Qui pense puissance des États-Unis pense d’abord dollar, firmes multinationales, innovation, porte-avions, finance internationale, Internet, National Security Agency, tout ce qui permet de contrôler les éléments fluides de la géopolitique et de l’économie. À raison. Et à condition de ne pas oublier que leur territoire fut le premier fondement de leur puissance naissante et qu’il reste déterminant.
Vaste de 9,6 millions de km², presqu’autant que toute l’Europe, les États-Unis disposent de la quatrième superficie mondiale, et de la première si l’on tient compte de la zone économique exclusive[1] qui l’entoure sur mer. Cette taille pose des problèmes d’aménagement que le réseau de transport permet de surmonter.
On l’a oublié, les États-Unis ont d’abord exporté des matières premières. Aujourd’hui beaucoup de leurs réserves ne sont plus compétitives ou sont épuisées ; ils n’en restent pas moins des exportateurs importants de produits agricoles, de charbon, de bois, de coton. Les matières premières représentent 17 % de leurs exportations totales et dégagent un solde excédentaire (hors pétrole). Elles contribuent à la puissance américaine.
D’abord elles lui assurent une relative indépendance. Sans doute ne sont-ils pas toujours autosuffisants. Ils importent des produits pétroliers, du fer, de la bauxite, du nickel, du caoutchouc. Dès 1946, le Congrès avait dressé la liste des produits de base que les États-Unis ne produisent pas suffisamment ; il avait prévu de les stocker dans une réserve stratégique. Ce fut fait en 1975 pour le pétrole. En fait, les États-Unis comptent principalement sur leurs liens avec les pays producteurs pour garantir leur approvisionnement – Arabie saoudite, mais surtout Mexique et Canada.
Pétrole et gaz non conventionnels : le miracle ?
La dépendance à l’égard des hydrocarbures s’est considérablement réduite depuis quelques années. À l’origine la découverte de la technique de la fracturation hydraulique qui est attribuée à George Mitchell dans les années 1990. La production s’envole dans les années 2000 et représente aujourd’hui la moitié de la production totale de gaz. Lui succède une seconde révolution, celle du pétrole de schiste (ou LTO, Light Tight Oil) qui fournit aujourd’hui 55 % du pétrole américain. Les États-Unis sont redevenus les premiers producteurs de gaz en 2009 et de pétrole en 2014. Ils s’approchent de l’autosuffisance (elle devrait être atteinte vers 2020) et ont même levé en 2015 l’interdiction d’exporter du pétrole qui datait du choc de 1973.
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Les conséquences pourraient être énormes. Le prix du gaz a été divisé par quatre entre 2003 et 2013 ce qui contribue à la compétitivité du pays, en particulier de son industrie chimique ; ce fait alimente les analyses (très optimistes) prédisant la relocalisation sur le territoire national de nombreuses firmes industrielles américaines. Le gaz remplace le charbon pour la production d’électricité ce qui permet aux États-Unis de réduire leurs émissions de CO² et de jouer, enfin, au bon élève environnemental. Les hydrocarbures « non conventionnels » changent aussi la donne géopolitique. Certains envisagent déjà des exportations massives de gaz vers l’Europe pour la rendre moins dépendante du gaz russe. D’autres prédisent que les États-Unis seront en mesure de se désengager du Moyen-Orient et surtout de distendre les liens avec l’Arabie saoudite – ils oublient que le pétrole importé par eux vient surtout du continent américain. Plus généralement, Washington renforcerait son contrôle sur le marché des hydrocarbures.
Nous en sommes loin. Le but est raté parce qu’atteint pourrait-on dire. Le succès américain a provoqué une surproduction qui déclenche un effondrement des prix, d’autant plus que Ryad augmente sa production pour rappeler à Washington qu’il faut toujours compter avec elle. Se pose alors la question de la rentabilité des nouveaux gisements. Sans doute les compagnies ont accompli des miracles en matière de réduction des coûts : elles savent maintenant forer à très grande profondeur mais aussi à des profondeurs différentes, elles multiplient les puits sur le même terrain, elles inventent des plates-formes mobiles qu’elles déplacent quand le puits est sec… La baisse des coûts serait de 15 à 20 % sur les six premiers mois de 2015 et dans de nombreux gisements le point mort serait passé en dessous de 50 dollars le baril.
Reste que ce n’est pas le cas partout. Globalement, le secteur de l’énergie (y compris les services aux entreprises) a perdu 100 000 emplois en 2015. Cette révolution a été portée par un grand nombre de petites compagnies dont beaucoup sont fragiles et lourdement endettées : 140 milliards de dollars d’emprunts et d’obligations entre 2009 et 2015. Au cours de l’année passée, 69 sociétés ont fait faillite selon une enquête du Congrès. En 2016 c’est le tour des géants pétroliers : SanRidge Energy et lINN Energyо se sont placés sous la protection du Chapitre 11. L’investissement s’est contracté en 2015 et 2016, le nombre de gisements gaziers en exploitation est tombé de 1 800 en janvier 2015 à moins de 500 en mars 2016[2]. Le plus probable est une double concentration, sur les gisements les plus rentables (Eagle Frd, Bakken, le bassin Permian) et autour des plus grandes compagnies. La production baisserait, mais serait rationalisée et dès lors pérennisée. Surtout si les prix des hydrocarbures finissent par remonter.
Optimiste, Edward Morse parlait dans Foreign Affairs[3] d’un « nouveau Moyen-Orient » en évoquant l’ensemble de l’ALENA. Il notait surtout qu’un tel miracle ne pouvait se produire qu’aux États-Unis. Propriété du sous-sol accordée au propriétaire du sol, capacité d’innovation, abondance des capitaux, esprit d’entreprise… C’est tout le modèle américain qui se trouve légitimé. Mais aussi mis en accusation avec la dégradation de l’environnement et l’explosion de la dette des compagnies. Les États-Unis d’Obama restent fidèles à la formule de George Bush : « Notre mode de vie (l’American way of life) n’est pas négociable. » Pour cette raison aussi le miracle des hydrocarbures non conventionnels ne pouvait se produire qu’aux États-Unis, même si Morse ne le signale pas : le primat accordé à la consommation et au profit au détriment des équilibres naturels et financiers.
Le géant vert
Autre secteur où économie et géopolitique se rejoignent, l’agriculture offre aux États-Unis un pouvoir vert (food power) qui n’est pas aussi anachronique qu’il semble.
80 millions de tonnes de céréales exportées pour la campagne 2014-2015 soit 24,8 % du total mondial, 38 % pour le seul maïs, 36,5 % pour les graines de soja. Le trinôme maïs-blé-soja constitue le fondement du food power américain (avec les noix, deuxième poste d’exportation !). Ajoutez la bourse de Chicago où se forment les prix, le dollar dans lequel ils sont exprimés, les principales sociétés de négoce mondiales comme Cargill et ADM, les capacités de stockage de la Commodity Credit Corporation qui gère la politique agricole américaine, des innovations comme les OGM… L’agrobusiness des États-Unis est sans égal. Et, puisqu’il s’agit de l’alimentation des hommes, il fournit un moyen de pression exceptionnel. « Food is a weapon » déclarait sans complexe le secrétaire à l’Agriculture Earl Butz en 1974.
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Cette arme, ils l’ont utilisé en fournissant des produits à leurs alliés et en en privant leurs ennemis. Dès 1946 ils fournissent une aide alimentaire au Japon. En 1954 ils adoptent la PL 480 (public law 480) qui étend ce système à tous les pays en développement. Dans les années 1960 le premier bénéficiaire est le Sud-Viêtnam : comment douter que les considérations géopolitiques priment ? Ce soutien encourage au passage l’adoption des mœurs alimentaires américaines. En contrepoint en 1980 ils décrètent un embargo sur les exportations de céréales vers l’URSS.
Cet embargo a été un échec, dit-on. Les Soviétiques ont réussi à s’approvisionner ailleurs. C’est vrai, mais on oublie de préciser qu’il n’a pas été appliqué aux commandes déjà effectuées par Moscou et que Washington l’a levé dès avril 1981, comme l’avait promis Reagan pour séduire les électeurs du Middle West.
Les choses sont en fait très simples. Quand l’offre dépasse la demande, les exportateurs sont en position de faiblesse, et en position de force dans le cas inverse. Le second cas caractérise les années 1970 et Butz peut se montrer arrogant. Les prix se retournent dès la fin de la décennie et l’arme s’émousse. Aujourd’hui la situation est ambiguë. D’un côté les besoins de la planète devraient augmenter fortement à cause des émergents : leur classe moyenne consomme plus de produits d’origine animale qui absorbent eux-mêmes beaucoup de céréales. De l’autre des concurrents émergent : l’Union européenne, mais elle a remis en question sa politique agricole commune, les pays latino-américains, l’Australie… Aussi les exportations agricoles du pays diminuent depuis 2014, un phénomène rare, et l’excédent américain se contracte à 25 milliards en 2015 et 6 milliards attendus en 2016.
De la façon dont interagiront ces deux tendances dépend l’efficacité de l’arme alimentaire du pays. Et la capacité de la Chine, qui est devenue la première importatrice de produits agricoles américains depuis 2012, d’éviter la dépendance envers les farmers.
Considérations géostratégiques
Le territoire américain constitue une réserve de croissance. C’était le cas au xixe siècle quand la conquête de l’Ouest fournissait de nouvelles terres et de nouvelles mines et permettait d’absorber les flux migratoires venus du reste du monde. Le phénomène n’a pas disparu aujourd’hui comme le prouve le cas des Rocheuses (Wyoming, Colorado, Montana, Dakotas…) où l’exploitation du gaz de schiste a attiré des travailleurs du reste du pays. Des réserves peu exploitées ou inexploitées pourront demain couvrir les besoins du pays si nécessaire, ainsi celles de Mountain Pass Mine en ce qui concerne les terres rares (Californie). L’Ouest offre bien d’autres opportunités en matière de tourisme, de terrains bon marché ou de qualité de vie : ce n’est pas un hasard si les États des Rocheuses connaissent la croissance démographique la plus vigoureuse.
Autre réalité souvent négligée, le territoire américain est ouvert à tous vents. Véritable « Empire du milieu » moderne, selon la formule de Pierre Mélandri, il est tourné vers l’Atlantique et l’Ancien Monde comme vers le Pacifique et l’Asie émergente. Il bascule d’ailleurs de l’un vers l’autre. Au fur et à mesure que ses liens commerciaux se sont développés avec l’Asie, le centre de gravité du pays a glissé vers l’ouest. La géopolitique a pris le relais de l’économie avec la « théorie du pivot » élaborée par les derniers dirigeants du pays : les États-Unis doivent s’impliquer de façon croissante dans la zone Pacifique riche en opportunités et lourde de menaces. Ils n’en sont pas moins toujours capables de se retourner vers l’Europe comme ils le font depuis la crise ukrainienne.
Truisme encore plus ignoré, les États-Unis sont américains. Ils regardent vers le nord et le sud dont aucun obstacle naturel important ne les sépare. La frontière avec le Canada est la plus longue de monde (8 890 km). Celle avec le Mexique (3 200 km) est si peu marquée qu’il faut la hérisser d’un mur pour limiter le passage des clandestins. Depuis longtemps Washington s’efforce de contrôler ses deux voisins. Leur économie est depuis longtemps intégrée à celle des États-Unis et aujourd’hui ces derniers absorbent 73 % et 74 % des exportations canadiennes. Le stock d’IDE dans ces deux pays est détenu principalement par leur puissant voisin. Le mouvement s’achève avec la création de l’ALENA en 1992 qui intègre les trois pays dans une même zone de libre échange et de liberté de circulation des investissements directs. Les États-Unis peuvent puiser dans les réserves de matières premières de leurs partenaires et utiliser la main-d’œuvre mexicaine.
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Au-delà du Mexique s’étend l’Amérique centrale et du Sud sous contrôle. Aucune puissance hostile n’a pu s’y installer à l’exception de l’URSS à Cuba. Ainsi les États-Unis peuvent se sentir en sécurité. Ce fait leur a permis de développer leur projet sans intrusion extérieure, de se projeter dans le reste du monde sans craindre de rétorsion (à l’exception notable d’hypothétiques représailles nucléaires), d’utiliser les ressources de leur propre espace et de celui de toute l’Amérique.
Ce n’est pas d’une cité sur la colline, mais d’un continent sur la colline qu’il faut parler.