<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le soft power économique américain

30 novembre 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Activistes manifestant contre la mondialisation au siège de Google à Paris, le 31 janvier 2019. Photo : Francois Mori/AP/SIPA AP22297102_000001

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Le soft power économique américain

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Les États-Unis ont bâti un véritable soft power économique. Ses armes sont la carotte du « doux commerce » (Montesquieu), le libre-échange permettant de remplacer les rapports de force politiques par des relations profitables pour tous, et le bâton des sanctions pour les récalcitrants, voire de la manipulation contre les concurrents.

En se faisant passer pour le pays phare de la libre concurrence, les États-Unis ont réussi la plus belle opération d’influence du xxe siècle. Ils ont su masquer leur agressivité économique en attirant l’attention sur la dénonciation des empires coloniaux européens. Cette ruse rhétorique a bien fonctionné. La stigmatisation des principales puissances dominantes leur a permis de masquer leurs propres initiatives de conquête comme ce fut le cas pour la colonisation d’Hawaï. C’est dans le même esprit qu’ils ont su banaliser leurs multiples interventions militaires extérieures pour des opérations de protection de leurs ressortissants durant la période charnière entre le xixe et le xxe siècle.

La patrie du libre-échange

Le soft power économique américain s’est construit autour de ce malentendu. Les États-Unis plaidaient pour l’émancipation des peuples de l’oppression coloniale et, en même temps, ils prônaient la « porte ouverte » et le libre-échange. L’une de leurs principales critiques contre les empires coloniaux européens portait sur les échanges privilégiés entre ces empires et leur métropole. Le Commonwealth a été particulièrement visé lors des négociations du GATT (1947) et Washington refusa de signer la charte de La Havane (1948) qu’il avait souhaitée mais qui maintenait le principe des « préférences impériales » entre les pays européens et leurs colonies.

En se présentant comme les garants du discours sur la liberté de la concurrence et l’ouverture des marchés, les États-Unis se sont construit une image de « juge de paix » du commerce international. Cet avantage cognitif leur a permis de masquer leurs initiatives de conquête. La mainmise américaine sur les gisements de pétrole au Moyen-Orient et en Iran a été l’illustration la plus visible de la machine de guerre économique américaine. Le Département d’État, les services de renseignement et les compagnies pétrolières ont travaillé de concert pour imposer leur volonté aux pays concernés et aux éventuels concurrents. Les moyens d’action utilisés reposaient souvent sur un recours à la force (participation indirecte puis directe à des conflits armés au Moyen-Orient, coup d’État comme le renversement de Mossadegh en Iran en 1953, déstabilisation des régimes qui prônaient un nationalisme arabe).

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La force du savoir et du savoir-faire

Le soft power économique des États-Unis se structure aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Forts de leur supériorité militaire décisive, les États-Unis cherchent à établir un processus de domination sur certains marchés vitaux. Les concepteurs du plan Marshall encouragèrent l’achat du soja américain pour l’alimentation animale d’une partie de l’élevage européen. Cette volonté d’établir une relation de dépendance envers les États-Unis s’étendra par la suite à d’autres secteurs clés comme l’industrie informatique puis les technologies de l’information. Le stockage de données (le Big Data) est un des domaines où le système américain est le plus déterminé à préserver son avance et sa position dominante. Pour « blanchir » ces logiques de domination et de dépendance, les élites américaines ont eu recours à deux types d’action.

  • Le formatage de la connaissance. Les grandes universités américaines ont imposé progressivement leur vision du fonctionnement du commerce mondial, en prenant bien soin d’éviter de parler des rapports de force géoéconomique. Cette omission fut lourde de conséquences car elle a privé les élites européennes d’une vision critique sur la nature de l’agressivité des entreprises américaines sur les marchés extérieurs. Les disciplines académiques comme les sciences de gestion ou l’économie ont banni de leur champ de vision toute analyse du phénomène de guerre économique – que pourtant les États-Unis pratiquaient discrètement.
  • La captation du savoir. Pour ne pas manquer de matière grise et pour éviter d’être dépassés par des dynamiques d’innovation concurrentes, les États-Unis ont développé au fil du temps un système de surveillance très élaboré pour identifier les sources d’innovation à travers le monde afin de contacter les chercheurs et ingénieurs étrangers dans les meilleurs délais et de leur proposer des solutions d’expatriation ou de financement par le biais de fonds privés. En cas d’échec de ce type de captation de savoir, le recours à l’espionnage n’est pas exclu. Une start-up française très avancée dans la mise au point d’une nouvelle technologie de réanimation médicale a été victime de vols très ciblés dans certains hôpitaux où était testé son procédé. Les premiers à s’être intéressés à sa démarche étaient des interlocuteurs américains. Mais elle avait décliné leur offre…

Désinformation et manipulations

La montée en puissance des économies européennes et asiatiques à partir des années 1970, obligea les défenseurs des intérêts économiques américains à adapter leurs techniques de guerre économique au contexte de post guerre froide. Les alliés devenaient les principaux adversaires avant la phase décisive de l’émergence de l’économie chinoise.

Dans les années 1990, les États-Unis ouvrirent plusieurs fronts. Le plus visible fut la politique de sécurité économique mise en œuvre par Bill Clinton sous le prétexte que les entreprises d’outre-Atlantique étaient victimes d’une « concurrence déloyale ». Les Européens étaient les premiers visés. La dénonciation de la corruption devint une des armes favorites de la diplomatie économique américaine. Mais derrière ce principe se cachaient des opérations beaucoup plus offensives. En 1998, le groupe Alcatel subit une série d’attaques informationnelles menées sur Internet, par le biais de rumeurs médiatiques concernant le manque de transparence financière de la direction générale. Cette campagne aboutit à la chute historique d’une action à la Bourse de Paris. C’est aussi durant cette période qu’Airbus est victime de messages de dénigrement véhiculés par des internautes dont l’un d’entre eux fut pris en flagrant délit de mauvaise foi et de dissimulation d’identité. Il était d’une nationalité identique au principal concurrent. Pour donner de la résonance à cette question, des industriels américains soutinrent financièrement la création d’ONG telles que Transparency International. Ces partisans de la moralisation des affaires stigmatisaient les pays qui ne respectaient pas les règles mondiales. En revanche, aucune entité de cette mouvance ne s’intéressait à l’opacité des modes de paiement des principaux acteurs des grands cabinets d’audit fortement impliqués dans la signature des grands contrats internationaux. L’instrumentalisation d’un discours moralisateur connaît aujourd’hui son apogée opérationnelle avec l’extraterritorialité du Droit symbolisée en France par les affaires BNP, Technip ou Alstom (voir Conflits hors série numéro 4).

Mais la mutation principale du soft power américain au cours des vingt dernières années est l’instrumentalisation tous azimuts de la société de l’information. Chacun a en mémoire l’importance du système Échelon ou les déclarations de Snowden sur la dimension prise par l’espionnage américain par le biais d’Internet et des réseaux sociaux. En revanche, les techniques de guerre de l’information appliquées dans le domaine économique sont encore peu familières au grand public. Les États-Unis ont aujourd’hui une guerre d’avance sur la manière d’instrumentaliser des acteurs de la société civile pour déstabiliser ou affaiblir leurs adversaires. La campagne de déstabilisation subie en 2010 par les entreprises françaises du rail en fut un exemple très représentatif lors de l’appel d’offres lancé par l’État de Californie pour la construction d’une ligne de trains à grande vitesse. La SNCF fut accusée à cette occasion d’avoir aidé l’Allemagne nazie dans la déportation des juifs vers les camps d’extermination. Et que penser de la finalité du rapport publié en 2011 par l’ONG TransAfrica Forum qui ouvrit un débat critique sur le Web à propos de la manière dont Sodexo traitait ses salariés dans cinq pays différents ? La force attaquante s’est présentée comme une organisation afro-américaine en faveur de la diversité et de l’égalité dans le monde.

Ce type de méthode offensive est d’autant plus difficile à contrer que la force économique éventuelle qui profiterait d’une telle opération est le plus souvent indétectable.

À propos de l’auteur
Christian Harbulot

Christian Harbulot

Un des pionniers de l’Intelligence économique, Christian Harbulot dirige depuis 1997 l’École de Guerre économique à Paris et est le directeur du cabinet Spin Partners. Il a coordonné la rédaction du Manuel d’Intelligence économique aux PUF.

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