<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Etats-Unis. La puissance du rêve, le rêve de la puissance

20 novembre 2020

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Photo : La route 66, un cliché du rêve américain © Pixabay

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Etats-Unis. La puissance du rêve, le rêve de la puissance

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Il est rare que le rêve soit un élément de puissance. Dans bien des cas il s’avère être une illusion avec ses inévitables relents d’amertume et de déception. Les États-Unis font exception à cette règle, du moins jusqu’à aujourd’hui. Le « rêve américain » est manifestement l’un des ressorts les plus profonds de leur puissance. C’est pourquoi il est le secret le mieux gardé de la géopolitique du siècle dernier.

Sous la plume de Nye, le « soft power » entend décrire une forme subtile de puissance, la séduction exercée par un modèle de civilisation et ses valeurs. Ainsi défini, il est un complément indispensable et efficace au pouvoir traditionnel de coercition politique et économique qu’est le « hard power ».

Le soft power, un outil de puissance

La notion de soft power est née dans le cadre d’un débat qui a secoué le monde académique à la fin des années 1980 : celui de savoir si les États-Unis étaient en déclin. La publication en 1987 de Rise and Fall of the Great Powers par le Britannique Paul Kennedy en a été le déclencheur. Dans son ouvrage, Kennedy forge le concept de « surextension impériale » (imperial overstretching) pour désigner le point de rupture qui est atteint lorsque la charge économique nécessaire au maintien de l’empire dépasse les capacités de la puissance impériale. C’est selon lui ce qui s’est déroulé avec les empires romain, espagnol, britannique et soviétique, ce dernier étant à bout de souffle au moment où sort le livre. Sur la base de ce schéma, Kennedy prédit le déclin de « l’empire américain ».

C’est ici que Joseph Nye intervient. Il publie un ouvrage en 1990 en réponse à Paul Kennedy, Bound to Lead, traduit en français sous le titre Le leadership américain. Quand les règles du jeu changent. C’est dans cet ouvrage qu’il expose pour la première fois la notion de « soft power » comme « la capacité de faire faire à d’autres ce qu’ils n’auraient pas fait autrement », sans usage de la force. Selon lui, l’analyse de Kennedy ne perçoit la puissance que dans sa composante coercitive, alors que la nature du jeu géopolitique a changé. Nye considère que la puissance est foncièrement bipolaire : elle repose autant sur la force politique et économique que sur la séduction et la capacité à organiser les conditions dans lesquelles se prennent les grandes décisions de ce monde. Ces deux faces du pouvoir ne s’opposent pas, au contraire : « Le pouvoir doux a autant d’importance que le pouvoir autoritaire, note Nye. Si un État est capable de légitimer son pouvoir aux yeux des autres, il rencontrera moins de résistance pour les faire plier à ses vœux. » Or, de cela, l’analyse de Kennedy ne tient pas compte car elle suppose que les ressorts de la puissance sont invariants dans l’histoire et procèdent avant tout de facteurs traditionnels – territoire, population, richesse.

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De fait, tout en reconnaissant que les États-Unis n’ont plus en 1990 l’hégémonie économique qu’ils avaient en 1945, Nye fait valoir, à rebours de Kennedy, que son pays ne court pas le risque d’une surextension impériale tant qu’il demeurera un leader en termes tant de hard power que de soft power.

L’histoire lui a (provisoirement ?) donné raison puisqu’un an plus tard, l’URSS s’écroulait tandis que les États-Unis s’apprêtaient à devenir provisoirement, selon le désormais célèbre mot d’Hubert Védrine, « l’hyperpuissance », c’est-à-dire un pays hégémonique à l’échelle mondiale dans tous les registres, dont celui de la séduction. Dernièrement encore, Joseph Nye pronostiquait que la montée en puissance de la Chine ne bouleverserait pas l’ordre mondial qui, selon lui et compte tenu des atouts de son pays, resterait pour longtemps encore dominé par les États-Unis.

Le rêve américain, pierre d’angle du soft power

Joseph Nye a souvent déploré que le soft power américain soit réduit aux jeans et au McDo alors que son spectre est très large. Il ne saurait se résumer à des oripeaux extérieurs qui, d’ailleurs, ne garantissent pas, loin s’en faut, l’influence américaine. Après tout, on boit bien du Coca Cola en Iran…

Il est d’autres vecteurs de la puissance douce dont l’effet est infiniment supérieur aux fast food. Le rêve américain est l’un d’eux. Derrière cette notion se cache un ensemble d’éléments, d’images, de sentiments disparates qui ont tous en commun de porter vers l’espoir : c’est l’idée d’une deuxième chance après l’échec, la promotion par le mérite pour ceux qui ont connu la dureté d’une société bloquée, l’abondance après le manque, la démocratie et la liberté pour ceux qui fuient des régimes autoritaires, etc. C’est ce message que n’a cessé de délivrer l’Amérique aux migrants du monde entier, un message d’autant plus puissant qu’il est susceptible de s’adresser à tous. « À chaque homme sa chance » écrivait le romancier Thomas Wolfe en 1940 dans You can’t go home again : tel est l’essentiel du « rêve américain » dont on trouve mention au pied de la statue de la Liberté à New York dans le poème d’Emma Lazarus, Le Nouveau Colosse, dont le destinataire est l’Europe.

Précisément, le rêve américain a à voir avec les valeurs les plus fortes de la notre société moderne : l’avoir, la possession, la propriété, la réussite, la « recherche du bonheur », expression qui figure dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis de 1776. C’est ce rêve d’aisance et d’abondance, porté par des exemples fameux de self made men, qui fascine depuis la naissance du capitalisme américain moderne au xixe siècle : les générations d’entrepreneurs à succès se sont succédé depuis les « barons pillards » de l’ère du chemin de fer et du pétrole, comme Rockefeller, Vanderbild, Carnegie, jusqu’aux inventeurs géniaux de l’ère de l’informatique et d’Internet, les Jobs, Yang, Zuckerberg. Les États-Unis ne restent-ils pas le pays au monde qui compte le plus de milliardaires en dollars ? Ils représentent un tiers du millier de milliardaires que compte le monde selon le classement annuel du magazine Forbes.

L’émigration permanente vers les États-Unis constitue d’ailleurs la preuve de la fascination exercée par le rêve américain : pays né de l’immigration à partir du xviie siècle, il demeure aujourd’hui le premier pays d’accueil au monde, avec 35 millions d’immigrés officiellement recensés. Ainsi Castro, Chavez puis Maduro, le Parti révolutionnaire institutionnel du Mexique peuvent dénoncer l’impérialisme yankee : leurs peuples votent avec leurs pieds et démontrent qu’eux croient au rêve américain… Mais aussi les étudiants étrangers, au nombre de 600 000 dans le pays. La possibilité d’y réussir, quelle que soit son origine, n’est plus à démontrer. Que l’on songe à Andrew Grove, originaire de Hongrie et fondateur d’Intel, à Vinod Koshla (indien, Sun), à Sergey Brin (russe, Google), à Pierre Omidyar (français, eBay) ou encore à Vinod Dham, indien et créateur du Pentium mais aussi concepteur de la mémoire flash…

S’il est au fondement même du pays, ce rêve est sans cesse réactualisé. Pensons à Barack Obama, tout juste élu 44e président des États-Unis, affirmant qu’il est la preuve vivante que le rêve américain n’est pas mort. Cette rhétorique n’est pas nouvelle ; Obama s’est en effet rendu célèbre par un discours sur le rêve américain à la convention démocrate de Boston en 2004, L’audace d’espérer, quelques mois avant de devenir sénateur démocrate de l’Illinois. « Un père du Kenya, une mère du Kansas et une histoire qui ne peut arriver qu’aux États-Unis » : cette formule est devenue célèbre. Tout aussi marquant est le choix du titre de son autobiographie : « Les Rêves de mon père ». À certains égards d’ailleurs, Donald Trump, sur un mode tout différent, joue du rêve américain en promettant de restaurer la grandeur de son pays – son slogan électoral est Make America Great again –  à la manière d’un Ronald Reagan qui proclamait en 1980 : « America is back ! »

Faire rêver le monde, c’est aussi le dominer

Joseph Nye le dit en substance : « Ceux qui rêvent de nous ne nous feront jamais la guerre. » Notamment ceux qui visionnent les films ou les séries télévisées et s’identifient à aux héros américains. Eisenhower disait la même chose en son temps, où la télévision n’était pas encore le premier des mass media : « Pour étendre l’influence américaine, je préfère une station de radio à un bombardier. » La force de vente des firmes américaines joue un rôle éminent dans ce pouvoir d’influence : de Disney à Apple en passant par Facebook ou Google, les États-Unis sont les faiseurs d’horizon du monde de demain. En tant que tels, ils sont à la fois le tremendum et le fascinans, ce qui effraie et ce qui fascine.

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Et il est difficile de leur en vouloir. Sans compter les énormes retombées financières qui découlent de cet imperium culturel ; il n’est qu’à consulter les valeurs du Nasdaq pour se convaincre de l’extraordinaire capacité de transmutation du rêve en argent : en 2016, Alphabet (Google) a dépassé Apple ; les deux groupes caracolent en tête du classement mondial avec chacun une capitalisation boursière supérieure à 500 milliards de dollars. Peut-on sérieusement contester un pays alors que l’on ne pourrait plus vivre sans les produits qu’il nous vend mais surtout qu’il nous promet pour l’avenir ?

En outre, le rêve américain justifie le modèle sociopolitique américain qui est tout entier organisé pour la réalisation de ce rêve : le système démocratique avec ses check and balances, pouvoirs et contrepouvoirs, destiné à éviter l’oppression… Jusqu’à des éléments qui paraissent étonnants à nous autres Européens, comme le droit de détenir des armes en souvenir des miliciens insurgés qui se sont révoltés contre le roi d’Angleterre. Ce rêve est facteur de puissance en interne également car il assure la cohésion du pays autour de ses valeurs. Un récent sondage Gallup publié dans USA Today rappelait que 61 % des Américains étaient « extrêmement fiers » d’être américains, 22 % « très fiers », 12 % « modestement fiers » et « un peu fiers » 3 %. La comparaison avec la France serait édifiante…

Enfin, le rêve américain légitime la puissance américaine dans le monde ; si les États-Unis agissent, ce n’est pas simplement dans leur intérêt, mais parce qu’ils sont porteurs d’un espoir universel. On trouve cette idée dans la formule de la « destinée manifeste », forgée par le journaliste John O’Sullivan en 1845, au sujet de l’annexion du Texas et de l’Oregon : elle renvoie au rôle particulier que les États-Unis sont appelés à jouer dans le monde au service de la liberté et de la démocratie à travers les âges, et pour ce qui nous concerne le xxe siècle, que ce soit à travers les 14 Points de Wilson en 1918, la lutte contre les totalitarismes durant la Seconde Guerre mondiale, la création de l’ONU en 1945, la politique d’endiguement du communisme durant la guerre froide, l’intervention au Koweït en 1990 ou encore la guerre contre le terrorisme islamiste…

Le rêve américain, un héritage, une construction

On l’a compris, le rêve américain est aussi ancien que les États-Unis. Pourtant, il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu’il connaisse une diffusion sans précédent : la libération de l’Europe y est pour beaucoup, bien sûr, on pense à l’image d’Épinal des GI’s américains distribuant du chocolat, des chewing-gums et des bas-nylon, autant de symboles de l’American Way of Life. Puis la reconstruction montre que les Américains se soucient du sort des populations qu’ils ont libérées, et parfois battues comme en Allemagne et au Japon, même si leur aide n’est pas dénuée d’arrière-pensées mercantilistes comme avec le plan Marshall. Gage de succès, le rêve américain a même séduit Simone de Beauvoir, pourtant compagnon de route du PC. Dans La Force des choses, cette dernière n’hésitait pas à écrire : « J’étais prête à aimer l’Amérique ; certes c’était la patrie du capitalisme, oui, mais elle avait contribué à sauver l’Europe du fascisme ; la bombe atomique lui assurait le leadership du monde et la dispensait de rien craindre. »

On le comprend, si ce rêve est un outil de puissance qui est né avec le pays, il a fallu entretenir la flamme, l’alimenter. La guerre froide a été le grand moment durant lequel les autorités politiques ont utilisé le rêve dans l’optique d’une lutte contre l’URSS. À ce titre, la guerre froide est bien le premier conflit idéologique de l’histoire moderne. Soulignons par exemple le rôle de l’United States Information Agency, active de 1953 à 1999, qui avait pour but, selon Eisenhower, de « comprendre, informer et influencer les publics étrangers dans le but de promouvoir l’intérêt national » : en 2008, on la reconstitue sous le nom du National Center for Strategic Communication. Ses moyens ? La radio d’abord avec la fameuse Voix de l’Amérique qui diffuse dans le monde entier depuis 1942. Mais également les visites d’étudiants, les journaux, les documentaires…

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Faire participer le plus grand nombre et, parmi ce nombre, les futurs décideurs, au rêve américain a été une obsession de la part de Washington. Le programme Fullbright, lancé en 1946, finance jusqu’à aujourd’hui des bourses d’études pour des étudiants étrangers de même que l’International Visitors Program qu’ont suivi par exemple Laurent Fabius, François Fillon et Nicolas Sarkozy. La réintégration sans condition de la France au commandement intégré de l’OTAN en 2009 aurait-elle été possible sans cela ?

De façon générale, Hollywood fonctionne comme une immense machine à rêver. On renverra également au cinéma et aux séries qui ont véhiculé l’idée qu’aux États-Unis la réussite est possible. Comme le rappelle une tirade célèbre du cinéma américain : « This is Hollywood, the land of dreams. Some dreams come true, some don’t. But keep on dreamin’ ». Du reste, la puissance de l’image pour véhiculer le rêve américain ne s’est jamais démentie : les trois quarts des images filmées diffusées dans le monde sont fabriquées aux États-Unis et, à côté de l’entertainment qui fonctionne comme une véritable industrie (je vous renvoie aux succès planétaires de Starwars, Titanic ou Avatar), il y a les chaînes d’information américaines telles CNN qui ont longtemps dominé le monde. Aujourd’hui Internet prend le relais.

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Du rêve au cauchemar ?

Comme le notait Joseph Nye dans son ouvrage Soft Power en 2004, l’image des États-Unis, leur capacité à être admirés par le reste du monde, a été entachée. Il pense alors à la guerre d’Irak et à son cortège de problèmes collatéraux : morts de civils, insécurité permanente au Moyen-Orient, révélation de la torture à Guantanamo, sans compter l’émergence d’ennemis nouveaux dont Daech qui est en quelque sorte le rejeton monstrueux né de l’implication de Washington dans la zone… Après le Vietnam, le Proche et le Moyen-Orient sont des zones où le rêve tourne au cauchemar. La promesse de George W. Bush de pacifier la zone et d’établir des démocraties porteuses de paix et de stabilité semble bien loin aujourd’hui.

Sans compter que la crise des subprimes et sa kyrielle de conséquences économiques néfastes ont atteint le rêve en son cœur : la jobmachine. Si le chômage est retombé aujourd’hui sous la barre des 5 %, il était monté à près de 10 %, un chiffre sans précédent depuis 1945. Mais le retour de la croissance se double d’une explosion des inégalités sociales et de revenus comme jamais. L’une des conséquences les plus notables est le blocage de l’ascension sociale. L’Université, longtemps outil de promotion, est aujourd’hui de plus en plus réservée à une élite, compte tenu de la montée des frais d’inscription : ils ont triplé en 25 ans tandis que les programmes d’aides publiques n’ont pas augmenté au même rythme.

Si le rêve tourne parfois au cauchemar, il est important d’entretenir sa fiction. La stratégie américaine est alors de faire comme si la puissance publique continuait d’être dépositaire du rêve américain. Cela tient parfois de la méthode Coué. Dans son dernier discours sur l’état de l’Union, Barack Obama n’a-t-il pas déclaré que « celui qui assure que nous sommes économiquement en déclin colporte une fiction » avant d’asséner : « Les États-Unis d’Amérique sont la nation la plus puissance du monde. Point final. » La force du verbe ne peut pas tout mais Obama s’en est servi durant son mandat pour maintenir l’illusion et lui donner force de réalité, puissance en d’autres termes.

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À l’instar de La Lettre volée d’Edgar Allan Poe où la fameuse lettre échappe à ceux qui la cherchent car elle se trouve sous leurs yeux, le rêve américain nous crève les yeux si bien que nous n’en percevons pas le potentiel de puissance. C’est probablement en cela que les États-Unis surclassent les autres grandes nations de la planète.

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À propos de l’auteur
Frédéric Munier

Frédéric Munier

Agrégé d’histoire, Frédéric Munier est enseignant en géopolitique en classes préparatoires ECS au lycée Saint-Louis (Paris).

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