Le 21 mai dernier, le président Trump annonçait que les États-Unis se retiraient du traité Open Sky, accusant la Russie de ne pas respecter des volets de cet accord. Derrière cette annonce, c’est la fin de l’architecture sécuritaire du monde issue de la fin de la Guerre froide qui est actée.
Signé en 1992 et entré en vigueur en 2002, le traité international Open Sky permet le survol de leurs territoires respectifs et couvre l’espace allant de l’extrême-ouest du Canada à l’extrême-est de la Russie. L’objectif est de contrôler les mouvements militaires et le respect des mesures de limitations des armements de chacun, favorisant par-là un climat de confiance entre les parties prenantes.
Un traité pour la transparence militaire et s’inscrivant dans un ensemble sécuritaire
Ce traité fait partie d’un ensemble d’accords établis à la fin de la Guerre froide, afin de stopper la course à l’armement entre les États-Unis et l’URSS. Ils avaient pour but d’assurer l’équilibre des forces et la sécurité du continent européen, après avoir été un théâtre d’affrontement entre les deux superpuissances et leur alliance militaire respective (Pacte de Varsovie pour l’URSS, OTAN pour les États-Unis). Ainsi, le traité INF (Intermediate nuclear forces), signé en 1987 entre Washington et Moscou, à la suite de la crise des euromissiles des années 1980 a interdit la possession, la production et les tests de missiles de croisière et balistiques terrestres ayant une portée comprise entre 500 et 5 500 km.
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Puis en 1990, le traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE) a fixé le niveau d’armements et d’équipements conventionnels pouvant être déployés par les parties prenantes dans les zones d’application du traité. Il devait notamment donner des garanties sécuritaires à la Russie après la fin du bloc communiste et la dissolution du Pacte. Enfin, en 1991, est signé le traité Start sur la réduction des arsenaux nucléaires entre les États-Unis et la Russie. Il est remplacé en 2010 par le traité New Start.
Une remise en cause de l’architecture sécuritaire aux dépens de l’Europe
Cet ensemble juridique qui vise une maîtrise des armements, voire un désarmement dans le cas du New Start, est cependant progressivement remis en cause. Déjà en 2002 les États-Unis se retiraient du traité anti-missiles balistiques (ABM), signé en 1972 entre Washington et Moscou et visant à limiter le déploiement de systèmes de missiles anti-missiles. Ce retrait a alors permis aux Américains de développer un bouclier antimissile sur leur territoire et chez certains de leurs alliés dans le monde (notamment Japon, Corée du Sud, République tchèque, Roumanie et Pologne).
Cette relance du projet de bouclier anti-missile, officiellement pour contrer la menace iranienne et nord-coréenne, conduit la Russie à déclarer en 2007 que le traité FNI ne correspondait plus entièrement à ses intérêts. De même, en 2015, la Russie met fin à sa participation au traité FCE. En août 2019 les États-Unis se retirent du traité FNI arguant que les Russes ne le respectaient pas. Et le 21 mai dernier Trump annonce donc le prochain retrait des États-Unis du traité Open Sky, après le préavis de six mois prévu dans le texte. Enfin une incertitude pèse sur le traité New Start, qui arrive à terme en février 2021 et dont le renouvellement par les États-Unis et la Russie n’est pas assuré.
Ces retraits constituent un affaiblissement de la structure sécuritaire de l’Europe, mais correspondent à une évolution de la situation géopolitique du continent. En effet, après la fin de la Guerre froide et du Pacte de Varsovie, l’OTAN s’est élargie jusqu’aux frontières de la Russie. Cette dernière est en effet perçue comme une menace par les anciens pays du bloc de l’est, notamment après l’annexion de la Crimée en 2014 par Moscou, qui font appel à la protection américaine.
Pour sa part, face à cet élargissement de l’OTAN, Moscou a dû améliorer son système de défense et a dévoilé fin décembre 2019 quelques informations sur son bouclier spatial anti-missile, surnommé Koupol, censé détecter le lancement de missiles balistiques et déterminer leur trajectoire et la zone ciblée. Par ailleurs, afin de pénétrer les systèmes de défenses adverses, la Russie a aussi développé ses armements offensifs, notamment les missiles hypersoniques (armes avec des vitesses supérieures à 6 000 km/h afin d’être indétectables et impossibles à intercepter).
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Ainsi, depuis 2006, l’armée russe dispose du missile sol-sol Iskander, d’une portée variant de 280 à 500 km et doté d’une vitesse allant de 7 600 à 9 300 km/h. Au moins huit de ces missiles sont déployés de façon permanente dans l’enclave de Kaliningrad depuis 2016, menaçant ainsi les infrastructures de l’OTAN en Europe. De même, en mars 2018, la Russie réussissait son premier tir de missile air-sol hypersonique Kinjal, avec une vitesse de plus de 10 000 km/h. Enfin, fin décembre 2019, était mis en service le missile intercontinentale sol-sol Avangard. Qualifié « d’arme absolue » par Poutine, ce nouveau missile aurait une capacité de vol de 33 000 km/h et serait capable de changer de cap et d’altitude, le rendant impossible à intercepter pour les systèmes anti-missiles existants.
Nécessité d’une nouvelle configuration sécuritaire dans un monde multipolaire
Cette nouvelle course à l’armement qui se profile constitue une menace pour la sécurité des pays de l’Europe, qui redevient un terrain d’affrontement dans la rivalité entre Washington et Moscou. En outre, le développement des armes hypersoniques accroit les risques de méprise entre les pays et une déflagration mondiale. De même, l’incertitude autour du traité New Start et la révélation par le Washington Post, le 22 mai, de la possibilité que Trump relance les essais nucléaires (arrêtés depuis 1992), sont autant de signaux négatifs envoyés à travers le monde, notamment auprès des pays dotés du feu nucléaire qui voudront renforcer leur capacité pour se protéger. Ainsi, le 24 mai, l’Agence centrale de presse nord-coréenne a indiqué que les autorités de Corée du Nord réfléchissaient à des mesures pour renforcer la « dissuasion nucléaire » du pays.
En outre, comme le souligne le géopolitologue Thomann sur son blog Eurocontinent, les États-Unis ont l’avantage d’avoir un environnement sécuritaire stable, contrairement à la Russie qui est voisine de la Chine et de la Corée du Nord, puissances nucléaires, tandis qu’elle est limitrophe de régions marquées par des rivalités géopolitiques avec l’Asie centrale et le Caucase. Par ailleurs, les traités dont les Américains se retirent avaient été conclus dans une logique d’un monde bipolaire. Or, depuis près de 15 ans émerge un ordre multipolaire, avec de nouvelles puissances militaires comme la Chine. Cette dernière, n’étant pas signataire des anciens traités, a en outre développé des armements que les États-Unis se voyaient jusque-là prescrits tels que les missiles terrestres à portée intermédiaire. Aussi, le retrait américain des traités doit se comprendre comme une volonté de Trump de pouvoir faire remonter en puissance son pays face à la Chine, avec qui les relations se sont en outre fortement dégradées depuis la crise de la Covid-19.
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De fait, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a averti le 24 mai que la Chine et les États-Unis étaient « au bord d’une nouvelle Guerre froide ». Mais à la différence de celle de 1947 à 1989, ce n’est pas deux camps qui se font face, mais deux grandes puissances qui s’affrontent dans un monde avec d’autres pôles de puissance, comme la Russie et l’Inde, ou même la France (seul pays d’Europe à rester dans la course de l’hypersonique, selon le tirage d’Air et Cosmos d’août 2019). Par conséquent, afin d’éviter une course à l’armement qui pourrait provoquer un embrassement dont nul ne sait où il conduirait, une nouvelle architecture de sécurité s’avère nécessaire, en incluant l’ensemble des puissances militaires. À ce titre, après avoir annoncé quitter le traité Open Sky, Trump a laissé la porte ouverte à une renégociation du traité avec une inclusion de la Chine.