force, Joseph Nye aime à rappeler que la puissance est bipolaire : si le « hard power » constitue son versant le plus traditionnel, le « soft power » en est une forme plus originale et plus subtile. Ce « pouvoir feutré » (G. Chaliand) est un véritable levier de puissance pour une multitude d’acteurs, dont les États-Unis au premier chef.
Joseph Nye, le père du concept de « soft power », fait partie de ces Américains qui sont à la fois de grands académiques et des conseillers du prince : professeur à la Kennedy School of Government de l’université de Harvard, il a en outre été sous-secrétaire d’État dans l’administration Carter et secrétaire d’État adjoint à la Défense durant le premier mandat de Bill Clinton. Nye a développé, avec son collègue Robert Keohane, une approche novatrice des relations internationales, nommée « institutionnalisme néolibéral ». Selon lui, la puissance n’est pas tant stato-centrée que disséminée entre différents acteurs – États, acteurs interétatiques tels qu’organisations internationales, entreprises, citoyens organisés, etc.
Dès lors, le pouvoir procéderait davantage de la manipulation de cette interdépendance que de l’imposition d’une domination du haut vers le bas. Nye remet ainsi en cause l’idée que la puissance traditionnelle serait fondée sur l’usage exclusif de la force, qu’elle soit politique, diplomatique, militaire ou économique.
À l’origine, un débat sur le déclin américain
Un débat important l’oblige, une décennie plus tard, à affiner sa réflexion. La publication en 1987 de Rise and Fall of the Great Powers par le britannique Paul Kennedy ouvre un vaste débat sur la question du déclin, réel ou supposé, de la puissance américaine. Kennedy examine le destin des grandes puissances entre 1500 et le temps présent. Il cherche à comprendre les raisons qui expliquent la fin des empires, le recul de l’influence d’un grand État, bref, le phénomène du déclin géopolitique d’une nation. Il forge le concept de « surextension impériale » (imperial overstretching) pour désigner le point de rupture atteint lorsque la charge économique nécessaire au maintien de l’empire dépasse les capacités de la puissance impériale. C’est, selon lui, ce qui s’est déroulé avec les empires, romain, espagnol, britannique et soviétique, ce dernier étant à bout de souffle au moment où sort le livre. Sur la base de ce schéma, Kennedy prédit le déclin de « l’empire américain ».
C’est ici que Joseph Nye intervient. Il publie en 1990 un ouvrage en réponse à Paul Kennedy intitulé Bound to Lead, traduit en français sous le titre Le Leadership américain. Quand les règles du jeu changent. C’est dans cet ouvrage qu’il expose pour la première fois la notion de soft power comme « la capacité de faire faire à d’autres ce qu’ils n’auraient pas fait autrement », sans recours à la force. Il met en évidence le fait que l’analyse de Kennedy ne perçoit la puissance que dans sa composante coercitive, alors que les règles du jeu géopolitique ont changé.
Selon Nye en effet, la puissance est foncièrement bipolaire : elle repose autant sur la force politique et économique que sur la séduction et la capacité à organiser les conditions dans lesquelles se prennent les grandes décisions de ce monde. Ces deux faces du pouvoir ne s’opposent pas, au contraire : « Le pouvoir doux a autant d’importance que le pouvoir autoritaire, note-t-il. Si un État est capable de légitimer son pouvoir aux yeux des autres, il rencontrera moins de résistance pour les faire plier à ses vœux. » Or, de cela, l’analyse de Kennedy ne tient pas compte, car elle suppose que les ressorts de la puissance sont invariants dans l’histoire et procèdent avant tout de facteurs traditionnels –territoire, population, richesse – là où Nye voit à l’œuvre de nouvelles règles. De fait, tout en reconnaissant que les États-Unis de 1990 ne sont plus dans la situation économique exceptionnelle de 1945, Nye fait valoir, à rebours de Kennedy, que les États-Unis ne courent pas le risque d’une surextension impériale tant qu’ils demeureront au premier rang, même relativement, tant en termes de hard power que de soft power. L’histoire a semblé lui donner raison dans un premier temps puisque, un an plus tard, l’URSS s’écroulait tandis que l’Amérique s’apprêtait à devenir, selon le désormais célèbre mot d’Hubert Védrine, « l’hyperpuissance », c’est-à-dire un pays hégémonique à l’échelle mondiale dans tous les registres, dont celui de la séduction.
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Ce qu’est exactement le soft power
Dans notre monde complexe, le soft power s’exprime par les trois canaux qu’expose Nye dans son ouvrage Soft Power : The Means to Success in World Politics (2004). Le premier est la capacité à peser sur l’agenda international (agenda setting), c’est-à-dire à agir sur le calendrier des grandes réunions internationales : leur lieu, leur thème précis, l’ordre du jour. Songeons par exemple au processus de paix au Proche-Orient, mené par la diplomatie américaine dans les années 1990 et qui a conduit aux accords d’Oslo en 1993. Il s’agit d’une forme de puissance sous-évaluée qui est pourtant décisive ; fixer les termes de l’ordre du jour international, c’est déjà contribuer à façonner l’issue du débat.
La séduction (attraction) est le deuxième vecteur du soft power. C’est l’aspect auquel trop souvent on l’identifie exclusivement. Pour un pays, disposer d’un modèle attractif est une source de pouvoir considérable. Les États-Unis sont le premier pays d’immigration légale du monde car leur société, leur économie, attirent des étrangers souvent diplômés et entreprenants. Cette attractivité facilite notamment la politique de brain drain mise en place par Washington après 1945, qui permet au pays de renforcer son avance dans les hautes technologies à une époque où la croissance en dépend de plus en plus. Cette séduction repose sur des éléments propres à la société américaine : la consommation, l’entertainment, l’abondance en un mot. De ce point de vue, l’American Way of Life est probablement l’un des plus puissants outils de soft power de l’histoire. Car enfin, même les ennemis proclamés des États-Unis jalousent la société de consommation.
Enfin, la manifestation la plus subtile du soft power est la codécision (co-opt), qui repose sur la capacité d’un État à organiser les règles de gouvernance mondiale, à faire partager ses vues par les autres jusqu’à faire pencher la décision du groupe en sa faveur. Cela revient à obtenir de quelqu’un qu’il veuille la même chose que vous alors qu’il n’y était initialement pas nécessairement favorable. Cette habileté repose en grande partie sur le droit et sur la politique étrangère. Les États-Unis ont longtemps obtenu ce qu’ils voulaient dans des institutions tels le FMI ou la Banque mondiale, car une grande partie des membres dépendaient d’une manière ou d’une autre de Washington – aide au développement, solidarité militaire dans le cadre de l’OTAN. Quant au droit, la « soft law », il leur permet d’organiser un cadre législatif international pour leur plus grand bénéfice avec la menace de sanctions à la clé.
À lire Nye, il est frappant de constater qu’il semble avoir dégagé la notion de soft power en pensant avant tout aux États-Unis. Et s’il a beaucoup écrit sur le soft power développé par d’autres puissances du globe, c’est souvent pour dire qu’aucune n’égalait son pays en ce domaine. C’est ainsi qu’il prédit aux États-Unis une longue période de puissance incontestable, au moins jusqu’au milieu du siècle. Dans un monde multipolaire où les États-Unis ne sont plus l’hyperpuissance qu’ils étaient, la puissance douce a ceci d’exceptionnel qu’elle permet de lier avec souplesse des pays autour de données culturelles, de valeurs, d’institutions. Moins évidentes que le potentiel militaire, la démographie ou les ressources du sous-sol, ces données immatérielles n’en sont pas moins des éléments de puissance décisifs. Pourquoi, sinon, Pékin les rechercherait-il ?