États-Unis : les suicides n’ont jamais été aussi importants

9 octobre 2024

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Alexandre Mendel, chronique des élections américaines

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États-Unis : les suicides n’ont jamais été aussi importants

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Jamais le pays n’avait compté autant de suicides ou de dépressions. Écrasée par l’inflation ou le coût de la santé, la Middle America se sent encore oubliée des élites. En colère en 2016, la voici désespérée en 2024. L’Amérique en souffrance ne veut pas de « la joie » de Kamala Harris.

Par Alexandre Mendel. Depuis les États-Unis

Les Américains craquent. Pas tous, bien sûr. Ceux de la côte Ouest, capables de s’offrir des maisons vingt fois plus chères à San Francisco qu’elles ne le sont dans les banlieues d’Atlanta ou de Pittsburgh, vont bien. La Middle America, elle, souffre, comme jamais sans doute. Voilà plus de sept ans que je suis les supporters de Trump. Ceci est ma deuxième campagne présidentielle, la première ayant été la seconde du républicain, dans une ambiance inédite : celle de la pandémie du covid. En 2020, les trumpistes étaient frustrés. On leur avait volé l’élection, disaient-ils (et nombreux sont ceux qui le pensent encore, en dépit des décisions de justice qui n’ont pas prouvé de fraudes), puisqu’on les avait privés d’une véritable campagne. En 2024, les mêmes sont… déprimés. C’est la première fois que j’interroge des Américains qui, souvent, craquent nerveusement en interview. Jusqu’aux larmes parfois.

Dans les rues de Philadelphie (c) Alexandre Mendel

Une Amérique déprimée

À Springfield, dans l’Ohio, cette petite ville près de Cincinnati dont un tiers des habitants (20 000 sur 60 000) sont des Haïtiens, rendue célèbre par Trump qui, lors de son débat face à Kamala Harris, accusait les immigrants venus de cette île de manger « les chiens et les chats », la ville entière semblait désespérée. Alors que j’attendais Vivek Ramaswamy, révélation conservatrice des primaires républicaines, venu dans cette ville rassurer les habitants, coupables de s’inquiéter de ce changement de population, Allison, une femme de 41 ans, mère de deux enfants, pleurait littéralement en me racontant sa vie, en m’expliquant combien il était impossible désormais de se loger dans les grandes villes, évoquant aussi le prix des médicaments (une fortune, spécialement quand, comme presque 10 % des Américains on n’a pas d’assurance santé),  ou celui des courses.  « L’Amérique, c’est devenu le tiers-monde… Et je suis sûre que dans le tiers-monde, ils sont mieux assurés », râlait-elle en étouffant un sanglot. Je tentais de la réconforter : « Vous restez le pays le plus riche du monde, tout de même ! Vous avez onze porte-avions ! Vous pouvez intervenir partout sur la planète tout de suite ! » Argument idiot. « Ah bon. Qu’est-ce que ça peut faire ces onze porte-avions ? C’est eux qui payent l’école de mes enfants ? C’est eux qui payent les courses ? » 

« Ah bon. Qu’est-ce que ça peut faire ces onze porte-avions ? C’est eux qui payent l’école de mes enfants ? C’est eux qui payent les courses ? » 

Au meeting de Donald Trump, à Butler, en Pennsylvanie, le 5 octobre, là même où en juillet dernier un jeune homme de 20 ans tentait de le tuer et le blessait à l’oreille, l’argument de cette Amérique qui disparait, de cet « American Nightmare » (alors président, le républicain avait parlé de « carnage américain » lors de son discours d’investiture) revenait tout le temps. Il est loin le temps où Trump, en 2016, insufflait à l’Amérique des cols bleus, des familles endettées, mais encore capables de prendre quelques jours de vacances, de l’optimisme. Il y a huit ans, le trumpiste était un Américain en colère, mais il avait de l’espoir ; c’est aujourd’hui un Américain amer qui veut sa revanche.

Sur scène, en attendant son père, Éric Trump comparait les aides record accordées à Kiev à celles accordées aux gens en souffrance dans son pays : « Nous avons donné des centaines de milliards de dollars à l’Ukraine pour que de magnifiques jeunes hommes puissent s’entretuer dans des tranchées. On donne cent milliards de dollars au Pakistan […] Et Kamala Harris offre 750 dollars aux Américains qui ont perdu leur maison dans des coulées de boue ? Ce n’est plus l’Amérique, d’abord ; c’est l’Amérique en dernier ! »

Cincinnati (c) Alexandre Mendel

Les sommes attribuées (il s’agit en fait, se défend le camp démocrate, d’une aide partielle, et de départ) aux familles affectées par l’ouragan Helene, au sud des États-Unis, par l’Agence fédérale de gestion des situations d’urgence ont, il est vrai, beaucoup choqué les Américains qui ne comprennent plus pourquoi leur pays aide des terres lointaines et sans intérêt immédiat pour eux (qui se soucie de l’Ukraine, au fin fond de la Géorgie rurale ?) et qui laisse les personnes âgées travailler à Walmart pour emballer les courses afin de payer la chimiothérapie d’un enfant mal assuré… Ce ne sont pas des situations exceptionnelles. Elles le sont peut-être dans les avenues chics de Manhattan, chez les bobos de Duboce Triangle, quartier branché de San Francisco (qui votera sans doute à 98% pour Harris), elles sont monnaies courantes dans le Kentucky ou en Virginie-Occidentale, ces deux États, blancs et chrétiens, toujours en tête, hélas, dans les statistiques de personnes se déclarant en dépression nerveuse ou ayant vécu récemment un épisode dépressif (une personne sur cinq dans ces Appalaches ravagées par le chômage et la drogue !).

Jamais dans l’histoire du pays, on ne s’était autant suicidé que l’année dernière.

Selon l’association Mental Health America, 23 % des adultes ont eu une pathologie mentale rien qu’en 2023, soit 60 millions de gens ! Jamais dans l’histoire du pays, on ne s’était autant suicidé que l’année dernière. C’est du Steinbeck au ralenti. Les slogans de Kamala Harris s’adressent aux grandes villes. Pas aux paysans, pas aux ouvriers, pas à la périphérie : pas à ceux qui votaient démocrate il y a encore vingt ou trente ans. « Ramener de la joie au pays », « La force par la joie » : voilà ce que disent les affiches et t-shirts des meetings de la candidate démocrate. On dirait des slogans nord-coréens, tellement ils sont creux et risibles.

(c) Alexandre Mendel

« Son rire épuise les gens jusque dans les Appalaches », me disait Allison, les yeux encore humides de ses sanglots contenus. Des banlieues éloignées de Cincinnati jusqu’à Louisville, de Charleston, en Virginie-Occidentale à Nashville dans le Tennessee… Où sont justement les pancartes (les yardsigns, ces panneaux qu’on met devant sa maison pour témoigner de son soutien à un candidat) Harris/Walz ? Nulle part. Les écriteaux Trump/Vance sont, eux, partout. Selon une étude de GOBankingRates, une publication à destination des banques du pays, et datant de 2024, la moitié des Américains ont moins de 500 dollars d’économie pour faire face aux dépenses urgentes, 60 % n’ont pas 1000 dollars de côté. Ceux-là ne veulent pas de la joie d’Harris. Ils veulent cet argent que le pays consacre à l’Ukraine. Désespéré, le sort du monde leur importe moins que celui de leur famille.

Selon une étude de GOBankingRates, une publication à destination des banques du pays, et datant de 2024, la moitié des Américains ont moins de 500 dollars d’économie pour faire face aux dépenses urgentes.

(c) Alexandre Mendel

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À propos de l’auteur
Alexandre Mendel

Alexandre Mendel

Spécialiste des États-Unis, qu'il ne cesse de parcourir dans ses États urbains et ruraux, Alexandre Mendel est un observateur avisé de la vie politique et sociale de l'Amérique. Il a notamment publié Chez Trump. 245 jours et 28000 miles dans cette Amérique que les médias ignorent, (L'Artilleur, 2020).

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